PERSONNEL D’ADF
L’extérieur de l’école de leadership Mwalimu Julius Nyerere à Kibaha (Tanzanie) ressemble à toute autre institution d’enseignement supérieur. Son campus brille de nouveauté et incarne l’esprit des six grands mouvements de libération de l’Afrique australe qui ont contribué à sa création.
Toutefois, dans ses salles de classe, un type très particulier et délibéré d’instruction est offert, exsudant la doctrine politique chinoise et conçu pour « prêcher et partager méthodiquement » le modèle de gouvernance du Parti communiste chinois (PCC) afin de développer son influence et de gagner des alliés sur le continent, selon Paul Nantulya, chercheur associé et spécialiste de la Chine au Centre d’études stratégiques de l’Afrique (CESA).
L’école a pris le nom du premier chef de gouvernement et chef d’état de Tanzanie, qui avait reçu cinq mandats. Son parti et cinq autres de la région ont co-fondé l’école. Ces partis sont toujours au pouvoir dans leur pays : Afrique du Sud, Angola, Mozambique, Namibie, Tanzanie et Zimbabwe. Ces six nations font toutes partie des anciens mouvements de libération d’Afrique australe.
L’école a été lancée avec l’aide du département de liaison internationale du PCC, qui a fourni une subvention de 40 millions de dollars pour sa construction, écrit M. Nantulya pour le CESA. Les fonctionnaire politiques chinois de Pékin y ont enseigné.
Par l’intermédiaire de l’école Nyerere et d’autres en Chine, l’Armée populaire de libération (APL) et le PCC essaient de capturer les cœurs et les esprits des militaires africains pour tenter d’incliner l’ordre mondial en direction de la Chine. L’éducation militaire professionnelle (EMP) est simplement un volet des efforts chinois visant à sous-traiter son modèle de « l’armée du parti » et obtenir un soutien militaire et politique sur le continent.
« Ce que la Chine souhaite réaliser, plus que toute autre chose, c’est une fondation constituée d’une base cohérente, fiable et favorable, déclare M. Nantulya à ADF. [Cette base formerait] une fondation de groupes constitutifs de soutien dont elle pourrait profiter, en les recrutant comme et quand cela est nécessaire pour atteindre les objectifs politiques définis par le PCC. »
UNE ANALYSE DE L’EMP CHINOISE
La Chine a toujours abordé l’engagement en Afrique par des moyens politiques plutôt que par des démonstrations de détermination et de puissance militaire, a écrit M. Nantulya en 2023 pour l’Institut des États-Unis pour la paix (USIP), au contraire de l’approche de l’ex-Union soviétique et de Cuba. L’URSS avait six bases en Afrique et fournissait des soldats, des conseillers et des armes lourdes. Cuba avait envoyé des dizaines de milliers de soldats en Angola et avait même participé aux combats là-bas.
La Chine a préféré une empreinte plus légère. En commençant avec l’Algérie en 1963, la Chine a envoyé des équipes médicales en Afrique chaque année. Les équipes étaient constituées de membres civils et militaires d’un total de 25 à 100 personnes, qui étaient affectées pendant deux ou trois ans d’affilée, écrit M. Nantulya. Pendant et après la Guerre froide, environ 40 équipes médicales de ce type étaient actives en Afrique à tout moment.
Pourtant, c’est au niveau de l’EMP que l’engagement africain de la Chine a été le plus prédominant au cours des vingt dernières années. La majeure partie de cet engagement est conduite en Chine dans trois types d’école :
Des institutions de commandement et académiques de niveau intermédiaire, telles que les collèges de commandement au sein des branches de service de l’APL.
Des écoles académiques professionnelles spécialisées telles que les universités médicales de l’APL, le centre chinois de formation au maintien de la paix et son centre de formation de police au maintien de la paix.
Des écoles de niveau stratégique telles que l’université de la défense nationale (UDN) de l’APL et ses composantes.
Au moins cinquante pays africains participent régulièrement à l’EMP chinoise, soit près de 93 % de tous les pays du continent. Avant la pandémie de Covid-19, l’APL éduquait chaque année environ 2.000 officiers militaires africains dans ses académies militaires et politiques, écrit M. Nantulya pour le CESA.
L’EMP chinoise se différencie beaucoup de l’enseignement occidental. Dans les écoles militaires des États-Unis et d’autres pays occidentaux, les animateurs de classe orientent les discussions des étudiants et utilisent la pensée critique pour améliorer l’apprentissage. Ils ne sont pas des « pourvoyeurs de mots », déclare M. Nantulya. En fait, certains officiers africains ne sont pas familiarisés avec cette liberté de critique et souhaitent des assurances que cela est acceptable.
Dans les écoles EMP chinoises, les étudiants n’ont pas le droit de questionner ou de critiquer le système chinois.
Le président chinois Xi Jinping, qui est chef de la Commission militaire centrale du PCC, a noté que « l’APL avait développé peu à peu une identité distincte hors du PCC et devait être réalignée », écrit M. Nantulya pour l’USIP. En novembre 2014, à la Conférence de travail politique des armées, M. Xi avait noté dix problèmes concernant l’idéologie, la loyauté envers le parti et la discipline, et il avait instauré de nouvelles directives pour « revitaliser l’engagement idéologique de l’APL envers le leadership du parti, qui détermine les consignes de base pour l’EMP chinoise ».
Dans les classes données aux officiers de haut rang, les étudiants africains sont séparés du personnel chinois. Les officiers africains et chinois apprennent les mêmes matières mais ils le font sur des campus séparés, vraisemblablement pour que le personnel chinois ne soit pas exposé à des idées non souhaitées. « Les officiers africains disent aussi souvent que la qualité des programmes à ce niveau-là est inférieure à celle des États-Unis ou du Royaume-Uni sur les questions internationales, l’analyse critique et la stratégie de la sécurité nationale, écrit M. Nantulya pour le CESA. Dans les écoles américaines, les étudiants africains travaillent avec leurs collègues américains et peuvent critiquer leurs formateurs et proposer leurs propres perspectives. Cela n’est pas possible dans l’environnement chinois. »
« Vous ne pouvez pas comparer ce que j’ai fait ici à ce qu’ont fait mes collègues à l’UDN de l’APL », a déclaré à M. Nantulya un ancien étudiant du collège de la guerre de l’Armée de terre des États-Unis.
LE MODÈLE MILITAIRE CHINOIS
Les forces armées chinoises sont différentes des forces occidentales car elles forment une « armée de parti » et non pas une armée nationale. Cela veut dire que l’APL est une branche du PCC, et non pas du pays. D’autres forces armées, y compris de nombreuses autres d’Afrique, sont soumises au contrôle civil et aux constitutions nationales. De telles armées découragent la participation de leurs membres dans la politique de parti, en considérant que cela n’est pas conforme à des valeurs démocratiques et des relations civilo-militaires appropriées.
Les fonctionnaires politiques au sein de la Commission militaire centrale dirigent toujours les engagements de l’APL dans les pays africains. La commission est au même niveau que les départements qui traitent de la formation, la logistique ou autre.
La politique sera toujours le fer de lance de la Chine lorsqu’elle s’engage avec un pays africain. Les commissaires politiques seront en première ligne de tout effort, qu’il concerne les négociations de vente d’équipement militaire, la formation ou l’EMP. Cela s’appelle « le travail politique militaire », dit M. Nantulya. « Le travail de l’armée du parti, l’orientation de l’armée du parti, le modèle de l’armée du parti : tout ce que fait l’APL est filtré ainsi lorsqu’elle interface avec les autres. »
La Chine considère les antécédents de libération de l’Afrique australe comme un terrain fertile pour la propagation de sa philosophie de l’armée du parti. Le Zimbabwe est déjà connu pour avoir employé ses forces armées au service du parti au pouvoir. L’ex-président du Zimbabwe Robert Mugabe avait repris une citation de Mao Zedong en 2017 en disant : « la politique commandera toujours les armes ; aucune arme ne commandera jamais la politique ».
L’EMP chinoise, qui inclut souvent une instruction en salle de classe et une formation standard sur le terrain, fait avancer les principes de l’armée du parti et influence le personnel africain de plusieurs façons. Les participants africains apprendront les techniques de guerre conjointe, l’organisation des troupes, l’emploi de l’artillerie et autres tactiques, mais cette instruction sera incorporée au sein du contexte politique et enseignée par des officiers de l’APL chevronnés en formation politique et endoctrinement, déclare M. Nantulya.
Inversement, un grand nombre d’armées hautement performantes utilisent des modèles de formation qui soulignent le besoin de rester apolitique et loyal à la constitution de la nation plutôt qu’à un parti politique.
Le modèle chinois peut éroder les principes démocratiques et les relations civilo-militaires pertinentes, bien que le processus puisse être subtil et lent. Les délégations africaines constateront la dynamique politique en première ligne chaque fois qu’elles interfaceront avec l’APL. Ce résultat serait probablement obtenu dans les pays où il existe un « héritage de comportements latents qui attribuent aux forces armées un rôle de politique de parti », dit M. Nantulya. L’approche chinoise donne une approbation tacite à de telles tendances. Cette approche est soulignée par les pays qui sont priorisés par l’APL, par exemple l’Érythrée et le Zimbabwe.
L’OBJECTIF ULTIME DE LA CHINE
La raison pour laquelle la Chine a priorisé l’Afrique australe pour l’emplacement de son unique institution EMP sur le continent n’est pas mystérieuse. Mais la Chine a des ambitions au-delà de cette région. En fait, elle a bâti des relations par l’intermédiaire de l’EMP et de la formation sur le continent. Même les pays qui ne partagent pas l’héritage révolutionnaire de la Chine sont attirés par l’EMP, simplement à cause de son accessibilité. Il existe une chose que la Chine offre et que beaucoup de pays occidentaux ne peuvent pas concurrencer : l’ampleur. La Chine offre simplement plus de places aux étudiants africains.
Un officier formateur africain a dit à M. Nantulya qu’on faisait pression pour qu’il forme autant de soldats que possible en cinq ans pour améliorer les normes et restaurer les forces armées. En fait, l’officier a déclaré qu’il avait parfois des difficultés à affecter les places offertes par la Chine parce qu’il ne pouvait pas se permettre d’envoyer tant de ressources humaines à l’étranger en même temps.
La Chine exploite cette dimension en formant autant d’Africains que possible, parfois en s’engageant plus d’une fois auprès du même personnel.
La Chine considère que l’ordre mondial actuel est hostile à ses ambitions. Dans toute l’Afrique, toute l’Asie du Sud et toute l’Amérique latine, la Chine veut donc bâtir une fondation de soutien qu’elle pourra employer pour l’aider à offrir une alternative au système actuel.
Ses efforts ne se limitent pas aux pays d’Afrique australe qui partagent des antécédents de libération, dit M. Nantulya. La Chine a formé des centaines de militaires en provenance de tout le continent, y compris les pays démocratiques dont les valeurs politiques sont contraires à la philosophie autocratique d’une armée politique. Lorsqu’il existe une opportunité pour communiquer le modèle idéologique chinois, l’APL l’utilise.
Malgré les milliers de stagiaires africains, la Chine nécessite seulement qu’un petit pourcentage (peut-être 2 % par an) retourne avec un point de vue positif du pays, dit M. Nantulya. Seulement quelques dizaines de gens bien placés feront la différence et seront suffisants pour infecter une institution.
« Ils y investissent beaucoup ; puis, ce qui se passe, c’est qu’au fil des ans ils identifieront ceux qui continuent à avoir ce sentiment positif, et ils continueront à les inviter, ils continueront à les engager, ils continueront à leur donner des opportunités, etc. »
Le modèle chinois commence par un effort exhaustif de l’APL, mais il s’amplifie et prend pour cible des personnes particulières.
Ce cycle EMP est une composante du moteur d’influence chinois. Les soldats et les officiers sont formés dans des écoles qui avancent l’idéologie et la doctrine de la Chine. En même temps, la Chine cherche une influence politique et un levier financier grâce à ses projets d’infrastructure dans le cadre de la BRI (Nouvelle Route de la soie). À mesure que les gouvernements africains dépendent de plus en plus de la Chine pour ces deux entreprises, certains militaires africains peuvent trouver des opportunités pour faire avancer leur carrière, en renforçant une relation croissante avec la Chine. Le cycle d’influence s’étend et la Chine peut l’exploiter dans les forums internationaux, par exemple aux Nations unies.
Le Burkina Faso en offre un exemple. Il y a plusieurs années, le pays avait sollicité une assistance pour des projets d’infrastructure mais il n’avait pas l’argent pour les financer. La Chine a offert d’enrôler le pays dans la BRI, avec une condition : le Burkina Faso devait adopter la position de la Chine sur le statut de Taïwan, question géo-politique épineuse. En 2018, après 24 années de relations diplomatiques avec Taïwan, le Faso a mis fin à cette relation et, à sa place, il a reconnu Pékin.
« Le Burkina Faso et la Chine ont participé à cette danse, dans laquelle la Chine avait besoin d’un allié, le Burkina Faso avait besoin d’un financement, et ils ont donc été capables de se rejoindre à mi-chemin, dit M. Nantulya. Mais après la signature de l’accord de BRI, nous avons commencé à constater que les soldats du Burkina Faso se rendaient en Chine pour suivre une formation militaire. Vous pouvez donc voir comment cela fonctionne. »