Africa Defense Forum

La Profession des Armes

L’ÉDIFICATION D’UNE CULTURE MILITAIRE QUI FAÇONNE DES DIRIGEANTS ÉTHIQUES

À l’occasion d’un discours de remise de diplôme aux élèves de l’École de l’armée de l’air, Nosiviwe Mapisa-Nqakula, la ministre sud-africaine de la Défense, a rappelé aux jeunes diplômés qu’ils étaient sur le point d’entamer une carrière à nulle autre pareille. « Vous avez répondu à la forme la plus élevée de l’appel du devoir à laquelle tout citoyen puisse aspirer », a-t-elle déclaré en juin 2015. « Au moment où vous achevez vos études aujourd’hui, vous rejoignez un groupe de Sud-Africains qui, au lieu de choisir un emploi normal, ont fait le choix de servir pour défendre votre pays, son peuple et ses ressources ».

Elle a toutefois ajouté que la véritable nature d’un militaire professionnel ne peut être révélée que lorsqu’il est mis à l’épreuve, surmonte les difficultés quotidiennes et satisfait aux exigences éthiques du service. « Vous avez été imprégnés de ces valeurs d’honneur, de discipline et de patriotisme », a-t-elle déclaré aux diplômés. « Mais que signifieront véritablement ces valeurs pour vous lorsque vous retournerez dans votre environnement, sur le terrain ? »

Que signifie être un professionnel ? Ce n’est pas une question simple. Dans le civil, un professionnel est quelqu’un qui est formé dans un domaine et payé pour faire un travail spécifique. Un charpentier professionnel, par exemple, est différent de quelqu’un qui fait un peu de menuiserie chez lui.

En revanche, le terme « militaire professionnel » a une signification plus variée. Le professionnalisme commence avec la formation et l’expertise tactique, mais les soldats disent que cela va au-delà. Il exige également de la discipline et une aptitude à subir de dures épreuves sans craquer. Certains mettent l’accent sur un engagement en matière d’éthique, et d’autres font ressortir l’honneur, les capacités à diriger et un désir constant de s’améliorer. Ces attributs et bien d’autres font partie de ce riche ensemble de qualités qui font un soldat professionnel.

Il n’y a pas de formule simple pour modeler un militaire professionnel, mais en parcourant les publications portant sur la formation militaire et en observant à travers le monde quelques-unes des forces combattantes les plus globalement respectées, certains points communs se profilent.

Des officiers maliens venant de recevoir leur diplôme prennent part à une cérémonie à Koulikoro. REUTERS
Des officiers maliens venant de recevoir leur diplôme prennent part à une cérémonie à Koulikoro. REUTERS

UN PROCESSUS DE SÉLECTION SUPÉRIEUR
Dans leur essai intitulé « Military Leadership Development: A Model for the South African National Defence Force » (Développement des capacités de commandement : un modèle pour les Forces de défense nationale sud-africaines), Willem Erasmus et Frederik Uys, de l’Université Stellenbosch, font valoir que pour produire de grands leaders, leur pays doit commencer par mettre résolument l’accent sur la sélection des candidats à la fonction d’officier. Les chercheurs font remarquer que les candidats à l’Académie Royale Militaire de Sandhurst au Royaume-Uni passent au moins huit jours à subir une série de tests psychologiques, d’aptitudes et d’endurance pour décider s’ils vont être acceptés. Le Royaume-Uni a une organisation dédiée, le Conseil de sélection des officiers de l’armée, dont la mission essentielle est de trouver les candidats les mieux qualifiés à partir d’un large pool de candidatures. Comme les taux d’abandon ou d’expulsion sont faibles dans les écoles militaires, il est d’importance cruciale de mettre en place un processus de sélection efficace dès le début.

« Le processus vise à ne sélectionner que les candidats dont l’intellect satisfait aux normes exigées, et, plus important encore, dont le comportement et les aptitudes à la prise de décision résistent aux conditions de stress », expliquent ces chercheurs.

Des soldats participent à un défilé célébrant le 54e Jour de l’Indépendance de la Côte d’Ivoire en 2014. REUTERS
Des soldats participent à un défilé célébrant le 54e Jour de l’Indépendance de la Côte d’Ivoire en 2014. REUTERS

MENTORAT
Une partie du perfectionnement professionnel consiste à suivre l’exemple des autres. Dans le cadre d’une enquête portant sur des officiers américains de haut rang, réalisée par le Center for Creative Leadership, le tout premier facteur de perfectionnement était le fait d’avoir « des exemples à suivre positifs », mentionné par 37 pour cent des sondés.

Le U.S. Army Leadership Handbook (Guide du commandement dans l’armée américaine) insiste sur l’importance de forger des relations de mentorat. Ce guide explique qu’il n’est pas nécessaire que ce soit des relations de supérieur à subordonné, et que le mentorat se développe souvent entre homologues ou entre sous-officiers supérieurs et officiers subalternes. Le guide encourage les jeunes soldats à rechercher des mentors et à cultiver cette relation tout au long de leur carrière.

« Pour les soldats, la pratique consistant à rechercher des retours d’information dans le but de bien orienter leur perfectionnement, conjuguée à la recherche de mentors dévoués et bien informés, sera le socle permettant d’intégrer les concepts d’un apprentissage permanent, du développement personnel et de l’adaptabilité à la culture de l’armée », indique le guide.

FORMATION CONTINUE EN MATIÈRE D’ÉTHIQUE
La formation au professionnalisme et à l’éthique assurée en salle de classe trouve nécessairement ses limites. Les commandants d’unités ont estimé qu’il était important de reproduire le stress des scénarios du monde réel lorsqu’ils préparent les soldats à rencontrer des difficultés d’ordre éthique.

Dans son essai intitulé « L’étude de l’éthique militaire : de la théorie à la pratique », le général français Benoît Royal affirme qu’il ne doit pas exister un seul exercice de terrain sans qu’au moins un cas pratique éthique soit inséré dans l’exercice. « Il s’agit ainsi d’habituer les soldats à intégrer en permanence ces réflexions à l’exécution des actes tactiques de terrain, dans la difficulté, sous la pression du temps, de la météo et dans un vrai niveau de stress », explique-t-il. « Il faut faire comprendre que le comportement d’un soldat au combat doit être en permanence irrigué par l’esprit et les valeurs enseignées ».

Reconnaissant cela, les instructeurs de la Mission de formation de l’Union européenne au Mali en 2015 ont insisté sur la nécessité de reproduire les scénarios éthiques et humanitaires du monde réel lors de la formation des soldats maliens. Ceci comportait des simulations de postes de contrôle, des décisions de commandement sur la protection des écoles et des hôpitaux, ainsi que des exercices d’intervention en cas de violences à l’égard des femmes. Cette insistance était une réponse aux critiques selon lesquelles l’insuffisance de formation éthique au sein des Forces armées maliennes avait conduit à un effondrement de la discipline pendant la crise de 2012 au Mali.

La formation ne peut pas être achevée avec la remise des diplômes par une école militaire ou après une formation de base. Il est largement reconnu que les compétences se dégradent à la longue si elles ne sont pas renforcées et actualisées. Selon l’Institut de recherche de l’Armée américaine pour les sciences comportementales et sociales, les soldats perdent environ 60 pour cent de leur maîtrise des compétences après seulement 180 jours sans pratique ou formation renouvelée. « La formation militaire est un processus permanent qui inclut non seulement l’apprentissage ou l’acquisition des compétences initiales… mais aussi des répétitions et une pratique fréquentes », observe Abel Esterhuyse de l’Université Stellenbosch. « La vie quotidienne des soldats, aviateurs et marins est elle-même un processus de formation dans lequel ils accomplissent leurs tâches tout en poursuivant leur apprentissage pour améliorer leur performance ».

Des officiers saluent au cours d’un défilé commémorant le 150e anniversaire de l’Armée nigériane. REUTERS
Des officiers saluent au cours d’un défilé commémorant le 150e anniversaire de l’Armée nigériane.  REUTERS

PARTAGE DES CONNAISSANCES
Quel que soit le terrain, les professionnels ont la possibilité de faire bénéficier les autres de l’apport de leurs propres connaissances. Ceci peut être réalisé en organisant des sessions d’études pour les collègues, en écrivant des articles pour des revues professionnelles ou en enseignant dans une école d’état-major ou dans un autre établissement. Cette « boucle de rétroaction » est une manière pour les membres de l’encadrement de partager les meilleures pratiques apprises sur le terrain.

Le Nigeria, par exemple, s’est fixé comme priorité d’identifier les élèves exemplaires auxquels il est demandé de retourner à leur école de commandement ou d’état-major à titre d’instructeur ou de « personnel d’encadrement ». Les candidats sont évalués sur la base de leurs notes, caractère, charisme et force mentale et physique. Le général de division aérienne John Ifemeje, de l’armée de l’air nigériane, estime que ce processus rigoureux est la meilleure façon pour le système de se régénérer et de modeler de futurs leaders.

SURVEILLANCE
Pour garantir la responsabilisation, de nombreuses armées créent une fonction de surveillance exercée par un médiateur militaire. Cette personne, extérieure à la chaîne de commandement, est chargée d’enquêter sur des problèmes institutionnels ou individuels survenant au sein des forces armées et de proposer des solutions. Des civils ou des soldats peuvent déposer des plaintes auprès du médiateur sans crainte de représailles.

En 2012, l’Afrique du Sud a créé le bureau du médiateur pour les Forces de défense nationale sud-africaines (SANDF), lequel a traité 500 plaintes dans ses deux premières années de fonctionnement. « Mon bureau est un observateur critique indépendant et impartial demandant des comptes aux SANDF, d’une manière très semblable au rôle que jouent les médias auprès des gouvernements », explique le médiateur Temba Matanzima, un général de corps d’armée à la retraite. « C’est un tiers indépendant et impartial qui mène l’enquête d’une manière équitable et objective pour veiller à la responsabilisation et à la transparence des pouvoirs publics ».

Le colonel à la retraite Émile Ouedraogo, du Burkina Faso, un expert du professionnalisme militaire, observe que le meilleur type de surveillance est toujours celui d’un commandant d’unité envers ses troupes. Lorsque les commandants sont séparés par la distance ou ne supervisent pas étroitement leurs subordonnés, cela mène à un effondrement de la discipline. On appelle ce phénomène une « lacune dans la chaîne de commandement ».

« Une chaîne de commandement fonctionnelle est une condition préalable à toute institution militaire », explique le colonel Ouedraogo. « Elle reflète un bon exercice de l’autorité et une bonne discipline, et elle favorise la responsabilisation ».

PROMOTION BASÉE SUR LE MÉRITE
Au sein de certaines armées, les critères d’attribution des promotions font régulièrement l’objet de plaintes, du fait que celle-ci peut être fondée sur des liens du sang et sur des alliances personnelles plutôt que sur le mérite. Il y a de très nombreux exemples, mais Émile Ouedraogo observe que plusieurs armées africaines de premier plan comptent en leur sein de nombreux membres d’un seul groupe ethnique, ou d’une seule religion ou affiliation régionale.

« Les officiers placés sous une telle chaîne de commandement sont plus loyaux à l’égard du président que de la constitution », précise-t-il. « Cette pratique compromet les normes professionnelles des forces armées tout en les dressant les unes contre les autres en fonction de l’ethnicité ».

Toutefois, le problème ne se limite pas à un parti pris ethnique. Dans de nombreuses armées du monde entier, la promotion est fondée sur l’ancienneté plutôt que sur les accomplissements. Ceci élimine l’incitation à exceller et peut effectivement conduire certains officiers très performants à démissionner par frustration de ne pas être reconnus à leur juste valeur.

Les armées professionnelles ont tendance à préconiser des directives claires présentant les critères de promotion et les règles concernant les soldes, les plans de carrière et les affectations de ressources, selon Natasha Ezrow et Erica Frantz, auteurs de l’ouvrage Failed States and Institutional Decay (États en déroute et délitement des institutions). Ces normes contribuent à établir les liens de confiance entre les soldats eux-mêmes et entre les soldats et l’institution militaire.

DOCUMENTS ÉTHIQUES 
Les armées professionnelles s’appuient généralement sur un socle solide de théorie éthique consacrée par des documents préconisant aux soldats les meilleurs modes de comportement. À titre d’exemple, citons le Military Covenant (Engagement militaire) dans les Forces armées britanniques et le Innere Fuhrung (Auto-dirigé) en Allemagne. Pour les simples soldats, le général Royal estime qu’il est utile de disposer d’un code d’honneur facile à se rappeler et pouvant faire la synthèse de messages plus complexes. Par exemple, le « Soldier’s Creed » (Convictions du soldat) de l’Armée américaine ne comporte que 121 mots, mais il inclut des références au professionnalisme et à la loyauté à l’égard du pays et des compagnons d’armes. La répétition de telles convictions peut renforcer l’importance des valeurs fondamentales dans l’esprit d’un soldat.

« Cette approche consistant à inculquer des valeurs morales est souvent rituelle, mais aussi directement compréhensible au plus bas échelon, par des soldats qui, sur le terrain, sont confrontés à la complexité de l’action au combat », explique Benoît Royal. Les convictions permettent à une « organisation militaire de mettre en exergue ce qui est considéré comme une « vérité du terrain » essentielle ».

De nombreuses armées, y compris les SANDF, font obligation aux officiers de signer un code de conduite dans lequel ils font serment de rejeter la corruption, de demeurer loyaux envers leur pays et d’éviter résolument de faire de la politique.

UNE RÉMUNÉRATION ÉQUITABLE
Cela peut paraître évident, mais, pour les soldats, l’une des principales incitations à la corruption et au comportement non professionnel est l’insuffisance de la solde et son versement irrégulier. Les soldats qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins avec leur solde ou qui constatent que les hauts gradés s’enrichissent sont davantage susceptibles de recourir à des comportements non éthiques.

Dan Henk, un chercheur dans le domaine militaire, qui a étudié la Force de défense du Botswana (BDF), a noté que les pratiques de rémunération équitable en vigueur au sein de la BDF incitent peu les soldats à violer les règles. « Les membres du personnel de la BDF sont bien et régulièrement payés, ce qui assure aux officiers un niveau de vie de classe moyenne et un confort relatif dans les rangs subalternes », explique Dan Henk. « Les membres du personnel de la BDF peuvent prendre leur retraite après vingt ans de service en touchant une retraite raisonnable. La régularité et le caractère adéquat de la rémunération réduisent sensiblement l’incitation au trafic d’influence qui a sévi dans de nombreuses autres armées africaines ».

AUTORITÉ CIVILE
Une des caractéristiques d’une armée professionnelle est le refus de la politisation. En Afrique, la tradition de l’ingérence de l’armée dans la politique est établie de longue date et est préjudiciable. D’après Émile Ouedraogo, 65 pour cent des pays subsahariens ont vécu un coup d’État. Pire encore, une fois que le premier coup d’État se produit, il y a de plus fortes chances qu’il soit suivi par un deuxième voire un troisième coup d’État.

Non seulement les coups d’État compromettent la gouvernance et le processus démocratique dans ces pays, mais ils sont également dommageables à l’économie. Les pays connaissant des coups d’État militaires ont un taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) inférieur à celui des autres pays. Par exemple, la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Nigeria ont chacun vu leur PIB réel diminuer de 4,5 pour cent ou davantage à la suite de coups d’État.

« La gouvernance sous la direction de l’armée a de fortes chances d’être ruineuse pour l’économie d’un pays », observe Émile Ouedraogo. « L’instabilité dissuade les investisseurs et nuit au développement. Au contraire, les États non riches en ressources qui ont atteint les plus hauts niveaux de croissance durable sont presque uniformément ceux qui n’ont connu que peu de coups d’État voire aucun ».

Le politologue Samuel Huntington a écrit que le professionnalisme est le facteur principal empêchant l’armée d’intervenir dans la politique. Dans son ouvrage The Soldier and the State (Le soldat et l’État), il fait valoir qu’une armée fonctionnant bien doit être autorisée à développer une expertise exempte d’ingérences extérieures ou de considérations politiques. D’après lui, ceci entraînera une plus grande autonomie, une soumission plus nette au pouvoir civil et un professionnalisme affirmé.

Abel Esterhuyse estime qu’une force combattante professionnelle ne devrait jamais s’impliquer dans la politique, quelle que soit la tentation de le faire. « Les forces armées sont souvent considérées, et se considèrent elles-mêmes, comme étant au-dessus de la politique — apolitiques de nature — étant donné qu’elles sont le dépositaire de l’intérêt national », note-t-il. « Elles garantissent la sécurité et l’intégrité de l’État, pas celles du gouvernement du moment ».

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