DES EXPERTS JURIDIQUES APPELLENT À COMBLER LES LACUNES EMPÊCHANT DE POURSUIVRE LES PIRATES
Lors d’une interview à bord d’un cargo ukrainien, des pirates somaliens se sont vantés d’avoir déjoué le système. Ils ont affirmé pouvoir détourner un navire commercial, sachant que les versements de rançons pouvaient atteindre des millions et que s’ils étaient pris, cela ne poserait pas de problème. D’après leurs propres paroles, tout ce qu’ils obtiendraient serait un « voyage gratuit de retour à la plage » à bord de l’un des navires de guerre internationaux, dont des dizaines patrouillent dans la zone.
« Ils ne peuvent pas nous arrêter — nous connaissons le droit international », a affirmé au New York Times en 2008 Jama Ali, un pirate.
Il se peut que Jama Ali ait été enhardi par l’absence de sanction, mais son appréciation du droit international était complètement erronée. En réalité, le droit international relevant de la piraterie est l’un des plus sévères au monde. Il accorde à ceux qui arrêtent les pirates une grande latitude pour les détenir et les traduire en justice à terre.
Pendant des siècles, tous les pays ont été autorisés à capturer les pirates en haute mer, à présent définie comme les eaux s’étendant au-delà de 12 milles nautiques de la côte. Le statut des pirates est exceptionnellement honni au regard de la loi parce qu’ils mettent en péril le commerce et les voyages internationaux. Le terme juridique utilisé pour les décrire est « hostis humani generis », une expression latine signifiant « un ennemi de toute l’humanité ».
La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée en 1982, témoigne de la gravité de l’acte criminel. Elle affirme que faire cesser la piraterie n’est pas seulement un droit, mais également un devoir. « Tout État ayant la possibilité [de prendre] des mesures contre la piraterie, et négligeant de le faire, omettrait d’accomplir une obligation prescrite par le droit international », stipule la CNUDM.
Pourquoi donc ces obligations ne sont-elles pas respectées ? La question est particulièrement urgente, la piraterie ayant fait son apparition en Afrique de l’Ouest et présentant certains des mêmes obstacles auxquels diverses parties prenantes ont été confrontées depuis des années au large des côtes de l’Afrique de l’Est.
FLOU JURIDIQUE
Les premières années de la piraterie somalienne ont été caractérisées par ce que l’on a appelé un système de « remise à l’eau des prises ». Les pirates étaient capturés, puis simplement renvoyés vers le port le plus proche. La sanction la plus dure que la plupart d’entre eux encouraient était la confiscation de leurs armes ou, dans certains cas, la destruction de leurs bateaux.
Un rapport préparé en 2011 par Jack Lang, conseiller spécial auprès du secrétaire général des Nations Unies, a indiqué que sur 10 pirates présumés capturés au large de la côte somalienne, 9 étaient relâchés sans être poursuivis. Yvonne Dutton, experte juriste en matière de piraterie, estime qu’une « culture de l’impunité » régnait.
Ceci n’était pas imputable à l’apathie. La poursuite de pirates est une tâche difficile.
Depuis les années 1930, au regard du droit international, les pirates sont considérés comme des civils plutôt que comme des combattants. Cet état de choses alourdit la charge de la preuve pour les patrouilles navales qui cherchent à les arrêter. Une fois qu’ils sont capturés, de nombreux pirates insistent sur le fait qu’ils ne sont que de simples pêcheurs faisant l’objet de fausses accusations. Il incombe aux autorités ayant procédé à leur arrestation de prouver le contraire.
« Les pirates étant des civils à bord de navires civils, les marines en patrouille ne peuvent pas faire grand-chose tant que les suspects ne tentent pas d’aborder un autre navire », explique Eugene Kontorovich dans l’article « A Guantanamo on the Sea: The Difficulty of Prosecuting Pirates and Terrorists » (Un Guantanamo en mer : la difficulté de poursuivre les pirates et les terroristes), publié dans la California Law Review. « Le droit international n’incrimine pas le fait de se trouver sur un bateau de pêche somalien, même si les seules pièces « d’équipement de pêche » à bord sont des fusils AK-47 et des engins lanceurs de grenades (RPG) ».
Pire encore, si les autorités ont excessivement recours à la force lors de l’arrestation des pirates, les marines elles-mêmes peuvent être poursuivies pour violation du droit international humanitaire. Au paroxysme du problème de la piraterie somalienne, le Royaume-Uni est allé jusqu’à exhorter ses navires à ne pas capturer de pirates présumés de crainte qu’ils ne présentent une demande d’asile au titre de la législation de l’Union européenne sur les droits de l’homme.
Certains critiques se plaignent qu’en réalité la CNUDM rend la capture des pirates encore plus difficile, le traité de 1982 ayant étendu les eaux territoriales de 3 milles nautiques au large des côtes à 12 milles. Cela signifie que lorsqu’ils ont affaire à un État précaire, comme c’est le cas avec la Somalie, les pirates peuvent tirer parti de l’absence de capacités dans les eaux territoriales. Le problème a été rectifié durant la crise de piraterie somalienne, lorsque les marines étrangères ont été autorisées à pénétrer dans les eaux somaliennes et à utiliser « tous les moyens nécessaires pour réprimer la piraterie », conformément à une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Aussi difficile qu’il soit de capturer les pirates, il est également coûteux de les faire passer en jugement. Les marines ne sont pas généralement formées à recueillir et préserver les éléments de preuve afin de pouvoir les utiliser au tribunal. Une fois que commence un procès, il peut être difficile de localiser les autorités ayant procédé à l’arrestation, les équipages multinationaux des navires et les témoins corroborants. Les personnes dont le témoignage est nécessaire sont souvent « éparpillées dans le monde entier » au moment où commence le procès, ajoute Eugene Kontorovich. Il est également difficile de trouver un avocat de la défense adéquat ainsi que des services de traduction pour les pirates.
Compte tenu du coût et de la complexité, il n’est guère étonnant que les pays est-africains et européens ne s’empressent pas d’arrêter les pirates ou de les poursuivre en justice. Il y a toutefois deux exemples positifs, le Kenya et les Seychelles, qui ont fait passer en jugement des dizaines de pirates somaliens après avoir reçu un financement des Nations Unies et de pays membres en vue de mettre en place des tribunaux spéciaux.
Toutefois, certains juristes mettent en question la validité du transfert des pirates, aux termes de la CNUDM, à un État tiers tel que le Kenya ou les Seychelles. Des juristes ont fait valoir qu’une juridiction universelle devait uniquement s’appliquer au pays ayant procédé à l’arrestation.
« Si les pays qui procèdent à l’arrestation ne sont pas disposés à poursuivre en justice, alors la mise en liberté du défendeur peut être une issue adéquate — un exercice légitime du pouvoir discrétionnaire », conclut Eugene Kontorovich. « Le fait de confier les poursuites au soumissionnaire le moins disant, quoique défendable, peut aussi susciter des inquiétudes quant à la régularité de la procédure et aux questions connexes ».
LE GOLFE DE GUINÉE TIRE DES ENSEIGNEMENTS
Le capitaine de frégate Kamal-Deen Ali, directeur juridique de la Marine ghanéenne et directeur de la recherche au Collège d’état-major et de commandement du Ghana, s’inquiète de la possibilité que l’histoire se répète dans le golfe de Guinée (GdG). Il ne veut pas que le système de « remise à l’eau des prises » devienne la norme en Afrique de l’Ouest.
Kamal-Deen Ali a indiqué à ADF qu’il est impératif que chacun des pays du GdG adopte une législation anti-piraterie. Actuellement, constate-t-il, seuls le Liberia et le Togo ont une législation anti-piraterie actualisée et adéquate. « Cela signifie que c’est une chose d’être capable d’appréhender des pirates, mais qu’au bout du compte vous ne pourrez pas les détenir longtemps si vous n’êtes pas en mesure d’adopter une législation adéquate permettant de les poursuivre en justice », explique Kamal-Deen Ali. Telles sont les quatre nécessités impérieuses :
CADRE JURIDIQUE : une nouvelle législation globale doit inclure les outils juridiques permettant de définir la piraterie, de mener des enquêtes sur les actes de piraterie, d’en poursuivre les auteurs et de les sanctionner. Elle doit également prévoir une coopération judiciaire entre les pays, permettant, le cas échéant, l’extradition des pirates vers leur pays d’origine en vue d’un procès, ainsi que l’échange d’informations judiciaires entre les pays.
La solution ne peut être constituée d’éléments disparates, ajoute Kamal-Deen Ali. Il sera essentiel que les pays du GdG adoptent tous la législation parce qu’il est probable que les enquêtes, les arrestations et les poursuites engloberont les eaux territoriales et terrestres de plusieurs pays. Même si la législation doit être spécifique aux systèmes judiciaires de pays distincts, le Code de conduite de Yaoundé, signé par plus de 20 pays en 2013, définit la piraterie maritime, les vols commis en mer ainsi que d’autres formes de criminalité transnationale organisée. Elle invite les pays à renforcer les lois nationales et à les harmoniser dans l’ensemble de la région.
« Tant que nous ne disposons pas de cette législation, notre capacité de poursuivre en justice les pirates peut être remise en cause », observe Kamal-Deen Ali. « C’est la situation que nous avons dans le golfe de Guinée ».
ARTICLES DESTINÉS À DES ACTES CRIMINELS : Kamal-Deen Ali explique qu’il est également nécessaire que les pays du GdG adoptent une législation concernant les « articles destinés à des actes criminels », aux termes de laquelle les pirates présumés peuvent être poursuivis s’ils sont appréhendés en possession d’équipements associés à la piraterie, même s’ils ne sont pas pris en flagrant délit pendant qu’ils montent à l’abordage d’un navire ou une fois qu’ils l’ont détourné. « Lorsque, par exemple, vous êtes interceptés avec une vedette chargée d’AK-47 au large des côtes du Ghana ou du Nigeria, la présomption est que vous allez commettre un acte de piraterie à moins que vous ne puissiez prouver le contraire, poursuit-il. Ces formes de législation définissant les articles destinés à des actes criminels sont très importantes dans le contexte du golfe de Guinée. »
DES FRONTIÈRES DÉFINIES : Kamal-Deen Ali affirme qu’un facteur sous-jacent entravant la coopération entre les pays du GdG visant à mettre fin à la piraterie est lié aux différends concernant les frontières maritimes. Lorsque les pays ne s’accordent pas sur les délimitations des frontières, un tel désaccord « tend à entraver la coopération », constate-t-il. Il estime qu’il est temps que les pays résolvent ces différends dans l’intérêt du renforcement de la sécurité publique. « La réalité est que les différends frontaliers non résolus affecteront toujours la coopération en matière de sécurité maritime, y compris l’échange d’informations, aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique », fait valoir Kamal-Deen Ali. À titre d’exemple, il explique qu’un différend frontalier maritime actuel entre le Ghana et la Côte d’Ivoire est susceptible de limiter l’échange d’informations entre les deux pays.
TRIBUNAUX ET FORMATION : la formation des marins, des policiers, des avocats ainsi que d’autres intervenants sera nécessaire pour s’assurer que les pirates sont capturés et transférés humainement, que les éléments de preuve sont préservés, et que les accusés ont droit à un procès prompt et équitable. Le contre-amiral nigérian Adeniyi Adejimi Osinowo préconise de renforcer le système juridique ouest-africain pour pouvoir prendre en charge un afflux d’affaires liées à la piraterie. Il précise que cela devrait être un effort régional, car les eaux du GdG sont partagées, et les pirates vont chercher à exploiter les maillons faibles de cette zone. « Des mesures visant à accélérer les extraditions et à synchroniser les sanctions pour les actes criminels perpétrés en mer, entre les juridictions, éviteraient que les criminels bénéficient d’un traitement plus clément, dans un autre pays côtier », écrit le contre-amiral Osinowo dans une note d’information sur la sécurité pour le Centre d’études stratégiques de l’Afrique. Le contre-amiral Osinowo recommande également la création de tribunaux spécialisés dans le traitement des affaires de piraterie et de vols commis en mer ainsi qu’une formation supplémentaire destinée à des procureurs spéciaux.
DE LA MER À LA PRISON
Les obstacles juridiques rendent difficile la poursuite des pirates en justice
HAUTE MER
La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, adoptée en 1982, définit les eaux territoriales d’un pays comme les eaux s’étendant à 12 milles nautiques du rivage. Bien que cette disposition soit destinée à protéger la souveraineté nationale, les pirates recherchent les eaux territoriales des États précaires ou déliquescents et opèrent impunément.
LOIS OPPORTUNES
On n’entendait pratiquement plus parler de la piraterie jusqu’à sa résurgence au large des côtes de la Somalie dans les dix dernières années. En conséquence, la plupart des pays africains ont des lois incriminant les actes de piraterie qui sont obsolètes ou inadéquates. Le capitaine de frégate Kamal-Deen Ali, directeur juridique de la Marine ghanéenne, a affirmé que le Togo et le Liberia sont les seuls pays de l’Afrique de l’Ouest disposant de lois actualisées en matière de lutte contre la piraterie.
FLAGRANT DÉLIT
Le droit international considère les pirates comme des civils plutôt que comme des combattants. Cela signifie que les autorités doivent les observer en flagrant délit d’abordage ou de détention d’un navire pour les inculper. Certains ont préconisé l’adoption d’une législation sur les « articles destinés à des actes criminels » dans les pays africains, laquelle incriminerait la possession d’équipements associés à la piraterie tels que des fusils AK-47 et de grappins dans certaines circonstances.
PRÉSERVER LES ÉLÉMENTS DE PREUVE
Les autorités, par exemple les marines nationales, procédant à une arrestation, ne sont généralement pas formées à la préservation des éléments de preuve d’un délit tel qu’un acte de piraterie, ou au recueil de témoignages de parties prenantes une fois qu’elles libèrent un navire détourné. En conséquence, il peut arriver que des preuves décisives nécessaires pour faire condamner les pirates soient perdues.
JURIDICTIONS MULTIPLES
Les cas de piraterie en haute mer impliquent souvent des pirates originaires d’un pays, des victimes et un navire détourné d’un second pays, et des autorités d’un troisième pays. Transmettre les preuves, échanger les informations, procéder à l’extradition des suspects et d’autres affaires exige une coopération internationale.
TROUVER UN TRIBUNAL
Certains pays sont à juste titre réticents à poursuivre les pirates en justice du fait du coût et de la complexité des affaires. Les Nations Unies ont contribué à financer des tribunaux spéciaux pour les affaires de piraterie aux Seychelles et au Kenya, mais les critiques ont mis en question leur légitimité parce que ni les pirates ni les parties ayant procédé à leur arrestation ne sont généralement originaires de l’un de ces pays.