IL EST ESSENTIEL DE DÉVELOPPER LES FORCES ARMÉES SOMALIENNES POUR DÉBARRASSER LE PAYS D’AL-SHEBAB — ET LE TEMPS PRESSE
PERSONNEL D’ADF
C’est une belle journée en ce mois de ramadan à Beledweyne au centre de la Somalie, la ville bourdonne d’activité. Les pastèques, empilées sur les stands du marché, sont prêtes à être chargées sur des camions et expédiées dans tout le pays. Des garçons conduisent leurs troupeaux de chèvres dans la rue et des femmes aux écharpes bariolées se déplacent en petits groupes.
Au milieu de tout cela, un fusil à l’épaule et coiffé d’un béret rouge, se trouve le brigadier Ahmed Farah Abdulle, membre des forces armées somalienne (SNA). Il figurait déjà dans un documentaire des Nations unies alors qu’il n’avait que 25 ans. Il commande trois unités dans la région et se déplace aisément parmi les commerçants lors de sa ronde en posant la même question : « xalada ka waran » soit « Comment allez-vous ? »
« S’ils ont des problèmes, nous prenons leur plainte en charge », déclare-t-il. « Tout ce qui est bon pour eux est bon pour nous. »
En observant cette scène paisible, il est difficile de croire que la ville était contrôlée par al-Shebab seulement trois ans auparavant. La peur y régnait et les personnes soupçonnées de déloyauté été exécutées sur la place centrale, y compris deux adolescentes. Les soldats des SNA sont déterminés à tourner la page sur ce point noir de l’histoire.
« Je veux aider tous les Somaliens qui ont besoin d’assistance », déclare M. Abdulle. « J’ai commencé comme soldat du gouvernement, puis à force d’avancer, on finit par monter en grade. J’ai donc atteint un grade élevé. A l’avenir, je veux voir l’unité avec un gouvernement qui fonctionne pour tous les Somaliens. »
Le pouvoir somalien sait que l’avenir du pays dépend de sa capacité à former plus de membres des SNA comme Abdulle afin de reproduire des scènes comme celle-ci à travers le pays. Cela comprend la sécurisation de certaines localités particulièrement dangereuses au sud-ouest du pays, où al-Shebab reste au pouvoir.
Le temps presse, car le gouvernement de l’Ouganda a annoncé le retrait de son contingent militaire, le plus important de la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), au plus tard en décembre 2017, résultat de la frustration ressentie face à la lenteur des progrès enregistrés par les SNA. De même, l’Union africaine prévoit de retirer progressivement tous ses soldats à partir de 2018 et de mettre fin à sa mission en 2020. Les somaliens seront alors seuls responsables de leur sécurité nationale.
« L’AMISOM ne restera pas éternellement dans ce pays », déclare à ADF l’ancien ministre somalien de la Défense Abdulhakim Mohamoud Haji-Faqi. « Tôt ou tard, peut-être d’ici à deux ans s’il existe un réel engagement avec un soutien logistique concret de la part de la communauté internationale pour les SNA, l’AMISOM sera libre de quitter le pays et les SNA seront capables de prendre la relève. »
UNE HISTOIRE TOURMENTÉE
La dernière véritable ébauche d’armée nationale en Somalie remonte à 1978, ou même auparavant. Pendant une grande partie des 22 années de dictature de Siad Barre, l’armée est fragmentée selon les divisions des clans et accablée par la corruption. Dès 1991, l’armée est dissoute et la nation divisée, au mains des chefs de guerre et des milices qui se disputent le contrôle régional.
À la suite de plusieurs efforts infructueux pour établir une force armée nationale, le Gouvernement fédéral de transition (GFT) de Somalie signe l’accord de Djibouti en 2008 avec une faction rivale dans le but de créer la force militaire actuelle. À la fin 2009, le GFT avait recruté et validé 2.904 soldats pour faire partie de cette nouvelle force de sécurité nationale. La mission de formation de l’Union européenne pour la Somalie débute donc en 2010 avec 400 recrues en formation en Ouganda. Cette mission est toujours en cours aujourd’hui, bien que les formations aient maintenant lieu à Mogadiscio.
Depuis lors, quelques indicateurs attestent de l’évolution favorable de cette mission. Pendant l’été 2011, les forces somaliennes luttent aux côtés de l’AMISOM dans la bataille de Mogadiscio pour reprendre la capitale, y compris le marché principal, des mains d’al-Shebab. En 2012, les SNA créent six brigades stationnées près de Mogadiscio, dont deux sont formées par la mission de formation de l’Union européenne. La même année, l’opération Sledge Hammer rassemble les SNA et les forces de l’AMISOM pour repousser al-Shebab de la ville portuaire de Kismaayo, sa base stratégique la plus importante. En mars 2014, la coalition lance l’opération Eagle qui conduit à la libération de 11 districts contrôlés par al-Shebab, puis l’opération Indian Ocean en août pour repousser al-Shebab du reste de ses places fortes côtières, y compris le port de Brava.
« Aujourd’hui, l’ennemi c’est al-Shebab, et d’ailleurs ce n’est pas seulement l’ennemi de la Somalie. Il s’agit d’un problème régional, d’un problème mondial », déclare M. Haji-Faqi. « Pour faire face à ce problème, la Somalie doit créer une force armée unifiée, compétente et responsable. »
Dans le cadre du concept des opérations de l’AMISOM, 10.900 soldats des SNA coopèrent avec les forces de l’UA. Mais des doutes persistent sur la préparation des SNA à contrôler toutes seules un territoire, et l’AMISOM est parfois forcée de dépendre des milices des clans, lesquelles ont souvent de meilleures ressources et bénéficient de la confiance des communautés locales. Le manque de discipline et la corruption au sein des SNA ont entravé cette confiance. De nombreux récits font état de membres des SNA qui vendent leurs uniformes aux insurgés, qui abandonnent leurs positions et qui vont même jusqu’à collaborer avec al-Shebab.
Les commandants de l’AMISOM conviennent que la réussite de la mission dépend d’un réel effort conjoint.
« L’AMISOM n’est pas en mesure de tenir une ville et de poursuivre al-Shebab en même temps. … Nous ne pouvons libérer ce pays qu’avec l’aide des SNA », déclare un officier de haut rang de l’AMISOM au Journal RUSI. « Pour ce faire, nous devons mieux nous efforcer de développer … [leurs] capacités. »
M. Haji-Faqi déclare néamoins que le mauvais moral des troupes des SNA constitue un frein au progrès, car selon lui, si celles-ci luttent aux côtés de l’AMISOM, elles n’ont accès qu’à des équipements inférieurs et reçoivent un salaire égal au dixième de celui des forces de l’AMISOM. « Les membres des SNA sont très courageux, ils acceptent de mourir pour leur pays et d’agir dans des circonstances très difficiles », déclare M. Haji-Faqi. « Ils sont non seulement aux côtés des soldats de l’AMISOM, ils avancent devant ces derniers. Mais ils manquent d’équipement approprié, de protection suffisante pour eux-mêmes, de soins médicaux à la hauteur. »
LA FORMATION/L’ÉQUIPEMENT
Le pouvoir somalien a donc déterminé qu’il est nécessaire de créer une armée de 28.000 soldats professionnels, et une force de police de 12.000 membres.
Depuis des années, plusieurs acteurs externes ont participé à la formation des SNA. On compte parmi eux l’Union européenne, la Turquie, les Émirats arabes unis, les États-Unis et une entreprise de sécurité privée, Bancroft Global. Bien que cette aide soit précieuse, le manque de cohérence constitue une difficulté.
En juin 2016, la Somalie ouvre le centre de formation Jazeera à Mogadiscio, muni de salles de classe et de paysages urbains simulés où les soldats peuvent être testés dans divers scénarios de guerre urbaine et asymétrique.
« Le nombre de soldats n’est pas important. Ce qui est réellement important, c’est le fait qu’ils soient des soldats bien disciplinés et professionnels auxquels les gens font confiance pour leur sécurité », déclare M. Haji-Faqi. « Les gens devraient accourir vers eux au lieu de fuir à leur approche. »
Fonder une armée à partir de rien est un processus extrêmement ardu. Selon une étude de 2016 menée en collaboration par l’expert somalien Abdirashid Hashi et Paul Williams de l’université George Washington, les besoins les plus pressants en matériel concernaient les véhicules blindés, les armes lourdes et l’équipement de communication. Elle met également en évidence des besoins en installations médicales et en ambulances, ainsi qu’en casernes plus confortables pour les soldats. Citant une estimation du gouvernement, les auteurs ont déclaré qu’il faudrait 85 millions de dollars simplement pour que les SNA puissent rattraper leur retard en équipement et en installations par rapport à ceux de l’AMISOM aux côtés desquels ils se battent.
La Somalie est toujours assujettie à un embargo partiel d’armes déclaré par l’ONU, qui interdit l’importation d’armes lourdes mais qui permet d’importer des armes légères pour les forces de sécurité.
UNE FORCE UNIFIÉE
Pour qu’elles constituent une armée nationale véritable, les SNA doivent être à l’image du pays qu’elles servent. En mars 2015, le gouvernement fédéral de la Somalie approuve un plan pour reconstruire les SNA, dénommé Plan Guulwade (victoire). Ce plan tient compte du fait que la population ne considère pas encore l’armée comme une force nationale. Des questions de préjugé persistent au niveau des clans.
« Le problème principal de la Somalie est le manque de confiance », déclare Stig Hansen, associé du centre Belfer à l’université Harvard et auteur du livre « Al-Shebab en Somalie ». « Il faut s’assurer que l’armée soit constituée de généraux et de soldats représentant tous les clans de la Somalie, pas seulement deux ou trois clans. Sinon, elle sera considérée comme une armée d’occupation dans beaucoup de ces états régionaux. »
Pour répondre à ce défi, le gouvernement a créé une commission nationale pour l’intégration des forces armées nationales somaliennes et une académie militaire où les cadets seront sélectionnés parmi tous les clans. En outre, la compagnie d’infanterie d’élite connue sous le nom de Danab (éclair) est prometteuse : elle n’accepte que des recrues sélectionnées en fonction du mérite et divers clans y sont largement représentés. Les unités de Danab ont d’ailleurs planifié et exécuté les raids qui ont supprimé certains des acteurs clés d’al-Shebab.
M. Haji-Faqi déclare que Danab, ainsi qu’une force de réaction rapide appelée Gaashaan (bouclier) formée par les États-Unis, sont de plus en plus respectés grâce à leurs interventions de lutte contre le terrorisme.
« Ils sont spécialement formés pour combattre et agir dans des circonstances difficiles », déclare-t-il. « Ils se rendent dans les zones des ennemis et les combattent. S’ils souhaitent les capturer ou les tuer, ils le font avec succès. Nous avons besoin de plus de soldats ayant suivi une formation spécialisée pour combattre al-Shebab et le terrorisme. »
M. Hansen pense aussi que les « Darawish » ou forces régionales de sécurité, constituées dans chacun des états somaliens, sont également prometteuses. Il indique qu’elles ont réussi à gagner la confiance des communautés qu’elles soutiennent et qu’elles remportent des victoires contre al-Shebab. « Les chefs régionaux ont souvent peu confiance dans le gouvernement et les forces armées nationales somaliennes, aussi je pense qu’il doit exister une composante régionale de la solution sécuritaire », déclare M. Hansen. « Et je pense que les Darawish seront très importantes pour la solution finale. Elles sont implantées localement et sont mieux motivées pour assurer une protection au niveau local. »
Des progrès similaires sont également à noter en ce qui concerne le paiement régulier des salaires des troupes. Un système de paie automatisé pour les forces armées, créé en septembre 2016, rend l’armée plus attrayante pour les jeunes Somaliens en quête d’opportunités professionnelles et réduit le recours à la corruption.
Le président somalien Hassan Sheikh Mohamud pense que des SNA intégrées et professionnelles constituent un élément clé de l’unification du pays.
« Vous êtes au service d’une nation déchirée par la guerre civile pendant plus de deux décennies, et vous êtes chargés de la tâche essentielle d’en assurer réunification », a-t-il déclaré à la commission pour l’intégration des forces armées. « Je demande aux citoyens de bien vouloir oublier les journées sombres de notre histoire et de se pardonner mutuellement. Les héros parmi nous ne sont pas ceux qui se penchent encore sur le passé ; les vrais héros sont ceux qui s’efforcent d’assurer que les erreurs et le chaos d’antan ne se reproduisent plus dans notre pays. »