Africa Defense Forum

LA LUTTE CONTRE L’ EXTRÉMISME IMPORTÉ

L’introduction de l’idéologie salafiste en Afrique de l’Est a conduit à la disparition de la tradition ancestrale de coexistence pacifique entre les groupes religieux

PAR ABDISAID M. ALI

Abdisaid M. Ali est le conseiller politique régional pour le bureau du représentant spécial de l’Union européenne pour la Corne de l’Afrique. Ses opinions ne reflètent pas nécessairement l’opinion officielle de l’Union européenne. Cet article a été publié initialement par le Centre d’études stratégiques pour l’Afrique (CESA), et a subi des modifications en fonction du format.

Le risque posé par l’extrémisme islamiste se concentre fréquemment sur la Somalie et al-Shebab. Mais les adhérents des versions extrémistes de l’islam sont maintenant répandus dans toute l’Afrique de l’Est. De ce fait, les tensions au sein des communautés musulmanes et entre certains groupes islamistes et la société au sens large ont augmenté.

L’origine de ces tensions est en grande partie liée à la diffusion de l’idéologie salafiste provenant de l’étranger, et notamment des états du Golfe. Porté par le boom pétrolier mondial et l’intention de propager la version wahhabite ultraconservatrice de l’islam dans l’ensemble du monde musulman, le financement des mosquées, des médersas et des centres musulmans pour les jeunes et pour la culture s’intensifie dans la région au cours des années 80 et 90. Les jeunes d’Afrique de l’Est voient alors de plus amples opportunités de faire leurs études dans le monde arabe. De retour chez eux, ils ont rapporté une interprétation plus rigide et plus exclusive de l’islam. La portée croissante de la télévision arabe par satellite a renforcé cette interprétation et l’a adaptée à une plus vaste audience.

Il en résulte l’émergence d’une frange de plus en plus agressive de l’islam en Afrique de l’Est. Le nombre de mosquées salafistes a augmenté rapidement, ayant pour conséquence une fermeture au dialogue franc sur les principes de l’islam. L’intolérance croissante a encouragé une plus forte polarisation religieuse.

Un officier de police kényan enroule un drapeau de l’État islamique à la suite du raid de deux mosquées à Mombasa en 2014. Les forces de sécurité kényanes ont arrêté plus de 200 personnes et saisi des armes. AFP/GETTY IMAGES

Avec le temps, ces tensions se sont transformées en violences. Les attaques par des militants islamistes contre les civils en Afrique de l’Est (en dehors de la Somalie) ont augmenté, de quelques-unes en 2010 à environ 20 par an depuis lors. La grande majorité de celles-ci se produisent au Kenya.

Les liens entre la région et le mouvement djihadiste mondial semblent aussi se renforcer. La violence croissante des extrémistes islamistes a provoqué une réaction vigoureuse de la part des acteurs de la sécurité en Afrique de l’Est. Ces opérations sont parfois menées sans discernement avec pour résultat potentiel un soutien croissant aux groupes islamistes violents.

En bref, l’idéologie extrémiste islamiste s’est propagée dans l’ensemble des communautés d’Afrique de l’Est, accompagnée d’une augmentation de la polarisation sociale et de la violence. D’autre part, une aggravation de la situation n’est pas impossible. La région a une tradition ancestrale d’harmonie interreligieuse. Il est vital pour les états et les citoyens d’Afrique de l’Est de bien comprendre les facteurs externes et internes qui encouragent ces idéologies extrémistes, afin d’interrompre le processus de radicalisation avant que celui-ci ne se cristallise au sein des communautés locales, menant à plus de violence.

L’ÉVOLUTION DE L’ISLAM EN AFRIQUE DE L’EST

Les Musulmans vivent en Afrique de l’Est depuis des générations. Les échanges commerciaux et culturels entre l’Afrique de l’Est et le monde arabe datent de plusieurs siècles. Les Musulmans constitueraient de 10 à 15 pour cent de la population du Kenya et de l’Ouganda, et de 35 à 40 pour cent de celle de la Tanzanie.

Il n’y a jamais eu de communauté islamique homogène en Afrique de l’Est. La plupart des Musulmans d’Afrique de l’Est suivent les interprétations sunnites de l’islam, bien qu’il existe aussi des communautés chiites et des membres de la secte des ahmadis. Le soufisme, souvent décrit comme une interprétation « mystique » de l’islam incorporant la vénération des saints, est également courant. Certaines communautés musulmanes ont intégré les pratiques et les rituels des croyances africaines traditionnelles. Malgré ces différences, les communautés religieuses de la région coexistent pacifiquement depuis toujours.

Au cours des dernières décennies, cette situation a évolué pour certaines communautés du fait de l’influence croissante de l’idéologie salafiste. Un nombre limité mais néanmoins croissant de Musulmans a adopté une interprétation plus exclusive de la religion, modifiant ainsi les relations entretenues avec d’autres Musulmans, les personnes de croyances différentes, et l’état.

L’éducation constitue l’une des voies de ce changement. N’ayant que peu d’opportunités d’éducation, les familles musulmanes des zones marginalisées s’en remettent aux médersas ou écoles islamiques. Au cours des dernières décennies, ces médersas ont bénéficié de filières de financement croissantes provenant des pays arabes. Par ce processus, les élèves sont donc régulièrement exposés à l’identité culturelle et religieuse de leurs parrains.

Cela s’accompagne également d’une amélioration des opportunités d’études supérieures. Bien que les diplômes occidentaux d’études supérieures continuent à être considérés plus prestigieux, les pays de l’Ouest ont verrouillé l’immigration depuis les attentats du World Trade Center en 2001. Pendant ce temps, les bourses accordées dans le monde arabe sont en augmentation et on observe une accélération de cette tendance depuis 2010.

L’augmentation du nombre et de la portée géographique des stations de télévision arabes par satellite à la fin du siècle dernier et pendant les années 2000 a permis de transmettre les normes culturelles arabes à une plus vaste audience en Afrique de l’Est. Cela a contribué à une interprétation plus conservatrice de l’islam.

La force de ces idées se mesure par l’étendue de la popularité et de l’influence des religieux extrémistes musulmans. Le salafisme, qui se situait en marge de l’islam en Afrique de l’Est dans les années 90, est devenu courant aujourd’hui.

En Tanzanie, les extrémistes religieux défient maintenant agressivement l’autorité des organisations islamiques plus modérées et encouragent les manifestations et les affrontements avec les organismes publics.

LES INFLUENCES EXTERNES

L’influence exercée par des groupes islamistes bénéficiant de financements conséquents et provenant d’Arabie saoudite, du Qatar et d’autres états du Golfe riches en pétrole constitue l’un des facteurs majeurs de la tendance vers une interprétation plus militante de l’islam. Le wahhabisme est une interprétation extrêmement conservatrice du Coran. La plupart des aspects de l’éducation moderne sont interdits, des codes vestimentaires stricts sont imposés, les anciennes traditions concernant les relations sociales sont préconisées, et les droits humains, notamment ceux des femmes, sont méprisés. Beaucoup de prédicateurs wahhabites ne tolèrent aucun point de vue divergeant.

Les groupes musulmans d’Afrique de l’Est parrainés depuis l’étranger existent depuis le milieu du 20ème siècle, mais ils se sont développés considérablement depuis les années 70, selon le journaliste Ioannis Gatsiounis basé en Afrique de l’Est. Ce soutien financier étranger est distribué de façon diversifiée : il vise les centres sociaux, les médersas, les établissements d’enseignement du deuxième et du troisième cycle, et les programmes humanitaires et sociaux.

Certaines activités soutenues par ces groupes islamiques étrangers sont méritoires. Ceux-ci ont parrainé les soins médicaux et fourni de l’aide pendant les désastres naturels. Toutefois, un grand nombre de ces groupes intègrent le prosélytisme dans leurs activités ou exigent que les participants se plient à des coutumes conservatrices strictes pour pouvoir accéder aux fonds et aux avantages, selon Chanfi Ahmed de l’université Humboldt.

La flèche d’une mosquée perce la brume matinale dans l’ancienne ville fortifiée de Harar à l’est de l’Éthiopie. REUTERS

La valeur stratégique des établissements d’enseignement pour façonner les croyances des jeunes est évidente. Certaines de ces écoles assurent un bon niveau d’enseignement en mathématiques, en sciences et en d’autres matières, mais elles inculquent en même temps une interprétation rigide de l’islam qui exclut toutes les autres et qui met l’accent sur la da’wa, ou prosélytisme plus poussé de ce type d’islam.

L’influence croissante de cet islam extrémiste en Afrique de l’Est s’est principalement limitée à des quartiers, des villes ou des régions spécifiques. Ces efforts ont toutefois été cumulés et conjugués, conduisant un plus grand nombre de groupes de la région à entreprendre graduellement des missions plus agressives et conflictuelles.

LES REVENDICATIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES

Bien que l’idéologie islamiste extrémiste qui s’établit en Afrique de l’Est soit importée d’ailleurs, il existe des facteurs aggravants qui jouent un rôle dans la façon dont l’idéologie trouve un écho. La marginalisation socio-économique nourrit la crédibilité et la propagation des récits extrémistes. En Afrique de l’Est, les perceptions concernant un statut socio-économique inégal et certaines actions peu judicieuses des états ont poussé les Musulmans vers des positions plus conservatrices et ont permis aux discours axés sur le « nous contre eux » de capter l’attention.

En réalité, certaines des revendications des Musulmans d’Afrique de l’Est sont légitimes. Le taux de chômage des jeunes dans les provinces de la côte et du nord-est du Kenya, qui sont à majorité musulmanes, est de 40 à 50 pour cent au-dessus de la moyenne nationale selon le Programme des Nations unies pour le développement. Les taux de rétention et de participation dans les écoles primaires et secondaires ont tendance à être plus faibles dans les pays musulmans. Des tendances similaires peuvent être constatées en Tanzanie. Le taux de chômage des jeunes sur l’île à très forte majorité musulmane de Zanzibar a été environ 17 pour cent au cours des dernières années, soit près de deux fois la moyenne nationale de 9 pour cent, selon Tanzania Daily News et le gouvernement tanzanien.

Les allégations selon lesquelles les opportunités économiques, éducatives et autres sont intentionnellement refusées aux Musulmans par rapport à leurs compatriotes non musulmans sont devenues fréquentes dans les communautés musulmanes de la région, qu’elles soient modérées ou extrémistes. Pour beaucoup de Musulmans, notamment les jeunes, de telles inégalités justifient les messages de division des centres islamiques, des médersas et des mosquées intégristes.

LES ACTIONS GOUVERNEMENTALES QUI FAVORISENT L’ALIÉNATION

Les états de l’Afrique de l’Est ont récemment poursuivi en justice divers leaders musulmans pour essayer d’isoler les personnes soupçonnées d’extrémisme. Malheureusement, nombre de ces efforts judiciaires ont échoué, ce qui a encore plus renforcé le sentiment d’être injustement persécuté par l’état.

Certains leaders musulmans importants du Kenya et de la Tanzanie ont également été détenus sans inculpation par les forces de l’ordre. D’autres ont été mystérieusement assassinés.  Les allusions à l’existence d’escadrons de la mort parrainés par la police et ciblant les chefs musulmans radicaux sont monnaie courante depuis bien des années.

Le manque de transparence allié aux arrestations aléatoires, aux pratiques de cautions et à des poursuites judiciaires ont incité la méfiance chez beaucoup de Musulmans par rapport aux chefs politiques et aux institutions d’état. Cela s’ajoute au sentiment qu’ils ont été économiquement marginalisés, et beaucoup d’entre eux sont de plus en plus réticents à s’adresser aux structures de gouvernance existantes pour redresser les injustices ressenties. De ce fait, les discours islamistes extrémistes et d’exclusion semblent plus convaincants.

INVERSER LA PROPAGATION DE L’EXTRÉMISME

Le développement de l’extrémisme islamiste en Afrique de l’Est est dû à des facteurs externes et internes. Par conséquent, une structure permettant de corriger cette menace exige des actions sur les deux plans.

Contrecarrer les influences externes et mettre l’accent sur les traditions nationales de tolérance : les gouvernements et les groupes de la société civile doivent contrecarrer les récits d’exclusion déstabilisateurs en mettant l’accent sur la tradition ancestrale de diversité et de tolérance religieuse de la région. Ceci nécessite un engagement authentique et patient au nom des chefs politiques, ainsi que des efforts indirects pour soutenir un dialogue interreligieux plus abondant qui offre des avantages tangibles aux participants.

Dans le cadre du renforcement des traditions indigènes de tolérance, les gouvernements devront régler la question du financement provenant d’entités islamiques intégristes étrangères. Cela implique l’adoption de moyens transparents et cohérents pour contrôler les sources de financement, la rhétorique sectaire et l’enseignement militant des groupes religieux. Les groupes qui encouragent la violence ou la confrontation ouverte doivent être interdits et poursuivis en justice. En outre, le financement des services sociaux doit être séparé du prosélytisme. Toutefois, il faut éviter la criminalisation d’office des groupes islamistes conservateurs parce qu’il est probable que cela renforcera le soutien pour les mouvements violents.

Améliorer l’inclusion politique des communautés musulmanes : les chefs politiques doivent reconnaître que les plaintes des Musulmans concernant la marginalisation sont légitimes. Cela doit suffire à envoyer un message important aux citoyens musulmans, et pourrait encourager un sentiment de confiance dans la coopération et la réforme. Ces chefs doivent aussi renforcer leur engagement envers les communautés musulmanes.

Prévoir des investissement économiques et institutionnels axés sur les citoyens : les inégalités socio-économiques doivent être affrontées pour réduire au minimum les revendications légitimes. Les programmes doivent cibler l’inégalité de l’enseignement, des salaires et des opportunités, que sa cause fondamentale soit réellement la discrimination religieuse ou un signe de dynamique régionale, urbaine ou rurale. Ces programmes pourraient viser à stimuler l’emploi dans les zones à majorité musulmane.

Il serait également utile de prévoir le renforcement et la clarification des codes de propriété et des droits fonciers. Ce renforcement des droits fonciers peut contribuer à calmer les tensions religieuses et à permettre le développement et l’engagement politique d’une classe moyenne musulmane prospère.

L’éducation est aussi un facteur clé. Les régions d’Afrique de l’Est à majorité musulmane sont à la traîne en ce qui concerne le nombre et la qualité des écoles et le rapport enseignant/élèves. Même de petites améliorations rapides des installations dans ces régions pourraient susciter une bonne volonté politique. À plus long terme, davantage de jeunes musulmans doivent recevoir des bourses pour contrecarrer les effets des influences idéologiques externes.

Établir des procédures équitables : les états doivent aussi se rendre compte que la perception est un élément clé dans la lutte contre une idéologie radicale. Les personnes qui encouragent les autres à la violence sont certainement une menace pour la stabilité. Cependant, si le public pense que les procédures légales ne sont pas appliquées, les actions de la police sont susceptibles de renforcer encore plus le soutien fourni aux radicaux et à leurs messages. Le respect de la loi renforce sa valeur dans les pensées (et les actions) des membres de ces communautés marginalisées.

Les états doivent donc éviter les actions légales à grande échelle qui sont susceptibles d’échouer devant les tribunaux. Ils doivent plutôt se concentrer sur l’amélioration des procédures de mise en application des lois, de la collecte des preuves et du développement des capacités d’instruction.

Il s’agit également de mettre fin aux actions policières extrajudiciaires. L’état doit plutôt favoriser des investigations transparentes et crédibles conduites par des experts indépendants pour évaluer les allégations selon lesquelles certains chefs islamiques auraient été tués par des personnes liées à l’état ou au leadership politique.

Ces efforts ne doivent pas se concentrer sur des personnes spécifiques qui peuvent aller et venir, sans égard pour la portée plus vaste de leurs points de vue. Ils doivent plutôt délégitimer l’idéologie de l’extrémisme violent proprement dite.

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