Bintou Keita, sous-secrétaire générale des Nations unies pour l’Afrique, évoque les avantages et les défis liés à l’augmentation des effectifs féminins dans les missions de maintien de la paix
PHOTOS FOURNIES PAR LES NATIONS UNIES
Bintou Keita, originaire de Guinée, a rejoint les Nations unies en 1989. Elle est aujourd’hui sous-secrétaire générale pour l’Afrique. Elle a occupé différents postes, notamment celui de représentante spéciale adjointe auprès de l’Opération hybride Union africaine-Nations unies au Darfour (MINUAD), et celui de chef de cabinet et directrice des opérations auprès de la Mission des Nations unies pour l’action d’urgence contre l’Ebola. Cette interview a été modifiée pour l’adapter à ce format.
ADF : Pourriez-vous parler un peu de vous-même pour le bénéfice de nos lecteurs ? Est-ce que certains de vos antécédents personnels ou professionnels vous ont inspirée à orienter votre carrière vers les questions de paix et de sécurité ?
Mme KEITA : Mon père était un militaire. À l’époque, il y avait des problèmes entre la Guinée et la France. Pendant mon enfance, on me racontait donc beaucoup d’histoires sur les interventions militaires dans d’autres pays : elles peuvent être un atout précieux mais, parfois, elles peuvent aussi être difficiles. Mon père voulait que je fasse carrière dans l’armée, mais j’ai refusé. Je lui ai dit : « Non, je ne peux pas voyager dans le monde entier ». Mais après toutes ces années, mon père n’est plus de ce monde, et voilà que je participe à des opérations de maintien de la paix et que je voyage dans le monde entier.
ADF : Vous vous êtes donnée pour priorité de recruter davantage de femmes pour les missions de maintien de la paix de l’ONU. Toutefois, les femmes constituent toujours 5 % seulement du personnel en uniforme. Pourquoi est-ce important selon vous d’accroître ces effectifs ?
Mme KEITA : J’ai constaté personnellement que cela fait toute la différence dans les opérations. Je me souviens d’une nuit de janvier 2016 lorsque j’étais au Darfour ; l’une des bases de notre équipe à Sortoni (Darfour du Nord) avait accueilli plus de 21.000 déplacés internes (IDP). Et nous n’avions que 275 gardiens de la paix du contingent éthiopien. À l’époque, aucune femme n’était disponible pour interfacer avec les IDP. Nos gardiens de la paix ont donc fait de leur mieux pour porter assistance. Un certain nombre de femmes avaient accouché en chemin et leurs circonstances étaient très difficiles. Elles n’avaient pas de vêtements pour leurs nouveau-nés. C’était donc un défi pour nos collègues masculins d’interfacer avec elles à ce moment-là. Un mois plus tard, j’étais de retour au même endroit et nous avions notre propre unité de police formée qui comportait un certain nombre de femmes du Malawi. Elles réussirent à créer un lien avec la plupart des femmes. L’une d’entre elles pouvait même parler dans la langue locale, ce qui a bien aidé les communications avec les femmes mais aussi avec les enfants. Donc pour moi, cela permet d’améliorer l’efficacité du travail que nous faisons.
ADF : Certains rapports signalent les succès enregistrés par les équipes féminines d’intervention dans la République démocratique du Congo. Est-ce selon vous un bon modèle pour les autres missions ? Êtes-vous encouragée par le succès de ces efforts pour la mission locale de l’ONU (la MONUSCO) ?
Mme KEITA : Nous sommes très encouragés par les équipes féminines d’intervention. Nous avons actuellement 10 équipes. En plus de la MONUSCO, nous envisageons d’intégrer à l’UNMISS (Mission des Nations unies au Soudan du Sud) une unité complète de femmes soldats provenant du Rwanda. Je ne veux pas dire que nous avons seulement besoin de femmes : nous avons besoin des deux sexes parce que la diversité valorise la façon dont la population locale comprend le travail des gardiens de la paix. En particulier lorsque les femmes peuvent voir des gens qui leur ressemblent. C’est un atout qui réduit les craintes et augmente le sentiment de sûreté et de sécurité.
ADF : Quelles sont les mesures concrètes que vous souhaitez prendre pour accroître le nombre de femmes affectées aux missions de maintien de la paix de l’ONU ?
Mme KEITA : Nous faisons face à deux défis. Lorsqu’un certain nombre de femmes font déjà partie des forces armées d’une nation, le défi consiste à ce qu’elles soient proposées pour participer aux opérations de maintien de la paix. Nous essayons aussi de déterminer comment nous pouvons accroître leur participation dans les rôles de prise de décision et de leadership. L’autre défi est lié au fait que, dans un certain nombre de pays, les femmes ne s’engagent pas dans les forces armées. Cela est dû à la perception de ce qu’est le maintien de la paix. Nous devons travailler avec les agences pour créer des programmes au sein des forces armées nationales, de façon à avoir des histoires spécifiques sur la contribution des femmes au maintien de la paix. Et nous devons démontrer les avantages de l’investissement et du retour sur l’investissement obtenu lorsque les communautés locales se sentent plus rassurées et se trouvent mieux protégées par l’engagement des deux sexes. Nous devons travailler sur ces deux points. Pour que les femmes s’engagent dans les forces armées nationales, il doit exister un environnement propice et la réalisation qu’elles ne seront pas simplement utilisées dans des rôles traditionnels tels que l’infirmerie, la logistique ou l’administration. Elles devraient aussi gravir les échelons et être proposées pour des postes tels que ceux de commandant de force, commandant de secteur, etc. Je suis très heureuse que nous ayons réussi à avoir deux commandants de force féminins et je pense que nous devrions en avoir davantage à l’avenir.
ADF : Quelle est selon vous l’importance de gagner « les cœurs et les esprits » des civils dans les zones d’opération de l’ONU ?
Mme KEITA : Je pense que cela est crucial, en particulier lors du lancement ou de la phase initiale de la mission. À mesure que la mission se développe au cours des années, je pense que nous devons transformer la façon dont le concept de gagner les cœurs et les esprits évolue. Pourquoi ? Parce qu’une mission de dix ans a des contacts avec la communauté locale qui ont évolué, comparé à une mission d’un an seulement. Elle a des antécédents. Pour moi, il est important de m’assurer que le personnel civil et militaire comprenne bien que la façon dont ils sont perçus par la population locale est cruciale. Ceci est réalisé grâce à certains types d’activité ou grâce à des investissements dans les besoins de la communauté, en particulier lorsque les résultats peuvent être maintenus. Si vous construisez une clinique de soins de santé ou vous forez des puits pour l’approvisionnement en eau, le gouvernement local ou le gouvernement central peut les prendre en charge après un certain temps. Les écoles aussi, car un grand nombre de nos projets à impact rapide concernent l’infrastructure et la formation professionnelle. Ces projets offrent l’opportunité de créer des liens entre les communautés qui, sinon, pourraient ne pas se rencontrer ou interagir.
ADF : Le passé récent indique que les actes d’indiscipline ou le mauvais comportement de quelques gardiens de la paix peuvent nuire à l’image de toute une mission. L’ONU exige une formation spécialisée concernant notamment la prévention de l’exploitation sexuelle et la protection des mineurs, mais quel est le type le plus efficace de formation qui permettra d’empêcher l’inconduite ? Comment cela a-t-il changé au cours des dernières années ?
Mme KEITA : L’aspect le plus important concerne la formation avant déploiement, laquelle a été évidemment renforcée par notre service de formation intégrée, en association avec nos collègues des forces armées et de la division policière. Ceci est accompli en conjonction avec les pays contributeurs de soldats (TCC). Même après la formation avant déploiement, une formation est fournie pendant la mission. Elle est importante car elle rappelle sur une base quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle que l’exploitation et l’abus sexuels sont sujets à une tolérance zéro. Ceci est crucial pour assurer notre crédibilité et notre position morale face à la population. Je crois aussi à une chaîne de commandement robuste en ce qui concerne la discipline, pour assurer que les soldats ont accès à un commandant qui impose vraiment la discipline et tient les soldats et les policiers responsables de leurs actes. Tout cela est crucial pour signaler que toute tolérance est toujours inacceptable, même en présence d’un seul cas. Depuis le passage de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies 2272, je constate de plus en plus d’efforts entrepris ici au niveau du quartier général ; en ce qui concerne les TCC, il existe aussi un fonds commun pour adresser les conséquences de l’exploitation sexuelle des jeunes. J’espère que, à l’avenir, les sanctions adoptées par les pays individuels auront un effet dissuasif. Nous avons toute la formation, nous avons la discipline et maintenant nous avons aussi le niveau de sanction approprié.
ADF : Quelle est l’importance des questions liées à la sensibilité culturelle et aux connaissances culturelles pour les gardiens de la paix ?
Mme KEITA : Je pense que chaque déploiement possède des circonstances très spécifiques. Pendant la formation, j’ai assisté à des répétitions concernant les scénarios de « protection des civils ». Pendant ces répétitions, j’ai vu certains gestes ou certains comportements et je me suis dit : « Bon, si nous étions dans un certain pays, j’éviterais cela parce que la population le considérerait comme offensif ou agressif ». Je crois donc qu’il est important d’organiser des répétitions et une formation et de les lier à la sensibilité culturelle. Il est aussi crucial d’organiser des briefings appropriés sur la culture des pays afin de mieux la faire connaître et de rappeler à tous que dans certaines circonstances notre comportement est instinctif et n’est pas toujours compatible avec ce que l’on attend de nous.
ADF : Pouvez-vous fournir un exemple de quelque chose qui pourrait être mal interprété ?
Mme KEITA : L’une des choses qui me viennent à l’esprit est la confiance en soi. Lorsque nous engageons des négociations d’un point de vue occidental, nous sommes toujours très directs. Mais dans la plupart des cultures du continent, il faut être patient. Il faut donner aux gens le temps suffisant pour qu’ils assimilent et comprennent le fait que vous êtes réellement engagé. C’est une conversation, et vous n’êtes pas là pour leur imposer quoi que ce soit. Elle se transforme en discussion concernant un partenariat entre égaux, et non pas à partir d’un point de vue condescendant selon lequel nous savons tout et ils sont les « bénéficiaires ». Pour moi, ce n’est pas seulement le maintien de la paix, c’est quelque chose de plus vaste. Nous devons questionner notre approche au dialogue, à la conversation. Même si nous savons qu’il y a un objectif à atteindre, la façon d’y parvenir est l’élément déclencheur en termes de sensibilité culturelle.
ADF : Un grand nombre de pays africains ont une vaste expérience du maintien de la paix. Mais beaucoup de pays ont des difficultés pour fournir accès à la formation. Qu’est-ce qui doit être fait, au niveau des pays contributeurs de soldats, et notamment sur le continent africain, pour améliorer les capacités nationales de formation des forces de maintien de la paix ?
Mme KEITA : Je pense que l’Union africaine fait beaucoup pour essayer de montrer la voie, afin que les différents TCC du continent emboîtent le pas. Je sais que divers centres de formation ont été créés. Il y a des centres au Caire, à Addis-Abeba (Éthiopie), à Accra (Ghana) et au Mali. Dans l’ensemble, je pense donc que nous sommes sur la bonne voie pour nous assurer d’avoir une méthode systématique pour préparer les troupes. Je dirais une chose de plus : nous devons aller au-delà des méthodes traditionnelles de préparation des soldats lorsque nous parlons de menaces asymétriques, de terrorisme et d’extrémisme violent. Cela fait partie du nouvel ADN de notre époque et je ne pense pas que la méthode de préparation traditionnelle des soldats est suffisante. En ce qui concerne le nouvel équipement, les nouvelles technologies et la façon de recueillir des renseignements dans l’ère des réseaux sociaux, je pense que nous avons du travail à faire.