LES INTERVENTIONS MULTILATÉRALES OFFRENT DES PROMESSES ET DES DÉFIS GIGANTESQUES
PERSONNEL D’ADF
Début 2017, la Gambie se précipitait vers une crise. Yahya Jammeh, le président de longue date, avait perdu les élections présidentielles mais refusait d’accepter les résultats et de quitter son poste. Son adversaire Adama Barrow, craignant pour sa vie, s’enfuit du pays, ce qui incita ses partisans à manifester dans la rue. Mais alors qu’un affrontement violent semblait imminent, une chose rare s’est produite : cinq pays de la communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) se sont unis et ont envoyé une force de 7.000 personnes à la frontière du pays.
M. Jammeh reçut un ultimatum : Va-t’en ou fait face aux conséquences. « La Gambie est encerclée sur la terre, en mer et dans les airs », déclare alors Marcel de Souza de la CEDEAO. « Si d’ici midi [M. Jammeh] n’accepte pas de quitter la Gambie, les soldats interviendront pour le déposer par la force. »
Cette démonstration de solidarité, accompagnée d’une pression diplomatique, persuade M. Jammeh de prendre l’avion pour l’exil en Guinée équatoriale. C’est un témoignage inhabituel de multilatéralisme musclé qui a évité une crise. Un rapport publié par l’Institut international de la paix pose la question : s’agit-il d’« Un nouveau modèle africain de coercition ? »
Dans tout le continent, les interventions militaires multilatérales et proactives sont préconisées. Au Lesotho, après l’assassinat d’un commandant des forces armées, sept pays de la Commission de développement d’Afrique australe ont déployé une force en attente pour assurer la stabilité. Dans le bassin du lac Tchad, cinq pays se sont réunis pour créer la Force multinationale mixte (MNJTF) sous l’égide de la Commission du bassin du lac Tchad pour vaincre Boko Haram. Et au Sahel, cinq pays ont créé la Force conjointe du G5 Sahel pour éradiquer les groupes terroristes qui y sont actifs.
Ces efforts représentent un souhait de ne pas répéter les échecs du passé, lorsque les crises perduraient et s’envenimaient, et les pays pouvaient imploser avant qu’une mission internationale ne soit approuvée.
« Je crois que cela est clair : le fait d’être proactif est un changement », déclare le général Prince Johnson III, Commandant des Forces armées du Liberia. « Nous n’en sommes pas encore là ; nous travaillons toujours sur les questions de capacité de déploiement aérien et de logistique, mais je peux voir un changement. Une nouvelle génération africaine assumant la responsabilité sur son continent. »
Comment les professionnels africains de la sécurité peuvent-ils assurer le succès de leur mission ? Les missions récentes offrent des leçons sur les facteurs qui peuvent faire la différence entre le succès ou le désastre pour une intervention multilatérale.
LE DÉFI DU COMMANDEMENT ET DU CONTRÔLE
Le commandement et contrôle (C2) n’est jamais chose facile. Il est défini comme la gestion militaire du personnel et des ressources, et a été appelé à la fois un art et une science. Le C2 est particulièrement complexe dans le domaine multilatéral. Une mission peut par exemple inclure des pays contributeurs de soldats (TCC), des organismes régionaux, des partenaires bilatéraux et des organisations non gouvernementales. Ils veulent tous être entendus.
Le major-général Sam Kavuma de la Force de défense du peuple ougandais a été pendant un an le commandant du Secteur 1 de la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). Le général Kavuma déclare que le commandement militaire a quatre étapes essentielles : planifier, donner les ordres, faciliter et exiger des résultats.
Le C2 n’est pas si simple dans un environnement multilatéral. Il déclare qu’il existe un « écart » ou une divergence entre le commandant de la force et les commandants des contingents. « Dans certaines de ces missions, l’écart est le suivant : vous découvrez qu’un commandant donne des ordres mais il ne les facilite pas parce qu’il ne dispose pas de moyens pour faciliter, déclare le général Kavuma. Nous découvrons que les contingents comptent entièrement sur leur propre pays pour obtenir un soutien. »
Le général Kavuma cite l’exemple d’un commandant de force originaire d’un pays, qui décrivait un plan de campagne. Le commandant du contingent provenant d’un autre pays répondit : « Bon, maintenant donnez-moi l’équipement dont j’ai besoin pour exécuter le plan. » Si le commandant de la force ne peut pas le faire, à quoi serviront ses ordres ? « Cela cause une certaine friction », déclare le général Kavuma.
Une partie de la difficulté provient du fait que certaines missions dirigées par les pays africains comptent sur la fourniture d’un soutien logistique, tel que la nourriture et le carburant, par les Nations unies ou d’autres partenaires. Le commandant de la force ne contrôle pas complètement ces partenaires, et cela érode son autorité. « Il est imprudent de séparer le contrôle des fonctions logistiques et le commandant opérationnel », déclare le général Kavuma.
Le C2 affronte un autre défi dans un environnement multilatéral : même lorsque les pays sont sujets à un commandement unifié, ils doivent souvent appeler leur pays d’origine pour obtenir leur approbation avant de participer à certains aspects d’une mission. Parfois, les pays engagent des troupes terrestres pour une mission mais conservent leurs forces aériennes ou navales sous un contrôle national.
En tant que commandant de la MNJTF, le major-général Lucky Irabor du Nigeria a travaillé dur pour surmonter les défis du C2. Il déclare que chaque plan opérationnel qu’il conçoit est ratifié par les chefs d’état-major de la défense des pays qui contribuent des soldats. Bien qu’ils fournissent des opinions, il n’a jamais vu de pays qui refusait de participer.
La MNJTF est renforcée par le fait que les pays participants font tous face aux mêmes menaces terroristes sur leur sol et qu’ils sont déterminés à les combattre. « Les pays de la Commission du bassin du lac Tchad se font confiance, déclare-t-il. Il existe une réalisation politique commune de ce que sont les enjeux et ce que nous pouvons obtenir en agissant ensemble. »
Le général Irabor loue aussi le fait que tous les pays aient accepté des règles d’engagement robustes, un concept général des opérations et une procédure opératoire standard qui régissent les actions de la MNJTF. Il déclare que les défis principaux du C2 pour les pays de la MNJTF ont été l’interopérabilité et la barrière de la langue.
Le général Irabor espère que la MNJTF pourra servir de modèle pour surmonter les problèmes du C2 concernant le multilatéralisme. « Notre monde reste un monde d’interdépendance et je crois que, dans un avenir prévisible, il va le rester, déclare-t-il. Nous devons faire tout notre possible pour améliorer la capacité des forces africaines pour affronter les défis. Ce n’est pas un choix, c’est impératif. »
LE TALON D’ACHILLE DE LA LOGISTIQUE
Le déploiement aérien stratégique est un obstacle qui empêche certaines missions multilatérales de décoller. Par exemple, l’effort de 2012 dirigé par les pays de l’Afrique occidentale pour intervenir dans la crise du Mali a été retardé en partie par un manque de capacité de transport aérien. Les pays désireux d’envoyer des soldats au Mali n’ont pas pu les transporter vers le front.
Souvent, les opérations de soutien de la paix dirigées par les pays africains ont compté sur des partenaires étrangers ou des entrepreneurs pour transporter les soldats et l’équipement.
« Le transport aérien stratégique et la logistique sont le talon d’Achille », déclare le Dr Monde Muyangwa, directeur, Africa Program, Wilson Center. « Il faut faire plus en Afrique pour résoudre cela, pour surmonter cela… vous ne pouvez pas avoir de commandement et de contrôle si vous ne maîtrisez pas le côté logistique. »
L’Union africaine a un plan pour améliorer la situation. Comme le décrit son plan d’action de Maputo, l’UA établit un Centre de coordination des déplacements continentaux qui assurerait le partage de la capacité de transport aérien parmi les états membres et le remboursement aux états fournissant ce service. L’UA a conduit des évaluations du transport aérien stratégique dans diverses communautés économiques régionales et a identifié des lacunes qui devront être comblées d’ici à 2020.
L’UA s’efforce aussi d’améliorer sa capacité logistique. Elle a ouvert une base logistique continentale à Douala au Cameroun et prévoit de l’équiper de matériel donné d’une valeur de 100 millions de dollars. Une grande partie de cet équipement sera placée dans des bases logistiques régionales dans l’ensemble du continent pour fournir des « kits de démarrage » qui peuvent être déployés rapidement en cas d’urgence. L’UA projette d’organiser un exercice de logistique en 2018.
En résumant ces efforts, le général de brigade Robert Kabage (à la retraite), officier principal de surveillance et d’évaluation de l’UA, reconnaît que les interventions précédentes de l’UA avaient été sujettes à des insuffisances concernant la logistique et le transport aérien stratégique. Les interventions doivent être à l’avenir proactives et il doit exister un désir d’établir des partenariats avec tous les pays et les organismes qui ont la capacité de porter assistance. La complexité des crises auxquelles le continent fait face exige cette ouverture, déclare-t-il.
« La réponse aux situations violentes du continent reste sérieusement entravée par une capacité de transport stratégique limitée au niveau de l’air, de la mer et de la terre, déclare-t-il. L’Union africaine peut offrir seulement un avantage comparatif et son pouvoir est limité. D’autres partenaires doivent s’y joindre. »
NOUVELLES ALLIANCES, MOTIVATIONS DIFFÉRENTES
Les crises peuvent unir les pays, et parfois guérir les vieilles blessures. De nouvelles coalitions, qui s’étaient récemment formées par nécessité, ont répondu plus rapidement et plus efficacement que l’ancien modèle de maintien de la paix des missions de l’ONU ou les forces d’attente préétablies.
Le chercheur sud-africain Cedric de Coning a passé une grande partie de sa carrière à rechercher un modèle africain pour les opérations de paix. Il a décrit une nouvelle formule d’intervention qu’il appelle le modèle « juste à temps ». Son principe est le fait que chaque crise est différente et exige une coalition unique de pays pour l’affronter. Cette coalition devrait dépendre des pays qui ont un intérêt national pour intervenir et des pays qui ont les moyens de le faire.
Par exemple, si une crise se produit dans un pays d’Afrique orientale, une coalition peut se former pour inclure les pays limitrophes qui craignent l’instabilité de la région, les pays ayant des intérêts économiques dans le pays en question, et les pays qui ont des soldats bien entraînés et des aéronefs disponibles, qu’ils soient situés ou non dans la région.
En Gambie, la coalition était conduite par le Sénégal, pays voisin qui craignait que l’instabilité ne se propage dans la région. Dans le bassin du lac Tchad, les quatre TCC principaux ont tous été affectés par les attaques de Boko Haram, et ils sont donc déterminés à éliminer cette menace.
« À la base, nous parlons d’une coalition des pays volontaires qui ont vraiment un intérêt à résoudre ce conflit, parce que seuls ces pays seront désireux d’envoyer leurs soldats à la mort, en payant le prix fort pour eux-mêmes en terme de personnel et d’argent, déclare M. de Coning. C’est pourquoi je pense que le modèle standard ne fonctionnera jamais. Il est très improbable que ce type de brigade en attente préétablie satisfasse jamais aux exigences spécifiques d’un cas présent. »
Le modèle de maintien de la paix de l’ONU est historiquement basé sur les principes du consentement, de l’impartialité et d’une utilisation minimale de la force, note M. de Coning. Les opérations de paix conduites par les pays africains, y compris celles qui s’inscrivent dans le cadre de l’Union africaine, n’ont pas ces limitations. Ainsi, les organisations africaines régionales et l’UA ont été les premières à effectuer des déploiements au Darfour, en Somalie et dans la République centrafricaine, avant que l’ONU ne soit prête à le faire.
Mais une coalition des volontaires s’accompagne d’autres corollaires. Une analyse de l’AMISOM par Paul Williams de l’université George Washington a déterminé que les six TCC avaient accepté d’envoyer des soldats pour des raisons distinctes, y compris une menace sécuritaire imminente aux frontières, le remboursement par les partenaires internationaux et un souhait de promouvoir leur réputation sur la scène mondiale.
Les pays africains cherchent encore à obtenir un bon équilibre en organisant ces coalitions, mais si la Gambie fournit une leçon quelconque, c’est que le déploiement rapide sauve des vies. Le général de brigade Mamat O. Cham, commandant de l’Armée nationale de Gambie, donne crédit à cette réponse rapide de la CEDEAO pour avoir évité une crise. « Vous n’attendez pas qu’un problème survienne, déclare-t-il. S’il existe un mécanisme au sein de l’UA par lequel les chefs politiques déterminent l’existence d’un problème dans un pays membre, ils deviennent conscients de la situation et prennent les décisions appropriées pour une intervention proactive. »
Ce processus, déclare le général Cham, est toujours sujet à perfectionnement et la souveraineté nationale doit être respectée, mais l’Afrique ne peut pas retourner aux anciennes habitudes de non-intervention. « J’espère que nous adopterons la [politique] selon laquelle nous examinerons collectivement la sécurité de chacun, déclare le général Cham. Et si nous déterminons que le problème est hors de portée du pays, une mesure proactive sera alors prise pour empêcher toute catastrophe avant qu’elle ne se produise. »