Les sociétés criminelles secrètes de Chine gagnent des millions grâce au braconnage des ormeaux
PERSONNEL D’ADF
Un filet rempli d’ormeaux ne paie pas de mine. Les coquilles grises sont couvertes d’algues et lorsqu’on les ouvre, on découvre un escargot de mer et un intérieur irisé. Mais pour les trafiquants, les ormeaux valent leur pesant d’or. Entre 2006 et 2016, 96 millions de ces mollusques ont été volés des eaux de l’Afrique du Sud. Cette aubaine vaut près de 900 millions de dollars, selon le groupe de conservation TRAFFIC.
À Hong Kong, qui est leur destination principale, les ormeaux sont une gourmandise qui est appréciée pour sa saveur crémeuse. Les malfaiteurs qui dirigent cette opération font partie d’une ancienne organisation criminelle et obscure appelée triades.
Ces groupes travaillent avec les gangs de rue locaux. En échange des ormeaux, ils fournissent souvent aux membres des gangs les ingrédients pour fabriquer la méthamphétamine, appelée « tik » dans la rue. Résultats : la population d’ormeaux est décimée et la dépendance et la violence deviennent généralisées dans les rues des villes.
« En ce moment, le crime organisé gagne la guerre. Le braconnage des ormeaux est à son point le plus haut depuis 20 ans », selon un reportage de 2018 de Debora Patta, correspondante de CBS News. « Il est devenu très dangereux en Afrique du Sud, à tel point que l’on voit des gangs armés qui essaient vraiment d’attaquer les fourgons qui transportent des ormeaux pêchés légalement. »
À mesure que les triades chinoises font des percées dans toute l’Afrique, les ormeaux ne sont pas la seule marchandise qu’elles convoitent. Elles participent à l’abattage illégal, à la contrefaçon des produits, au trafic des stupéfiants, à la prostitution, au jeu et autres escroqueries.
« Ces criminels chinois ne sont pas des entrepreneurs du secteur privé qui cherchent à gagner de l’argent rapidement, bien que malhonnêtement », écrit Gary Busch dans un article sur la mafia chinoise. « Ils font partie de groupes criminels anciens et bien organisés qui ont une discipline interne féroce. »
UNE LONGUE HISTOIRE
Les triades remontent à la Chine du 17ème siècle, lorsque des organisations politiques clandestines s’étaient formées pour renverser la dynastie Qing. Les responsables coloniaux britanniques leur ont donné le nom de « triade » à cause du symbole du triangle cousu sur leurs drapeaux et leurs bannières. Ce symbole représente les trois éléments de l’univers : le ciel, la terre et l’homme.
Du fait de leur origine comme groupe politique clandestin, les triades ont développé des méthodes secrètes pour identifier leurs membres, des formes mystérieuses de communication et des cérémonies d’intronisation élaborées. Elles ont prospéré à Hong Kong mais elles n’avaient pas de structure hiérarchique stricte comme les autres groupes mafieux. Bien que dirigés par un chef appelé « tête de dragon », les fantassins recevaient un grade numérique et étaient autorisés à former leur propre mini-opération criminelle. Les bénéfices obtenus ne circulaient pas de façon ordonnée ; ils étaient partagés selon les besoins et parfois remis sous forme de cadeaux, écrit Peter Gastrow pour l’Institut pour les études de sécurité.
Au début du 20ème siècle, les ambitions politiques des triades avaient disparu depuis longtemps. Au cours des dernières décennies, les groupes se sont principalement engagés dans le trafic des stupéfiants et des marchandises. Lorsque Hong Kong fut réintégré à la Chine, les responsables estimaient qu’il existait environ 50 triades actives avec des effectifs d’environ 80.000 membres.
Les triades modernes sont un peu mieux organisées que leurs anciens prédécesseurs. Elles sont dirigées par un « président » ou « tête de dragon » qui contrôle des lieutenants dont les responsabilités comprennent la comptabilité, l’intronisation des membres et la coordination avec les autres groupes. Les fantassins sont appelés « 49 » et peuvent être appelés à transporter ou à stocker des biens illicites. Le grade le plus bas s’appelle les « lanternes bleues » ; ce sont en général de jeunes hommes qui souhaitent rejoindre la triade. On leur demande d’effectuer les opérations criminelles les plus dangereuses.
« Un code de conduite strict basé sur un serment de fidélité détaillé fournit la cohésion et la discipline nécessaires au sein du groupe, où que se trouvent les membres », écrit M. Gastrow.
LE CRIME À TRAVERS LE CONTINENT
Les groupes criminels chinois ont commencé à être actifs en Afrique du Sud dans les années soixante-dix, lorsqu’ils se sont engagés dans le trafic illégal des ailerons de requin. À partir des années quatre-vingt, ces groupes ont commencé à prendre les triades pour modèles et ont bifurqué leurs activités vers le jeu, la traite humaine, la vente des armes à feu et le trafic des stupéfiants.
Au début des années 2000, il existait quatre triades principales en Afrique du Sud. Chacune agissait indépendamment des autres et des chefs de Hong Kong, mais elles conservaient des liens étroits avec la hiérarchie générale. Les membres des triades visitaient typiquement l’Afrique du Sud, repéraient les lieux, puis retournaient en Chine pour obtenir de l’argent. À leur retour en Afrique du Sud, ils montaient un commerce légitime de couverture, par exemple une usine textile ou une boîte de nuit, et ils commençaient leurs opérations.
M. Gastrow déclare que la violence entre les groupes est rare, mais que les membres des triades sont cruels face à leurs concurrents et qu’ils commanditent des assassinats. Les membres des triades dépensent libéralement pour corrompre la police et les fonctionnaires de bas niveau, et pour protéger leurs opérations.
Ce n’est pas seulement en Afrique du Sud que la mafia chinoise s’est établie. On a signalé que des criminels associés aux triades étaient actifs au Kenya, en Tanzanie, en Zambie et au Zimbabwe.
En Namibie, un caïd chinois réputé avoir des liens avec les triades supervise un empire d’abattage illégal qui récolte le bois des forêts d’Angola, de la République démocratique du Congo et de la Zambie. Il a été arrêté huit fois pour des crimes liés à la faune sauvage mais il n’a jamais été poursuivi.
Dans d’autres régions du continent, les triades chinoises ont commencé à exporter illégalement les peaux d’âne afin de satisfaire à une demande croissante en Asie, où ces peaux sont utilisées en médecine traditionnelle. « Du Nigeria à l’Afrique du Sud, les syndicats s’engagent dans les raids des exploitations agricoles et dans la contrebande des peaux d’âne pour des intermédiaires chinois », selon un reportage de Foreign Policy.
UN IMPACT CORROSIF
Dans certaines régions d’Afrique du Sud, l’impact du crime organisé est évident. Tôt le matin, on peut voir les braconniers affluer sur les plages du Cap-Occidental. Depuis Cape Agulhas jusqu’à Cape Columbine, le secteur est divisé et contrôlé par un gang basé en milieu carcéral et appelé « Numbers ».
« Certains jours, les ormeaux, les homards, les bigorneaux, tout ce qui provient de la mer leur appartient », écrit John Grobler, journaliste sud-africain, dans le journal en ligne Vrye Weekblad. Ils « descendent en plein jour et en nombre sur les plages rocailleuses pour s’emparer de tous les ormeaux qu’ils peuvent trouver, sans que la police ne lève le petit doigt. »
Mais les vrais bénéficiaires sont les exportateurs chinois qui contrôlent le commerce. 90 % des exportations d’ormeaux sont à destination de Hong Kong. Puisque les exportateurs chinois paient souvent sous forme de stupéfiants, les taux de toxicomanie ont monté en flèche. L’Afrique du Sud a désormais le taux le plus élevé de consommation de méthamphétamine de tous les pays du monde. Les groupes criminels chinois ont aussi corrompu les responsables locaux des forces de police en leur offrant des pots-de-vin, selon M. Grobler.
« Cette culture de la peur a intégré le crime organisé au cœur même de la communauté locale, et tout le monde dépend du trafic d’une façon ou d’une autre : depuis les vigies et les propriétaires de stations-service qui leur vendent de l’essence jusqu’à la grand-mère qui entrepose la prise de la nuit dans un congélateur dissimulé », écrit M. Grobler.
Ces activités ont aussi de nombreux perdants. Au Cap-Occidental, les pêcheurs artisanaux ont découvert qu’il était impossible de faire concurrence aux braconniers. Certaines estimations indiquent que le commerce illégal est 10 fois plus vaste que le commerce légal. Les pêcheurs constatent que les stocks de vie marine diminuent et que leur propre subsistance est en danger. La perte des ormeaux bouleverse aussi l’équilibre écologique des eaux côtières car ces mollusques mangent les algues et nettoient l’eau.
Sur la terre, les communautés de pêche jadis tranquilles sont devenues des champs de bataille pour les guerres entre gangs.
« Les seuls vrais gagnants sont les gangs chinois obscurs qui sont réputés se trouver au centre de l’échange entre les drogues et les ormeaux depuis le début des années quatre-vingt-dix », écrit M. Grobler.
L’IMPACT DU CRIME ORGANISÉ
Le crime organisé ronge la société de plusieurs façons
IL DÉTOURNE LES REVENUS FISCAUX :
Lorsque les ressources sont sujettes à un trafic illégal, l’état, et par extension le peuple, sont privés du bénéfice des ventes de produit.
IL CORROMPT L’ÉTAT :
Les criminels organisés paient des pots-de-vin pour éviter la détection et les poursuites. Ces paiements illégaux réduisent l’efficacité des forces de l’ordre et encouragent les responsables à demander des pots-de-vin aux entreprises légitimes.
IL SAPE LA CONFIANCE DANS L’ÉTAT :
Lorsque les trafiquants agissent avec impunité, les citoyens perdent confiance dans les forces de l’ordre et deviennent plus enclins à participer à l’économie illégale.
IL PROVOQUE UNE VIOLENCE SUPPLÉMENTAIRE :
Le trafic des ressources naturelles conduit à des guerres territoriales et des assassinats. Il est généralement lié au trafic des stupéfiants. Dans le cas du trafic des ormeaux, les braconniers paient souvent sous forme de drogues, ce qui fait augmenter les niveaux de toxicomanie.
96 millions d’ormeaux perdus par braconnage entre 2000 et 2016
43 % des récoltes illégales exportées par les nations de l’Afrique subsaharienne
90 % des exportations à destination de Hong Kong
Source : TRAFFIC