Les Associations Caritatives Et À But Non Lucratif Peuvent Être Récupérées Pour Financer Des Activités Terroristes. La Vigilance Et La Surveillance Sont Donc Cruciales
PERSONNEL D’ADF
À environ 10 h 30, heure de Nairobi, le 7 août 1998, un camion chargé de plus de 900 kg de TNT s’est dirigé lourdement vers l’entrée arrière de l’ambassade des États-Unis au Kenya. Quelques secondes plus tard, le camion a explosé, endommageant l’ambassade, détruisant le bâtiment voisin qui abritait la coopérative Ufundi et ravageant le bâtiment de la Banque coopérative. L’explosion a fait 213 victimes et des milliers de blessés, dont des centaines d’entre eux ont été estropiés ou sont devenus aveugles.
Quelques minutes plus tard, une bombe a explosé à l’extérieur de l’ambassade des États-Unis à Dar es Salaam, en Tanzanie. Cette explosion a fait 11 victimes et 85 blessés. Au total, 224 personnes ont été tuées et plus de 4.500 ont été blessées dans ces deux attentats très vite imputés à Al-Qaida, le réseau terroriste d’Oussama Ben Laden. Toutefois, une autre force était derrière les attentats, selon le Département du Trésor des États-Unis, une association caritative basée en Arabie saoudite, du nom d’Al-Haramain Islamic Foundation (AHIF).
Un ancien administrateur de l’antenne locale de l’AHIF en Tanzanie a aidé l’équipe préparatoire qui a planifié les attentats. En outre, l’antenne de cette association caritative aux Comores a été utilisée « comme aire de rassemblement et itinéraire d’exfiltration pour les auteurs de l’attentat », d’après un article de Foreign Policy citant le Département du Trésor. Trois ans avant les attentats du 11 septembre 2001, Al-Qaida a été financée « à hauteur de 30 millions de dollars par an environ, par le biais de détournements de sommes d’argent provenant d’associations caritatives islamiques et de l’utilisation de facilitateurs financiers bien placés qui ont levé des fonds auprès de divers donateurs contribuant sciemment ou non à ces opérations », selon une étude réalisée par la Commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre.
La connexion entre les associations caritatives et les groupes terroristes continue d’être problématique aujourd’hui. Dans des pays tels que la Tunisie, indique le magazine Foreign Policy, les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations caritatives « fournissent un apport de fonds qui ont permis aux groupes extrémistes d’entreprendre le travail difficile consistant à apporter des vivres, des services sociaux et des soins médicaux. Entretemps, les combattants de la guerre sainte ont découvert qu’ils pouvaient renforcer leur position au sein des communautés locales, intensifiant ainsi le soutien apporté à leurs activités violentes ».
D’après les observateurs, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), le groupe terroriste Boko Haram au Nigeria et le groupe Al-Shebab en Somalie figurent parmi ceux qui exploitent le plus les associations caritatives et les ONG sur le continent. À des groupes aussi divers correspondent diverses méthodes utilisées pour exploiter les associations caritatives.
LES ASSOCIATIONS CARITATIVES ET LE TERRORISME
Le Groupe d’action financière internationale (GAFI), un organisme de surveillance international, recense quatre moyens par lesquels les associations caritatives et à but non lucratif peuvent être récupérés ou utilisés pour financer des activités terroristes.
Les associations caritatives écrans. Dans ces organisations, tout les acteurs (des donateurs aux travailleurs jusqu’aux bénéficiaires de l’aide) savent que l’« association caritative » est une imposture qui n’existe que pour financer le terrorisme.
Les organisations qui escroquent les donateurs. Les associations caritatives disent aux donateurs que l’argent sera utilisé au profit de programmes légitimes alors qu’il est détourné pour financer des activités terroristes.
Les antennes locales des associations caritatives qui fraudent le siège central. De petits bureaux satellites induisent en erreur un organisme de coordination ou le siège sur la façon dont l’argent est utilisé.
Les employés des associations caritatives qui tirent abusivement parti de leurs postes. Des employés apportent leur aide aux terroristes à l’insu de tous.
Le GAFI a rédigé la recommandation spéciale 8 pour aider les pays à déterminer les circonstances dans lesquelles une organisation terroriste se fait passer pour une organisation à but non lucratif. La recommandation préconise la transparence financière, la surveillance et l’application de la loi au moyen de la police, des organes de réglementation et des organismes gouvernementaux.
« C’est une affaire très sérieuse », a souligné Henrique Dominguez, vice-président d’EFG Bank Luxembourg. « La finalité [de la recommandation du GAFI] est de veiller à ce que les organisations terroristes ne tirent pas parti abusivement des organisations à but non lucratif. » Henrique Dominguez explique qu’il appartient aux autorités de surveillance de vérifier qu’une association caritative possède bien une adresse physique et est présente sur Internet et également de rechercher l’historique des dons, notamment des importantes donations en espèces. Les autorités doivent également se livrer à un examen minutieux des fondations établies après une tragédie telle qu’un séisme ou un tsunami, à un moment où les gouvernements sont préoccupés et où les donateurs sont très désireux d’apporter des fonds.
D’après les observations d’Ira Morales Mickunas, qui analyse le financement du crime organisé et du terrorisme pour le compte de Milersen LLC, nul ne connaît exactement la quantité de fonds qui passe par les organisations à but non lucratif et les associations caritatives avant de parvenir aux groupes terroristes. En effet, certaines de ces organisations tiennent deux comptabilités distinctes. Toutefois, Ira Morales Mickunas indique que le blanchiment d’argent concerne des billions de dollars à l’échelle mondiale.
Zachary Scott-Singley, responsable à l’État-major unifié des États-Unis pour l’Afrique de la Counter Threat Finance Branch (unité financière de la lutte contre les menaces), a confirmé à ADF la présence en Afrique des quatre méthodes identifiées par le GAFI. Il précise que la plupart des opérations sont entreprises en utilisant des associations caritatives écrans et des organisations qui escroquent les donateurs. Les deux autres méthodes visant à détourner l’action des associations caritatives sont difficiles à quantifier en raison de l’échelle très réduite à laquelle se produisent de telles activités illicites.
UN PROBLEME AUX VASTES RAMIFICATIONS
Un cas lié à la Somalie offre un exemple de l’extrême dispersion de ces activités. En 2012, au Royaume-Uni, un tribunal a condamné à trois ans de prison des frères jumeaux identiques qui ont admis avoir levé des fonds destinés au terrorisme en Somalie. Mohammed Shabir Ali et Mohammed Shafiq Ali, tous deux âgés de 25 ans à l’époque, faisaient partie d’un réseau finançant les activités de leur frère aîné alors qu’il participait à un « camp d’entraînement terroriste » en Somalie.
Le procureur Timothy Cray a précisé au tribunal que, d’après les enregistrements de conversations téléphoniques entre les deux hommes et leur frère aîné, ils projetaient de recueillir des dons sous couvert d’une pseudo association caritative. Les frères auraient recueilli des fonds en installant un étal sur un marché, comme s’ils étaient des organisateurs de collectes de fonds légitimes.
Le financement d’origine caritative à grande échelle des activités terroristes a été utilisé par AQMI et Boko Haram. Les groupes terroristes nord-africains basés dans le Sahel et le Sahara dépendent fortement de sources de revenus telles que les trafics d’automobiles, de cigarettes et d’armes. Quand bien même, les associations caritatives continuent de financer les extrémistes. Par exemple, des associations caritatives qataries et saoudiennes ont apporté un soutien aux combattants de la guerre sainte, notamment ceux du groupe Ansar al-Dine au Mali et du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO).
Lorsque Boko Haram a vu le jour en 2002, son aire d’action étant le Nord du Nigeria, le groupe a été principalement financé par des associations caritatives islamiques basées en Arabie saoudite et au Royaume-Uni. Le groupe comptait également sur l’extorsion de fonds au sein même du Nigeria. Des enquêtes internationales ont, depuis lors, incité Boko Haram à adopter des méthodes similaires à celles de son allié, AQMI, par exemple l’enlèvement contre rançon. À mesure qu’Al-Qaida s’est transformée, passant d’une organisation centrale et monolithique à un groupe décentralisé de groupes affiliés, la collecte de fonds s’est orientée vers des activités locales et régionales, selon American Center for Democracy.
Il n’est pas rare que des associations caritatives soutiennent et financent des groupes extrémistes en Afrique depuis l’étranger. Selon Zachary Scott-Singley, les associations caritatives qui soutiennent des activités illicites aiment opérer dans des espaces non gouvernés. Cependant, elles préfèrent implanter leur siège là où elles peuvent avoir accès à une protection légale. Elles veulent pouvoir utiliser le système juridique, le cas échéant, pour protéger l’argent qu’elles collectent. En outre, une adresse physique dans l’une des principales capitales mondiales tend à inspirer confiance aux donateurs.
TROUVER UN JUSTE MILIEU
Des mesures de rétorsion uniformes peuvent ne pas toujours être les meilleures solutions pour définir une intervention appropriée au soutien apporté aux organisations terroristes par les associations caritatives. Les réglementations doivent être structurées de façon à ne pas porter atteinte à des initiatives légitimes à but non lucratif. Parfois, cela peut être difficile. La pratique du système hawala, qui signifie « transfert » en arabe, en est une illustration parfaite. Dans ce système, l’argent peut être transféré par le biais de trocs, de virements de fonds ainsi qu’entre parents proches. L’hawala est un système informel de transfert de valeurs. De tels comptes peuvent rester ouverts et actifs pendant des années. Il peut être également difficile pour les organismes chargés de l’application de la loi de les surveiller.
La difficulté de réglementation du système hawala sans porter atteinte au commerce légitime est illustrée par un cas qui s’est produit en 2011 dans l’État du Minnesota, aux États-Unis. Les banques ont annoncé qu’elles arrêteraient les services de virement de fonds à destination de la Somalie. Elles s’inquiétaient que de tels services puissent enfreindre les règles interdisant le financement du terrorisme établies par le gouvernement. Dans le Minnesota ont élu domicile un grand nombre de Somaliens. Ils sont nombreux à envoyer de l’argent (généralement de 50 à 200 dollars par mois) aux membres de leur famille qui vivent en Somalie et qui dépendent fortement de ces envois de fonds. En réalité, selon le Programme des Nations Unies pour le développement, les Somaliens ayant émigré en Amérique du Nord et en Europe envoient dans leurs pays d’origine environ 1,6 milliard de dollars chaque année. Abdirashid Duale, directeur exécutif somalien de Dahabshiil, l’une des plus importantes entreprises spécialisées dans le transfert de fonds en Afrique, a déclaré à Africa Renewal en mai 2013 que l’argent était une « bouée de sauvetage pour de nombreux Somaliens ».
Lorsque les dernières banques du Minnesota ont cessé les envois de fonds, les Somaliens se sont inquiétés de savoir comment les membres de leur famille allaient survivre. « Ils ne savent pas quoi faire. Ils vivent grâce à l’argent que nous envoyons tous les mois pour acheter des vivres, et ils n’auront pas d’argent le mois prochain », s’est inquiétée Amina Hassan, une Américaine d’origine somalienne sur le site Internet Twin Cities Daily Planet en janvier 2012. « Nous ne savons pas ce que nous allons faire ; nous attendons une intervention d’Allah, de Dieu. »
Le président somalien Hassan Sheik Mohamud a indiqué au New York Times en septembre 2013 que son pays devait remplacer son activité informelle de transfert de fonds par un secteur bancaire. En revanche, une réaction trop rapide pourrait avoir de graves conséquences. Hassan Sheik Mohamud a expliqué que, si les expatriés somaliens perdent soudain la capacité d’envoyer de l’argent à leurs proches, cela peut en réalité aider Al-Shebab à recruter des jeunes encore plus désillusionnés. « Il nous faut briser ce cercle vicieux de générations qui perdent espoir », a-t-il ajouté.
La Recommandation 8 du GAFI indique souhaiter
« sauvegarder et maintenir la pratique du don caritatif ainsi que la communauté solide et diversifiée d’institutions à travers lesquelles cette pratique se met en place ». Le GAFI présente certains principes d’orientation concernant la surveillance des organisations à but non lucratif et des activités caritatives.
Coopération. Les gouvernements, les associations caritatives, les donateurs et les bénéficiaires doivent travailler ensemble pour surveiller les organisations à but non lucratif. Tous recherchent la transparence et la responsabilisation, malgré « un degré de tension institutionnelle ».
Proportionnalité. La surveillance par les gouvernements et les institutions financières doit être « flexible, efficace, et proportionnelle au risque d’utilisation abusive. Il conviendrait d’étudier attentivement des mécanismes atténuant les exigences de conformité sans créer de vides juridiques profitant aux financiers terroristes ». Les organisations locales de petite taille ne requièrent pas nécessairement une surveillance spécifique.
Flexibilité. Les normes internationales doivent autoriser des différences dans la manière dont les pays individuels conçoivent les questions juridiques et réglementaires, tout en restant soucieuses de respecter les exigences de responsabilité et de transparence.
Cohérence. Différents pays peuvent avoir des idées variées quant à ce qui constitue une association caritative. Cependant, ils doivent s’accorder sur le fait qu’une telle activité ne puisse inclure en aucune manière une quelconque dimension de soutien au terrorisme.
Autoréglementation. Dans de nombreux pays, les organisations à but non lucratif disposent d’organismes de surveillance ou d’institutions d’accréditation. Les pays doivent encourager et renforcer l’autorégulation pour diminuer l’utilisation abusive d’associations caritatives par les groupes terroristes.
LES SOLUTIONS A PORTEE DES FORCES DE SECURITE
La prévention du financement du terrorisme commence souvent par un examen des secteurs financier et bancaire afin que les flux financiers puissent être détectés et suivis. Ces efforts dépendent de la mise en place par les pays africains d’un ensemble suffisant de cadres législatifs et d’application de la loi. Zachary Scott-Singley a indiqué que son bureau s’efforçait, aux côtés des responsables du Trésor américain, de renforcer la formation et d’aider les pays à se conformer aux normes du GAFI. Certains pays n’en sont qu’aux stades initiaux de ce processus. Il est à espérer qu’ils puissent servir de modèle pour inciter à agir d’autres pays disposés à le faire.
Même si ces initiatives sont entreprises au niveau législatif et gouvernemental, les spécialistes africains de la défense et de la sécurité peuvent prendre des mesures pour s’attaquer au problème à la racine. Lorsque les soldats et les policiers capturent ou arrêtent des terroristes présumés, ils doivent comprendre que leur travail ne s’arrête pas là.
« L’autre aspect important est le suivi », a expliqué Zachary Scott-Singley.
Une fois que les suspects sont placés en détention, les forces de sécurité doivent examiner minutieusement les informations et le matériel découverts (les enregistrements téléphoniques, les livres comptables, les ordinateurs portables), « et s’ils découvrent une mention quelconque de certains groupes, d’organisations à but non lucratif, tous liens illicites avec d’autres sociétés ou sociétés écrans, ils doivent commencer à les noter et à les utiliser pour les opérations suivantes », a-t-il ajouté. Une telle pratique peut aider les forces de sécurité à exploiter les informations « en remontant jusqu’aux échelons supérieurs » afin d’identifier les piliers et les organisations qui se dissimulent derrière les criminels de niveau subalterne.
« Personne n’est insignifiant, a précisé Zachary Scott-Singley. Si vous découvrez quelque chose, vous devez en parler. »