Africa Defense Forum

AL-SHEBAB INC.

LE GROUPE TERRORISTE REVENDIQUE UNE IDÉOLOGIE FONDÉE SUR LA HAINE TOUT EN GÉRANT SES ACTIVITÉS COMME UNE ENTREPRISE

PERSONNEL D’ADF | PHOTOS PAR REUTERS

Les agriculteurs, les bergers et les commerçants qui vivent dans les zones de la Somalie contrôlées par al-Shebab en sont venus à redouter certaines visites. Celles-ci ont lieu en général pendant la fête islamique d’Aïd el-Fitr : il s’agit de « percepteurs d’impôts » lourdement armés et agressifs. Ces percepteurs prétendent que les entrepreneurs sont redevables de la zakât, une sorte d’aumône destinée à aider les pauvres, par obligation religieuse. S’ils osent remettre en question l’autorité religieuse des hommes armés à percevoir des impôts, ils risquent d’être tués. Quoi qu’il en soit, cet argent n’est pas destiné à aider les pauvres, mais plutôt à financer le terrorisme.

« Si nous leur disons que nous avons déjà versé notre zakât directement à ceux qui le méritent, ils ne l’acceptent pas », déclare Isaac Osman dans la ville de Buur Hakaba en 2012. « Au contraire, ils nous imposent de lourdes amendes et prennent le double de la somme sous la menace des armes. »

2011 marque l’apogée d’al-Shebab alors que le groupe domine près de la moitié de la Somalie et profite de ce territoire qu’il transforme en distributeur de billets. Le groupe encaisse annuellement entre 70 et 100 millions de dollars grâce à des entreprises largement diversifiées selon les rapports des Nations unies.

Des porteurs transportent des sacs de sucre et de farine depuis un cargo au port de Mogadiscio en Somalie. Le groupe terroriste al-Shebab pratiquait la contrebande du sucre vers le Kenya pour financer ses attaques.

Aujourd’hui, le groupe ne contrôle plus que 10 pour cent du pays et sa capacité d’extorquer des revenus est limitée. Le groupe reste néanmoins dangereux,  car il s’appuie sur un petit cercle de combattants endurcis qui n’ont besoin que de quelques explosifs bon marché pour infliger des dégâts importants. La planification et l’exécution de l’attaque mortelle du centre commercial Westgate de Nairobi n’a coûté que 100.000 dollars par exemple.

« Le territoire sous leur contrôle s’est rétréci, donc leurs dépenses opérationnelles ont diminué » déclare à ADF Tom Keatinge, directeur du Centre d’études sur le crime financier et la sécurité au RUSI (Royal United Services Institute, Institut royal des services unis). « Et je pense que ce type de situation présente un danger lorsqu’ils réalisent qu’ils ne peuvent plus simplement agir à grande échelle, comme ils le faisaient auparavant, et donc leur modèle commence à se transformer d’un proto-état en groupe insurrectionnel dangereux. »

Selon une étude conduite par M. Keatinge, le groupe terroriste adopte quatre méthodes pour produire des revenus : la taxation et l’extorsion, le commerce et la contrebande, le soutien provenant de la diaspora, appelé hawala, et d’autres aides externes. Le gouvernement somalien et les forces de l’Union africaine s’efforcent de limiter l’accès du groupe aux revenus en reprenant le contrôle des territoires et en bloquant l’accès aux ports d’où celui-ci pourrait exporter des marchandises. La communauté internationale contribue à cet effort en rendant plus difficile les mouvements de capitaux illicites, en arrêtant les donateurs principaux et en interdisant les exportations illégales.

Le groupe a néanmoins démontré son adaptabilité. À la stupéfaction générale, al-Shebab reprend rapidement le contrôle de trois villes somaliennes après le départ des soldats éthiopiens en octobre 2016. Plus tard pendant le même mois, il fait détoner une voiture piégée dans une base de l’Union africaine dans la ville de Beledweyne.

« Ce sont des combats de guérilla à peu de frais et ils utilisent très efficacement les moyens dont ils disposent. Cela veut dire que l’insurrection pourrait durer pendant plusieurs années », déclare Stig Hansen, associé du centre Belfer de l’université Harvard et auteur du livre « Al-Shebab en Somalie ». « Il est crucial d’assurer la sécurité dans les villages des campagnes où ils taxent les gens. Tant que ce n’est pas fait, al-Shebab continuera à fonctionner. »

LES TAXES ET L’EXTORSION

L’exploitation du territoire et l’extorsion d’argent auprès des habitants des zones occupées sont des approches caractéristiques adoptées par les groupes terroristes. Al-Shebab est allé plus loin en institutionnalisant ce processus. Le groupe a créé un ministère des Finances appelé Maktabatu Maaliya et a recueilli une grande quantité d’information sur l’activité économique dans le territoire sous son contrôle. Ce ministère était en général dirigé par un Somalien ayant fait des études supérieures ou ayant vécu un certain temps à l’étranger. Ibrahim Afghani, l’un de ces chefs notoires, contrôlait le ministère jusqu’à ce qu’il soit discrédité et finalement assassiné en 2013.

Par le biais de ce ministère, al-Shebab a pu mettre en place une taxe de vente sur les transactions commerciales et un impôt foncier pour les agriculteurs, en prélevant agressivement une zakât de 2,5 pour cent. Par endroits, les commerçants étaient forcés de verser un « droit de protection » pour que leurs biens ne soient pas volés. Au marché de Bakaara à Mogadiscio, par exemple, les commerçants devaient payer une taxe de transport pour l’expédition des articles et une mensualité de protection allant de 50 à 250 dollars.

« Ce qu’al-Shebab a bien su faire, c’est la collecte rigoureuse des taxes et le ramassage de tout l’argent de l’économie somalienne », déclare le site d’actualités en ligne Somalia Report. « Il est certain qu’al-Shebab a collecté les taxes avec beaucoup plus de diligence et de succès que le [gouvernement somalien]. »

Des commerçants vendent le khat dans un marché de Mogadiscio en Somalie. La plante narcotique était vendue en contrebande par le groupe terroriste al-Shebab.

Dans la ville portuaire de Kismaayo, le groupe prélevait des taxes sur les biens qui entraient dans le port et qui en sortaient. Les navires payaient 2.000 dollars et les boutres 1.000 dollars pour y accoster.

Afin de bloquer ces sources de revenu pour al-Shebab, il est crucial de reconquérir le territoire et de fournir une sécurité cohérente après la libération de ce dernier. Les forces de l’AMISOM (African Union Mission in Somalia, mission de l’Union africaine en Somalie) ont reconquis le marché de Bakaara en 2011 et le port de Kismaayo en 2012.

Ces taxations continuent néanmoins d’exister. Après avoir perdu le contrôle du port, al-Shebab a conservé des postes de contrôle sur la route entre Kismaayo et une ville plus au nord appelée Djibil. Ceci permet au groupe de prélever des taxes sur les camions qui y entrent ou en sortent. De même, il a saisi l’opportunité d’établir des postes de contrôle dans certaines zones théoriquement contrôlées par l’état et de harceler les villageois pour que ceux-ci versent des droits de protection.

« Ils ne sont pas en mesure d’affronter l’AMISOM en terrain découvert mais ils peuvent par contre établir un poste de contrôle et bien en profiter jusqu’à ce que l’AMISOM arrive », déclare M. Hansen.

M. Hansen indique aussi que, tant que l’AMISOM et les forces armées nationales somaliennes n’ont pas de présence constante dans toutes les régions du pays, les villageois et les commerçants sont forcés de payer des taxes à al-Shebab par peur pour leur vie. « Les habitants des villages savent que les soldats de l’AMISOM sont ici un jour ou deux par semaine, mais lorsqu’ils partent al-Shebab revient, et il est donc préférable de payer al-Shebab pour survivre », déclare-t-il.

LE HAWALA

On estime que 14 pour cent des Somaliens vivent hors de la Somalie, et le pays dépend lourdement des envois de fonds de la diaspora en Europe et en Amérique du Nord pour fonctionner. Selon une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, les Somaliens vivant à l’étranger renvoient au moins 1,2 milliard de dollars par an au pays. Ce chiffre représente environ le cinquième du produit national brut du pays. Ces sommes sont principalement transmises par l’intermédiaire d’un réseau informel dénommé hawala. Le réseau repose sur un système fondé sur la confiance, dans lequel les clients versent de l’argent à un agent local ; un autre agent transfère par la suite cette somme au destinataire en Somalie, moyennant une commission.

C’est un moyen tout à fait positif pour les Somaliens vivant à l’étranger d’aider les membres de leur famille en Somalie en leur envoyant les sommes dont ils ont besoin pour survivre. Même à l’heure la plus sombre de la guerre civile en Somalie, qui a duré plus de 20 ans, le système du hawala a continué à fonctionner.

Lorsqu’al-Shebab est désigné par les Etats-Unis comme organisme terroriste étranger en 2008, des poursuites sont engagées contre les personnes qui envoyaient de l’argent au groupe. Les réseaux du hawala étaient sous enquête et certains comptes bancaires liés au système ont été clôturés. Certains Somaliens se sont alors plaints qu’ils étaient faussement accusés d’envoyer de l’argent à des terroristes.

Il est aujourd’hui plus difficile pour al-Shebab d’obtenir de l’argent directement par le hawala, mais le groupe a mis en place d’autres méthodes. On sait que le groupe a utilisé des coursiers individuels pour passer de l’argent en contrebande à travers les frontières du pays. Pour les transports de moins de 10.000 dollars en devises, il n’y a rien à déclarer sur les vols internationaux. En outre, rien n’empêche le groupe de taxer les réseaux du hawala et les agents qui se trouvent dans les zones du pays sous leur contrôle.

« Les gens peuvent être bien intentionnés et envoyer de l’argent à leur famille, mais si l’agent de paiement extorque des sommes à cette famille lorsqu’elle récupère ces fonds, on ne peut pas faire grand-chose », déclare Keatinge.

LES DONATEURS AUX POCHES PLEINES

Al-Shebab s’est officiellement associé à al-Qaïda en 2012 et reçoit depuis lors l’aide du réseau financier terroriste. Les groupes terroristes soutiennent un concept appelé tajheez al-ghazi auprès de personnes fortunées qui sont favorables à leur cause. Selon M. Keatinge, il s’agit d’une forme de parrainage qui « permet à ceux qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, se joindre au djihad, quelle qu’en soit la raison, d’obtenir les honneurs et la récompense divine associés au djihad par procuration ». Oussama ben Laden avait encouragé ce réseau de riches donateurs en l’appelant la « Chaîne d’or ». L’homme d’affaires qatari Umayr Al-Nuaymi aurait contributé 250.000 dollars au groupe, selon le ministère du trésor des États-Unis.

Des commerçants somaliens préparent le charbon à l’export près du port de Kismaayo en 2013.

En octobre 2016, deux femmes ont été reconnues coupables par un tribunal fédéral américain d’avoir fait partie du « Groupe des quinze », donateurs internationaux qui collectaient de l’argent en ligne pour porter assistance à al-Shebab.

Mais les donateurs fortunés n’ouvrent guère plus leur porte-monnaie à al-Shebab ; ils préfèrent d’autres organisations terroristes comme l’EI. « Au fond, il est plus probable que l’argent djihadiste soit expédié vers la Syrie désormais », déclare M. Keatinge. « Il existe une sorte de concurrence pour l’argent djihadiste, et je ne suis pas certain qu’al-Shebab soit en tête de liste. »

LA CONTREBANDE

La Somalie est l’un des pays les plus secs au monde et le peu de couvert végétal existant est des plus précieux. Cependant, depuis bien des années al-Shebab abat les acacias du pays, brûle le bois et le transforme en charbon pour l’exporter vers les états du Golfe où il est apprécié et se vend pour 8 à 10 dollars le sac. L’ONU estime qu’en 2012 al-Shebab a gagné 25 millions de dollars par an grâce au commerce du charbon de bois.

Le groupe exportait le charbon depuis Kismaayo dans le cadre d’un système lucratif consistant à imposer une taxe de production, une taxe de transport et divers droits aux postes de contrôle, gagnant ainsi de l’argent à chaque étape du cycle de production.  À la libération de Kismaayo, al-Shebab avait amassé 4 millions de sacs de charbon d’une valeur approximative de 60 millions de dollars.

« Pour al-Shebab, le commerce du charbon est similaire au commerce du pavot pour les Talibans », indiquait UN Dispatch en 2012. « C’est leur principale source de revenus. »

Le groupe profite de nombreuses initiatives de contrebande, y compris les véhicules, le sucre et les feuilles de khat, un narcotique. Le sucre est en général importé des pays du Golfe, puis il est passé en contrebande à la frontière pour être vendu au Kenya.

Des employés servent les clients au bureau de transfert de fonds Dahabshiil à Mogadiscio, en Somalie. Al-Shebab utilisait des systèmes de transfert de fonds officiels et informels pour financer ses attaques.

Puisque l’AMISOM et les forces armées nationales somaliennes ont rendu plus difficile l’opération des réseaux nationaux de contrebande et ont limité l’accès d’al-Shebab aux ports, les experts déclarent qu’il est impératif de faire pression sur les états du Golfe pour réduire la demande pour ces marchandises. L’ONU a interdit l’importation de charbon originaire de la Somalie à destination des pays membres. Cette interdiction n’a pas bloqué le commerce pour autant, aussi le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution permettant aux navires de la marine circulant dans les eaux au large de la Somalie d’inspecter tout vaisseau soupçonné de transporter du charbon.

Al-Shebab « contrôle toujours un certain nombre de grandes voies d’accès par lesquelles le khat et le charbon sont transportés. Donc, même s’ils ne touchent pas d’argent dans le port, ils le font à l’intérieur des terres », déclare M. Keatinge. « Il s’agit de savoir quelle est l’étendue de ce commerce. À quel point est-ce que les Émirats (Émirats arabes unis) y font obstacle ? »

Alors que la Somalie s’efforce de mettre un point final à plus de deux décennies de guerre civile et d’insurrection brutale, le gouvernement et les forces de sécurité naissantes assument leur rôle. En février 2016, le pays a adopté une loi contre le financement du terrorisme visant à renforcer et à nettoyer le secteur financier du pays. En septembre 2016, la Somalie a promulgué une mesure visant à assurer que ses soldats soient payés dans les délais fixés, ce qui est crucial pour réduire une corruption qui reste favorable à al-Shebab.

« Al-Shebab a été privé de ses filières étrangères  d’approvisionnement, et la libre circulation des combattants étrangers qui fournissaient auparavant au groupe une formation et un savoir-faire pour la construction des engins explosifs a été entravée », a déclaré à Newsweek le président Hassan Sheikh Mohamud. « Et  d’une manière plus significative, al-Shebab a perdu le combat idéologique. Leurs massacres continuels et sans discernement ont exposé leur comportement non islamique oblique et immoral. L’ensemble de la population qui était sujette à leurs menaces et leurs extorsions ne s’est pas seulement éloignée d’eux : maintenant, elle se sent délivrée de la peur. »

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