La CJTF du Nigeria illustre les avantages et les défis liés aux acteurs civils de la sécurité
DR ERNEST OGBOZOR | PHOTOS PAR REUTERS
Dans certaines régions d’Afrique subsaharienne, les forces armées et la police ne peuvent pas garantir la sécurité. Beaucoup de ces régions sont éloignées et peu peuplées, et possèdent des ressources de sécurité limitées. Dans ces régions, les civils ont pris les choses en main pour défendre leur communauté.
Ces acteurs non étatiques de la sécurité incluent la Force opérationnelle civile conjointe (CJTF) du Nigeria, les Arrow Boys de Teso dans l’Ouganda, les Arrow Boys de Zende au Soudan du Sud et les Kamajors de la Sierra Leone, selon l’International Crisis Group. La plupart de ces groupes ont commencé de façon bénévole en faisant campagne contre les terroristes ou les milices. Certains étaient soutenus par l’état mais la plupart ne l’étaient pas. Abba Kalli, commandant de secteur de la CJTF au Nigeria, déclare que le groupe était une création nécessaire, à un moment crucial de la campagne contre Boko Haram.
« Le manque de progrès des forces de l’ordre pour maîtriser Boko Haram a conduit les civils à se joindre à la lutte contre le groupe », déclare M. Kalli. Le groupe, appelé initialement le Plan d’émancipation des jeunes de Borno, a pris le nom de CJTF pour refléter sa relation de travail avec la Force opérationnelle interarmées (JTF) du Nigeria, organisme de sécurité combinant des éléments des forces armées et de la police et déployé pour combattre Boko Haram.
Le secteur non structuré de la sécurité a de longs antécédents au Nigeria. Les sociétés traditionnelles s’appuyaient sur des groupes appelés Ndi-nche (gardes) pour la protection de la communauté. Une fois que les hommes atteignaient un certain âge, ils étaient censés aider à garder leur communauté. En général, les groupes de défense sont divisés en quatre catégories :
L’autodéfense des quartiers ou des communautés : les associations communautaires organisent ces groupes de surveillance des quartiers.
L’autodéfense ethnique : ces groupes sont organisés selon une ethnie pour défendre les intérêts ethniques.
L’autodéfense religieuse : les groupes ont des racines dans certaines religions.
L’autodéfense d’état : ces groupes agissent avec le soutien des gouvernements locaux.
La CJTF a commencé principalement comme groupe de quartier et s’est développée en organisme soutenu par l’état. Ses tactiques incluent les patrouilles, l’établissement de postes de contrôle, la fouille des personnes et des véhicules à l’entrée des villes et des villages, et l’investigation des rapports de comportement suspect. Dans les régions où les agriculteurs avaient peur des attaques de Boko Haram, la CJTF a parfois escorté les gens dans les champs et assuré leur sécurité pendant qu’ils cultivaient la terre.
Dès le début, le groupe enregistre d’importantes victoires dans le combat contre les insurgés, succès principalement attribué à ses connaissances de l’environnement opérationnel. « Le soldat est un étranger en ville. Nous connaissons très bien le terrain », déclare M. Kalli. En 2013, la CJTF aide à déloger Boko Haram de Maiduguri, en forçant les insurgés vers une base rurale à Krenowa dans la zone de gouvernement local Marte de l’état de Borno. Le succès de la CJTF lui permet de placer dans les communautés rurales des groupes d’autodéfense qui affrontent Boko Haram, avec ou sans l’assistance du gouvernement.
Ces succès ont un prix. Les militants attaquent brutalement certains membres de la CJTF et la communauté qui les héberge pour avoir coopéré avec les forces de sécurité.
Le Réseau d’information régional intégré (IRIN) indique que Boko Haram a déclaré une guerre totale contre les jeunes de Maiduguri pour avoir aidé les responsables de la sécurité. Les insurgés ont ciblé implacablement les communautés qui avaient établi des organismes d’autodéfense ou qui avaient aidé les forces armées. En septembre 2013, Boko Haram massacre 140 personnes lors d’attaques ciblées sur les places fortes de la CJTF à Benisheik dans l’état de Borno. En mai 2014, Boko Haram attaque Gambaru Ngala, ville frontière au Nord-Est du Nigeria, et massacre plus de 300 personnes. En novembre 2014, Boko Haram attaque aussi Damasak et massacre 50 personnes lors d’une opération qui, selon les habitants locaux, sert de représailles contre le groupe d’autodéfense de la ville. De même, Boko Haram massacre des centaines de personnes dans le port de pêche de Baga en 2015. Il est probable que les groupes actifs d’autodéfense de la ville étaient la cause de ces attaques contre la communauté. On estime que 700 membres de la CJTF ont été tués dans l’état de Borno entre 2013 et 2017.
Malgré ses succès, la CJTF a des antécédents souillés par des accusations de violations graves des droits humains. Le groupe a été accusé de viol, de torture, de vol à main armé, de larcin, d’assassinat et de harcèlement des innocents.
Samuel Malik, journaliste d’investigation, décrit le groupe comme une « bombe humaine à retardement ». M. Malik raconte un incident de novembre 2014 dans lequel les membres de la CJTF ont violé collectivement une femme séropositive de 25 ans pour n’avoir pas respecté le couvre-feu. En 2014 et 2015, Amnesty International accuse le groupe d’arrêter arbitrairement les gens et de torturer et d’exécuter (notamment de brûler vif) des membres soupçonnés de Boko Haram. Cet organisme des droits humains a aussi publié une vidéo montrant ce qui semble être des soldats nigérians et la CJTF en train de couper la gorge des membres soupçonnés de Boko Haram, puis de les pousser dans une tombe à ciel ouvert. Les membres du groupe ont été liés à des détournements de nourriture destinée aux déplacés internes du Nord-Est du Nigeria. Il a été signalé que les membres de la CJTF sont incontrôlables, même par les forces de sécurité.
Dans certains cas, la CJTF a montré qu’elle souhaitait se réformer. En octobre 2018, après avoir reçu une pétition de l’Unicef, la branche de la CJTF à Maiduguri a renoncé formellement à utiliser des enfants comme combattants.
Dans l’ensemble, il existe à la fois des avantages et des préoccupations sérieuses concernant le groupe et le rôle qu’il jouera lorsque l’insurrection de Boko Haram aura pris fin. IRIN déclare que, après la défaite de Boko Haram, la CJTF pourrait devenir la menace sécuritaire suivante du Nigeria. L’expérience montre aussi que, après un conflit, les acteurs armés non étatiques pourraient être recrutés comme hommes de main par les politiciens, les bandes criminelles, les passeurs de drogue ou les contrebandiers. Pour éviter ce résultat, l’Union européenne, le British Council et d’autres groupes ont lancé un projet pilote pour former les membres de la CJTF sur des aptitudes de travail et pour leur offrir une assistance en vue de les réintégrer dans la société. Dans un environnement post-Boko Haram, la contribution positive des groupes de sécurité non officiels tels que la CJTF doit être préservée. La décimation du groupe extrémiste n’aurait pas pu être possible sans l’engagement de la CJTF.
Le Dr Ernest Ogbozor, originaire du Nigeria, est un professionnel universitaire dans la résolution des conflits, le développement de la paix et la sécurité non structurée. Il est un universitaire invité au Centre pour la pratique de la pacification, école d’analyse et résolution des conflits, université George Mason, aux États-Unis. Sa recherche se concentre sur la prévention et la répression de l’extrémisme violent dans le bassin du lac Tchad.
COMMENT LES PROFESSIONNELS DE LA SÉCURITÉ PEUVENT TRAVAILLER AVEC LES GROUPES CIVILS DE LA SÉCURITÉ
- Respectez leurs connaissances locales : les groupes locaux comprennent l’histoire de leur région, les normes culturelles et les menaces imminentes mieux que quiconque. Ils savent si des étrangers arrivent dans une zone et si des habitants locaux deviennent radicalisés. Les écouter, c’est une première étape importante dans l’affectation des ressources de sécurité pour affronter une menace.
- Suivez les filières : les groupes de sécurité non étatiques constituent les yeux et les oreilles des forces de sécurité. Il est donc important que les forces armées et la police réagissent lorsqu’elles sont averties d’une menace imminente. Lorsque ces groupes constatent que les forces de sécurité répondent, ils sont plus enclins à coopérer et à partager leurs connaissances et leurs idées.
- Offrez une formation et un matériel non létal : la formation tactique telle que la façon d’inspecter un véhicule, de reconnaître un attaquant potentiel ou de détenir un suspect est importante. La formation sur le respect des droits humains est vitale. Les groupes de sécurité non étatiques peuvent aussi nécessiter des équipements tels que des talkies-walkies, des lampes de poche, des téléphones portables et des détecteurs de métal. Toutefois, l’expérience montre que la fourniture d’armes peut conduire à davantage de violence.
- Assurez-vous que toute la population est représentée : historiquement, certains groupes de sécurité non étatiques s’appuyaient trop sur un groupe ethnique ou une religion, ou étaient devenus des instruments d’un parti politique. Au pire, ils s’étaient transformés en milices ethniques. Il est important que ces groupes soient diversifiés et reflètent les communautés qu’ils représentent.
- Tenez-les responsables : lorsque des groupes non étatiques commettent des crimes ou abusent leurs pouvoirs, les autorités doivent les punir rapidement. C’est la seule façon pour que les habitants croient que le groupe agira de manière éthique et légale.
- Protégez-les : les groupes d’insurgés ont attaqué et intimidé les organismes civils de sécurité. Il est important que les forces de sécurité les protègent.
Source : Dr Ernest Ogbozor