Africa Defense Forum

Vrai ou Faux?

LES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DISSIPENT LES RUMEURS DANS LE DELTA INSTABLE DU TANA AU KENYA

Au Kenya, le fleuve Tana coule sur 1.000 kilomètres, depuis sa source dans le massif des Aberdare. Il serpente à travers les villes de Garissa, Hola et Garsen, avant de se jeter dans l’océan indien. C’est le plus long fleuve du pays, autour duquel s’épanouit un delta où abondent des palmeraies, des savanes, des forêts et des lacs.

Riche en rizières et plantations de cannes à sucre, le delta est aussi connu pour sa violence issue de conflits de longue date entre deux groupes ethniques, les Pokomo et les Orma. Peuple d’agriculteurs, les Pokomo vivent de cultures de rapport le long du fleuve. Les Orma sont des bergers semi-nomades, en quête de pâturages pour leur bétail. En Afrique, les agriculteurs et les nomades sont souvent en conflit.

En septembre 2012, un violent conflit a éclaté entre les deux tribus, à Kilelengwani, lorsque des centaines d’hommes ont afflué dans le village, armés de fusils, de lances, de machettes, d’arcs et de flèches. Ils ont mis le feu aux huttes de paille et massacré hommes, femmes et enfants à coups de machette.

« Ils étaient beaucoup », a raconté Ismail Bodole, un habitant du village, à la BBC. « Ils portaient des écharpes rouges autour de la tête. Ils hurlaient ‘à mort, à mort, à mort !’ C’était leur cri de guerre ».

Selon la BBC, plus de 100 personnes ont été tuées des deux côtés, en un mois, et des milliers ont fui leur village. Un an plus tard, selon Deutsche Welle, au moins 10 personnes ont été tuées à Nduru, dans le delta du Tana. Dans les deux cas, des intérêts politiques seraient à l’origine de la violence.

« Ce ne sont que des manœuvres de politique électorale », a affirmé à Deutsche Welle Aggrey Adoli, agent de la police côtière provinciale. « Nous savons qu’un petit groupe de personnes essaye de monter les gens les uns contre les autres uniquement par opportunisme politique ».

Timothy Quinn, Christopher Tuckwood, John Green Otunga et Christine Mutisya, du Sentinel Project, écoutent les rapports des ambassadeurs de village à Tarassa, en août 2014. THE SENTINEL PROJECT
Timothy Quinn, Christopher Tuckwood, John Green Otunga et Christine Mutisya, du Sentinel Project, écoutent les rapports des ambassadeurs de village à Tarassa, en août 2014.  THE SENTINEL PROJECT

Un passé de violence, un avenir dans la technologie 
Le delta du Tana s’étend sur plus de 35.000 kilomètres carrés et compte environ 250.000 habitants. Avec son passé de conflits ethniques, cette vaste zone représenterait un défi pour n’importe quelle force de sécurité professionnelle. En septembre 2012, le président Mwai Kibaki a envoyé 1.000 agents de police dans la région, dans l’espoir de mettre fin à la violence.

Les villages sont éparpillés dans tout le delta et n’apparaissent pas tous sur la carte. En raison du passé de la région, les rumeurs de violence sont fréquentes et peuvent s’étendre d’un village à l’autre pour inciter à la violence. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) offrent un moyen de couper court aux rumeurs tout en tenant les villageois bien informés de ce qui se passe autour d’eux.

Les TIC englobent une large gamme d’applications et de matériel comme les téléphones portables, la radio, la télévision, les ordinateurs et le matériel et le logiciel qui les accompagnent. Elles offrent la possibilité d’étendre la portée des instances gouvernementales, de rétablir les activités commerciales, de dépister la violence et de prévenir les tensions causées par les rumeurs et la désinformation. Les TIC peuvent fournir à la police et à l’armée des solutions technologiques bon marché pour traiter des questions de sécurité.

Dans le delta du Tana, le Sentinel Project, une organisation non gouvernementale (ONG) canadienne, a mis sur pied un système, utilisant des téléphones portables, appelé Una Hakika, ce qui signifie « êtes-vous sûrs ? » en swahili. L’ONG a mené une étude dans le delta du Tana, en 2012 et 2013, à la suite de violences électorales et a constaté que les conflits résultaient de la désinformation dans une région déjà encline à la discorde. En réaction, le Sentinel Project s’est associé à iHub Research, au Kenya, pour développer Una Hakika.

Drew Boyd, à gauche, directeur des opérations du Sentinel Project, bavarde avec les habitants du village d’Hamesa à Garsen, au Kenya, en février 2014. THE SENTINEL PROJECT
Drew Boyd, à gauche, directeur des opérations du Sentinel Project, bavarde avec les habitants du village d’Hamesa à Garsen, au Kenya, en février 2014.  THE SENTINEL PROJECT

« Ce que nous faisons, c’est lutter contre la désinformation en fournissant aux gens la bonne information », a expliqué Christine Mutisya, la coordinatrice des projets de l’ONG, à Nairobi, au Kenya. « Donc, avant d’entreprendre quoi que ce soit, ils peuvent se demander : ‘ Est-ce que c’est vrai ? ’».

Le Sentinel Project a constaté que bien que le delta soit isolé et l’une des régions les moins développées du Kenya, 81 pour cent de ses habitants possèdent un téléphone portable et vivent dans des foyers avec plusieurs utilisateurs, dont 45 pour cent ont accès à Internet. Près d’un tiers des résidents utilisent Internet et Facebook.

Les initiateurs du projet ont décidé de mettre en place un projet pilote, qui a formé 193 « ambassadeurs de village » dans les 17 villages du delta. Les ambassadeurs ont des contacts personnels dans les villages et sont souvent issus de groupes pacifistes, de femmes et de jeunes. Ils ont été interviewés et devaient manifester un « désir de travailler pour la paix dans la région », a indiqué Christine Mutisya.

Les ambassadeurs sont les points de contact pour les villageois qui veulent signaler une rumeur ou se renseigner sur une rumeur. Ils permettent aussi aux équipes du Sentinel Project de faire un retour d’information sur la validité des rumeurs.

L’ambassadeur d’Una Hakika, Martin Buna, reçoit un message de rumeur. THE SENTINEL PROJECT
L’ambassadeur d’Una Hakika, Martin Buna, reçoit un message de rumeur.  THE SENTINEL PROJECT

Una Hakika suit trois étapes majeures pour réfuter les rumeurs et la désinformation :

Signalement et classement par ordre de priorité : Una Hakika compte environ 1.200 abonnés qui peuvent signaler les rumeurs par SMS. Ils peuvent aussi le faire par communication téléphonique ou en contactant les ambassadeurs de village. Donc, même si les villageois n’ont pas de téléphone, ils peuvent s’adresser à quelqu’un qui en a un ou parler à un ambassadeur de village.

Les rumeurs sont introduites dans le système WikiRumours conçu par le Sentinel Project.

WikiRumours est un système de gestion de l’information qui organise les rumeurs, les classe par ordre de priorité et en recherche l’origine. « Vous comprenez que tout ce qui concerne la sécurité, que ce soit une attaque imminente, une attaque qui a prétendument déjà eu lieu ou est en train de se produire, ou tout ce qui concerne des groupes armés, etc. se déplaçant dans la région, est placé immédiatement en tête de notre liste », a précisé Christopher Tuckwood, directeur exécutif du Sentinel Project.

Vérification : une fois les rumeurs classées par ordre de priorité, les équipes entreprennent de vérifier leur véracité. Elles peuvent facilement passer par des ambassadeurs de village ou par d’autres sources fiables. « Dans certains cas, les choses peuvent être plus ambiguës, alors nous faisons appel aux autorités, aux chefs de village et à d’autres ONG dans la région. La Croix-Rouge kényane, par exemple, opère assez largement dans la région et peut accéder à beaucoup d’informations que nous n’avons pas », a expliqué Christopher Tuckwood.

Intervention et contre-propagande : si une rumeur a été identifiée comme vraie, l’information peut être transmise à la police régionale et aux abonnés. Si l’information est fausse, les équipes peuvent émettre la bonne information en utilisant les mêmes canaux par lesquels elles reçoivent les messages : SMS, coups de téléphone et ambassadeurs de village.

Quelle que soit la véracité des rumeurs, les résultats et les réactions ne sont renvoyés qu’aux villages qui les ont signalées, a souligné Christopher Tuckwood, afin d’éviter que l’information soit propagée par inadvertance.

Des membres de l’équipe d’Una Hakika John Green Otunga, au centre, et Christine Mutisya à gauche, mènent une session de formation pour les ambassadeurs de village. ADRIAN GREGORICH/THE SENTINEL PROJECT
Des membres de l’équipe d’Una Hakika John Green Otunga, au centre, et Christine Mutisya à gauche, mènent une session de formation pour les ambassadeurs de village.  ADRIAN GREGORICH/THE SENTINEL PROJECT

Miser sur le succès
Après près de deux ans de fonctionnement, Una Hakika a remporté un succès notable. Les habitants du delta de Tana sont engagés et la police apporte généralement son soutien.

« Les autorités locales ont réagi positivement à Una Hakika parce que, bien sûr, nous pouvons réduire, par exemple, le nombre d’interventions qu’elles doivent effectuer avec leurs moyens limités », a ajouté Christopher Tuckwood.

Les organisateurs d’Una Hakika envisagent de déployer des drones humanitaires multirotors et à voilure fixe dans le delta du Tana, tel que celui-ci prêt à effectuer un vol d’essai à Kibusu, dans le comté du fleuve Tana, au Kenya. DREW BOYD/THE SENTINEL PROJECT
Les organisateurs d’Una Hakika envisagent de déployer des drones humanitaires multirotors et à voilure fixe dans le delta du Tana, tel que celui-ci prêt à effectuer un vol d’essai à Kibusu, dans le comté du fleuve Tana, au Kenya.  DREW BOYD/THE SENTINEL PROJECT

Utiliser les technologies pour rester en contact avec des zones éloignées ou moins développées permet aux forces de sécurité de ne réagir qu’aux incidents ou au signalement d’actes de violence les plus crédibles et de réaliser ainsi des économies de temps, d’argent et de moyens.

Le programme pilote, qui a démarré au début 2014, devrait s’achever en octobre 2015, mais les organisateurs espèrent pouvoir le prolonger. Les nouvelles se répandent au sujet du programme et des comtés environnants ont fait part de leur intérêt.

« Une chose, par exemple, qui nous préoccupe beaucoup au Kenya, ce sont les prochaines élections en 2017 », avoue Christopher Tuckwood. Le Kenya a un passé récent de violences électorales. D’ici là, le Sentinel Project espère qu’Una Hakika couvrira toute la région côtière, ainsi que d’autres points chauds du pays.

Le groupe s’oriente aussi vers d’autres régions comme la République démocratique du Congo, l’Afrique du Sud et le Soudan du Sud. Il examine aussi les possibilités de traiter le problème de la désinformation dans le secteur de la santé, du développement et de la gouvernance. L’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, est un exemple de la manière dont la désinformation peut transformer un événement sanitaire ou humanitaire en un grave problème de sécurité. Des agents de santé ont été tués en Guinée à cause de la désinformation et de la méfiance de la population locale.

« Cela a cessé d’être un simple problème sanitaire, et la désinformation l’a transformé en une véritable question de sécurité », a déploré Christopher Tuckwood. « Cela aurait été idéal de pouvoir utiliser un système comme Una Hakika et de l’intégrer dans cette riposte ».

En plus de s’étendre sur le territoire, le programme cherche à compléter la technologie qu’il utilise. En automne 2014, une équipe du Sentinel Project a emmené un petit véhicule aérien sans pilote (UAV), ou drone, dans le delta du Tana pour montrer aux villageois les possibilités de cet outil en matière de sécurité. L’idée est qu’une petite flotte d’UAV multirotors ou à voilure fixe puisse aller dans les endroits difficilement accessibles, pour des raisons de sécurité ou de logistique. « Nous nous étions attendus à beaucoup plus de scepticisme et nous avons été agréablement surpris par la réaction largement positive. Les gens s’inquiétaient pour leur sécurité, mais cela n’était rien à côté de l’enthousiasme de pouvoir utiliser ces systèmes pour la sécurité humaine », a déclaré Drew Boyd, directeur des opérations de Sentinel Project.

Le Sentinel Project collabore avec les autorités locales et nationales pour obtenir l’autorisation de faire voler des drones. Si l’autorisation est obtenue, des drones multirotors voleraient le long d’un périmètre de sécurité en diffusant des vidéos haute-définition au sol. Des drones à voilure fixe seraient déployés dans des zones de risque sécuritaire éloignées pour déterminer ce qui pourrait se passer en cas d’attaque. Un tel drone aurait été utile lors de l’attaque de l’université de Garissa par des militants d’al-Shebab, en avril 2015, qui a fait 147 morts, a déploré Drew Boyd.

« Lorsque nous avons parlé aux habitants du delta de Tana, non seulement ils ont été très favorables à l’idée, mais ils ont aussi suggéré beaucoup d’autres possibilités d’utilisations auxquelles nous n’avions pas pensé. Comme l’utilisation et la surutilisation des terres, la réalisation de grands projets agricoles qui pourraient avoir un effet néfaste sur les activités agricoles ou pastorales dans la région. Même la perte de têtes de bétail a donné lieu à des combats et à des attaques par le passé ».

Des abonnés d’Una Hakika dans le village Orma de Kipao participent à une session de formation. ADRIAN GREGORICH/THE SENTINEL PROJECT
Des abonnés d’Una Hakika dans le village Orma de Kipao participent à une session de formation.  ADRIAN GREGORICH/THE SENTINEL PROJECT

LES TIC DANS LA SÉCURITÉ

Alors que l’accès à Internet s’étend et que l’utilisation du téléphone portable prolifère en Afrique, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont le potentiel d’améliorer la sûreté et la sécurité des gens à travers le continent. Les TIC peuvent revêtir plusieurs formes :

LA PRODUCTION PARTICIPATIVE
La production participative ou crowdsourcing est le fait d’obtenir des services, des idées ou des informations d’un grand nombre de personnes, généralement par le biais de téléphones portables et d’ordinateurs. Le site web Ushahidi, qui signifie ‘témoignage’ en swahili, a utilisé la production participative pour réunir des informations sur les violences postélectorales qui ont éclaté en 2008.

CONTRE-PROPAGANDE
Les téléphones portables, les sites Internet et les réseaux sociaux peuvent aider les forces de sécurité à contrer la propagande des extrémistes et autres. La plate-forme Una Hakika du Sentinel Project enregistre les rumeurs de la région du delta du Tana, les classe par priorité, les vérifie et diffuse la bonne information.

SYSTÈMES D’ALERTE PRÉCOCE
Les systèmes d’alerte précoce peuvent informer les citoyens de désastres imminents, d’actions militaires, d’activités d’extrémistes ou de crises sanitaires. Selon Vanguard, l’ONU est en train de mettre en place un système, dans le nord-est du Nigeria, pour assurer une riposte rapide contre Boko Haram. Les habitants peuvent envoyer des messages en temps réel par SMS, vidéo ou photo. Une équipe d’opérations alertera la police proche et les postes de sécurité.

SURVEILLANCE
Des satellites, des véhicules aériens sans pilotes ou drones, et d’autres technologies peuvent être déployés pour surveiller des zones isolées ou des éruptions de violence. En 2011, la police nigériane a placé des caméras solaires pour surveiller des quartiers à forte criminalité à Abuja, Lagos, Port Harcourt et Yenagoa. Selon le quotidien nigérian Daily Independent, une dizaine de véhicules de police ont été équipés de GPS pour pouvoir intervenir lorsque les caméras détectent des activités criminelles.

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