LES RÉSEAUX DE TRAFIC PEUVENT DÉTRUIRE UN ÉTAT DE L’INTÉRIEUR
PERSONNEL D’ADF
Au début des années 2000, l’Afrique de l’Ouest devint le point d’entrée préféré par les trafiquants qui amenaient les stupéfiants de l’Amérique du Sud à l’Europe.
Cela suscita un type nouveau d’activité économique dans les pays côtiers du golfe de Guinée, et beaucoup de ceux qui y vivaient l’ont considérée comme une opportunité de gagner de l’argent. Accepter des pots-de-vin des trafiquants de stupéfiants ou offrir un passage sûr aux contrebandiers était généralement considéré comme un crime sans victime. Après tout, ce produit mortel n’était pas destiné aux consommateurs africains. Ces trafiquants ne faisaient que traverser la région.
Certains résidents qui participaient au trafic de stupéfiants ont atteint un statut social élevé dans leur communauté.
« Lorsque vous pouvez envoyer avec succès des stupéfiants hors du Ghana et retourner, vous recevez des titres honorifiques traditionnels. Mon titre favori est osammerema, ce qui veut dire guerrier victorieux », déclare le Dr Kwesi Aning, directeur de la faculté des affaires académiques et de la recherche au Centre international de formation au maintien de la paix Kofi Annan du Ghana.
« Vous avez fait la guerre sur le terrain européen ou américain », déclare le Dr Aning à ADF. « Vous vous êtes infiltré, vous avez vendu vos drogues et vous êtes revenu. Vous avez construit une jolie maison, vous avez contribué un peu à la construction d’une école ou d’une église. Par conséquent, on vous considère comme un vainqueur de la guerre. »
Mais le coût de cette guerre est devenu vite évident. Les autorités publiques et le secteur du maintien de l’ordre sont devenus plus corrompus. Des économies parallèles ont surgi, où les biens sont transportés et vendus sans être taxés. Les citoyens mécontents ont perdu confiance dans leur gouvernement et dans le personnel des forces de l’ordre. Dans des endroits comme la Guinée-Bissau et le Nord du Mali, les trafiquants sont devenus plus puissants que l’état lui-même. Cela a conduit à une rupture de l’état de droit et, finalement, à l’effondrement de l’état.
Les experts déclarent que la corruption de l’état due aux criminels transnationaux est un processus lent, ce qui le rend facile à ignorer. Ce n’est pas comme une menace de guerre ou de terreur qui peut être affrontée directement, mais elle n’en est pas moins dangereuse.
« Les réseaux criminels transnationaux puissants menacent directement l’état proprement dit, pas par une confrontation ouverte mais en pénétrant les institutions de l’état grâce aux pots-de-vin et à la corruption, et en les corrompant et les sapant de l’intérieur », écrit Peter Gastrow, ancien parlementaire d’Afrique du Sud et directeur de programmes à l’Institut international de la paix. « Les états qui n’ont pas la capacité de combattre cette pénétration ou qui [y] consentent courent le risque de devenir des états criminalisés ou “capturés”. »
LA CORRUPTION
Pour assurer le mouvement des biens illicites, les trafiquants ont besoin de l’aide des officiels dans les ports, le long des routes et aux frontières. Heureusement pour les trafiquants, ils ont de l’argent pour cela et les officiels mal payés sont souvent tentés d’accepter des pots-de-vin.
« Dans un pays africain assez pauvre, 100 dollars représentent beaucoup d’argent pour un officier de police », a déclaré à IRIN l’ancien président du Nigeria Olesegun Obasanjo. « Il lui suffit de détourner les yeux. »
Le coût de la corruption est tellement élevé qu’un kilo de cocaïne a une valeur estimée à 13.000 dollars lorsqu’il arrive sur la côte d’Afrique de l’Ouest, mais cette valeur augmente à 27.000 dollars au moment où il atteint la mer Méditerranée, selon la Commission ouest-africaine de drogues. Une grande partie de la plus-value est due aux pots-de-vin payés aux officiels pendant le transport.
« Toutes les institutions du secteur public deviennent corrompues par ces réseaux », déclare le Dr Aning. « De la police à la douane, l’immigration, les forces armées, les juges, les chefs, le secteur de l’éducation. Cela veut dire que les narco[trafiquants] les plus sophistiqués peuvent transférer sélectivement leurs drogues d’un pays à l’autre, sachant que le pays est faible dans certains secteurs. »
Une fois que la corruption prend racine, elle peut rapidement se propager aux plus hauts niveaux. Les personnages notoires arrêtés au cours des dernières années pour trafic de stupéfiants incluent le chef d’état-major de la force aérienne de la Guinée-Bissau, le directeur adjoint du service de répression du trafic de drogues du Liberia et le fils du président de la Guinée. En 2016, sur la toute petite île Maurice, sept officiers de police ont été déclarés coupables de trafic de stupéfiants, y compris un officier qui avait été capturé à son retour de Madagascar avec 3 kilos d’héroïne. Cet officier fut plus tard retrouvé mort dans sa cellule de prison, ce qui conduisit à des allégations de dissimulation de la part d’autres officiers corrompus.
« Lorsque la police, qui est supposée être gardienne et protectrice de la société, s’empêtre dans ce type de trafic, cela crée un problème majeur pour la société », a déclaré à Radio France Internationale Anil Gayan, ministre de la santé de Maurice.
DES GENS MÉCONTENTS
Une fois que les citoyens reconnaissent que l’état est corrompu, ils ont tendance à s’en distancer. Ils votent moins parce qu’ils ne font plus confiance aux candidats ou au système. Ils ne font pas de demande de licences commerciales parce qu’ils ont peur d’être forcés à payer un pot-de-vin au bureau des licences. Et ils ont tendance à ne pas signaler les crimes, car ils croient que la police ne les aidera pas.
« Les gens s’éloignent simplement de l’état », déclare le Dr Aning. « La plupart des citoyens auront très peu à faire avec l’état parce qu’ils ne sont pas sûrs. Je vous assure que c’est un développement troublant, déshumanisant et de plus en plus menaçant. »
Les gens ordinaires sont les premiers à souffrir des dommages causés par la contrebande. Au cours des dernières années, la fiction selon laquelle les drogues traversaient simplement l’Afrique de l’Ouest et n’affectaient pas les gens qui y vivaient a été démolie. Un rapport de 2008 de l’Organisation des Nations unies a montré que le tiers de la cocaïne à destination de l’Europe restait sur le marché africain pour être consommée localement. Plus récemment, des laboratoires sont apparus où les trafiquants fabriquent des drogues synthétiques à destination des marchés africains. La dépendance, les overdoses et les crimes de rue liés aux stupéfiants ont tous augmenté.
« Il est bien connu qu’un pays qui trafique est un pays qui consomme, et une région qui trafique est une région qui consomme », déclare Adrienne Yandé Diop, ancien commissaire pour le développement en faveur des femmes et le développement humain de la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest. « Notre région devient une région consommatrice et nos jeunes [sont] les plus affectés. »
UNE ÉCONOMIE PARALLÈLE
À la base, le trafic est une activité économique qui se produit hors du contrôle de l’état. Ceci conduit certains à la catégoriser d’« économie parallèle » et lorsque ce commerce souterrain atteint une taille qui est presque aussi grande que l’économie officielle, cela cause des problèmes.
À la pointe du trafic des stupéfiants en 2008, une quantité estimée de 50 tonnes de cocaïne, d’une valeur de 2 milliards de dollars, était transportée vers l’Afrique de l’Ouest. En comparaison, les investissements directs étrangers combinés pour huit pays d’Afrique de l’Ouest s’élevaient à 1,15 milliard de dollars en 2011. Ce raz de marée d’argent de la drogue a un effet perturbateur sur les économies locales.
Dans ses recherches, le Dr Aning a découvert que l’argent provenant des stupéfiants qui pénètre dans les économies de l’Afrique de l’Ouest fait augmenter les prix de 10 à 15 pour cent. Le phénomène fait aussi grimper la monnaie locale, ce qui cause l’augmentation du prix des articles ordinaires.
« Il augmente le coût de faire des affaires, il sape les bénéfices, il sape effectivement le capital social et la confiance », déclare le Dr Aning. « Il rend l’environnement très instable. »
En outre, l’état ne taxe pas et ne contrôle pas l’argent du trafic, et seules quelques personnes gardent les bénéfices. L’état fléchit régulièrement, il devient moins efficace et la pauvreté s’accentue. À mesure que les opportunités d’emploi diminuent dans l’économie officielle, de plus en plus de gens recherchent un emploi dans l’économie parallèle. L’impact sur la capacité de l’état à assurer la santé et le bien-être des citoyens peut être dévastateur.
DES CENTRES ALTERNATIFS DU POUVOIR
Une fois que l’état est affaibli, les trafiquants interviennent pour combler le vide. Un rapport de 2016 de la Brookings Institution par Lansana Gberie a montré que, dans le Nord du Mali avant la crise de 2012, les trafiquants étaient au sommet de la pyramide du pouvoir qui incluait les extrémistes, les kidnappeurs, les officiers de la police et de l’armée, les commerçants légitimes, les chefs tribaux et les politiciens.
Une « économie de protection » s’était développée au Nord du Mali et toutes les parties impliquées étaient motivées pour protéger les routes sur lesquelles les biens illicites étaient transportés.
« Les énormes profits, plutôt que l’idéologie, ont maintenu cette alliance », écrit M. Gberie. « Les efforts de lutte contre les drogues… étaient donc voués à l’échec puisque certaines personnes qui étaient chargées de mettre en application ces mesures étaient elles-mêmes engagées dans le trafic. »
Il n’est pas surprenant que des alliances se soient développées au Mali entre les trafiquants et les groupes extrémistes violents. L’un des exemples les plus notoires est celui de Mokhtar Belmokhtar, qui est devenu chef de bande engagé dans la contrebande des cigarettes au Nord du Mali, et dans la perception des taxes de protection auprès d’autres contrebandiers. Il a utilisé les profits de ce commerce pour financer des attaques terroristes. D’autres groupes extrémistes, notamment al-Shebab, EIIL et al-Qaïda au Maghreb islamique ont formé des partenariats de travail avec les trafiquants pour financer leurs activités.
Le Dr. Aning déclare qu’il a été témoin de ce lien entre le trafic et la terreur lors de recherches sur le terrain au Mali et au Burkina Faso. « Les groupes radicaux connaissent très bien le terrain car ils se cachent toujours », déclare-t-il. « Ils savent où se trouvent les points d’eau, ils savent où on peut conduire un 4×4 dans le désert. Ils connaissent aussi la plupart des petites communautés. Il existe des intérêts opportunistes qui se rejoignent. … Les deux parties découvrent qu’elles peuvent faire des affaires l’une avec l’autre. »
Au Nord du Mali, l’alliance s’est révélée insoutenable. En 2012, des officiers des forces armées du Mali déclarèrent qu’ils en avaient assez du manque de financement et de la corruption chronique de l’état. Un capitaine lança un coup d’état et renversa le gouvernement du président Amadou Toumani Touré. Dans le chaos qui a suivi, les résidents touaregs du Nord du Mali se sont révoltés, en déclarant leur colère de longue date face au manque de représentation, au manque d’investissements publics et à la carence de l’état dans leur région. Le Mali est devenu un état en faillite nécessitant une intervention internationale.
ÉVIDÉ
En ce qui concerne la défaite du trafic illicite, l’enjeu est le plus élevé. M. Gastrow d’Afrique du Sud a comparé les pays africains infestés par le crime transnational à des termitières, quelque chose que l’on voit souvent dans la savane. De l’extérieur, ces monticules semblent solides, mais à l’intérieur ils sont évidés et donc faciles à renverser.
Les pays qui ne luttent pas proactivement contre les réseaux de trafic risquent de devenir aussi évidés et fragiles que ces monticules.
« Bien que, pour un observateur, [il] semble être un état relativement sain, il est en fait affaibli par un processus de décomposition interne », écrit M. Gastrow dans une étude sur les défis du trafic illicite au Kenya. « La corruption endémique et les réseaux criminels transnationaux puissants sapent de l’intérieur les institutions de l’état et la confiance du public dans celles-ci. Les termites sont au travail, en évidant les institutions de l’état de l’intérieur. De ce fait, le développement est entravé, la gouvernance est sapée, la confiance du public dans les institutions est détruite et la confiance internationale … est constamment mise à l’épreuve. »