Dans les missions multinationales, la préparation et la discipline sont essentielles
LE COLONEL EMMANUEL KOTIA, INSTRUCTEUR EN CHEF AU CENTRE INTERNATIONAL KOFI ANNAN DE FORMATION AU MAINTIEN DE LA PAIX À ACCRA, AU GHANA
Comme le cite Samuel Huntington, dans son livre The Soldier and the State (Le soldat et l’État), le professionnalisme militaire a trois caractéristiques : la responsabilité, l’unité institutionnelle et l’expertise. Celles-ci devraient être au centre de toutes les fonctions militaires. Leur importance dans le maintien de la paix remonte à 1948, alors que l’armée jouait un rôle primordial dans l’Organisme des Nations Unies, chargé de la surveillance de la trêve au Moyen-Orient, la première mission de maintien de la paix moderne. Aujourd’hui l’ONU mène 16 missions de maintien de la paix dans le monde entier. Elles dépendent toutes de l’engagement de soldats professionnels.
L’armée est généralement déployée comme force de stabilisation immédiate dans les zones de conflit pour que soit entamé le processus de paix. Pour accomplir sa mission, la composante militaire dépend des commandants, de l’expertise individuelle et de l’unité de la force.
On a beaucoup écrit sur le professionnalisme dans les armées nationales, mais relativement peu sur le professionnalisme dans le maintien de la paix. C’est une question d’importance cruciale, car un acte contraire à l’éthique ou un manque à la discipline de la part d’un soldat de la paix peut porter préjudice à la mission tout entière.
Le Liberia et le Liban : enseignements tirés sur le terrain
Les deux missions de maintien de la paix que je connais le mieux sont la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL), dans laquelle j’ai servi en tant que commandant du bataillon ghanéen de 2006 à 2007, et la mission de la force d’interposition de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (ECOMOG) au Liberia, dans laquelle j’ai servi en 1990. La FINUL a été créée en 1978 pour assurer le retrait des forces israéliennes du territoire libanais. En 2006, les combats reprirent au Liban, entraînant une guerre de 33 jours. Le conseil de sécurité a voté la résolution 1701 pour renforcer le mandat de la FINUL avec des troupes supplémentaires et des règles d’engagement fermes.
Le Liberia a, lui, sombré dans une guerre civile sanglante, après que Charles Taylor a envahi le pays à la tête du Front patriotique national du Liberia en décembre 1989. Plusieurs pays africains ont joué un rôle dans le conflit et, en l’absence d’intervention de l’ONU, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est intervenue en août 1990 avec l’ECOMOG. En raison de la mauvaise gouvernance de Taylor et d’accords d’après conflit inadéquats, le pays est retombé dans la guerre civile après des élections organisées par la CEDEAO. En conséquence, la mission de l’ONU au Liberia a été établie en 2003 pour maintenir la paix. Selon l’ONU, près de 150.000 personnes ont péri dans la guerre civile.
Les chefs militaires ont tiré un certain nombre d’enseignements sur le professionnalisme et sur les opérations résultant du déploiement de troupes dans ces deux pays, dans le cadre de diverses initiatives de paix.
La planification est essentielle : Une mauvaise planification peut porter un grave préjudice au professionnalisme des soldats de la paix. C’était le cas au Liberia, ou en raison d’un déploiement à la hâte, les officiers et les soldats ne disposaient pas des renseignements sur les belligérants nécessaires à la préparation de la mission. Lorsque l’opération de la CEDEAO a été transformée en mission de maintien de la paix, les soldats n’étaient pas préparés psychologiquement à affronter des factions rebelles. Ils n’avaient aucune idée de la capacité, du matériel et de la force des rebelles au Liberia. Beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas les facteurs ethniques, économiques et politiques qui alimentaient le conflit. Étant moi-même combattant, j’ai constaté que les soldats étaient mal équipés pour remplir leur nouveau rôle de maintien de la paix. Cela a causé des pertes dans les premiers stades du déploiement et a presque ébranlé le fondement professionnel de la force multinationale. L’enseignement à en tirer est qu’une connaissance approfondie des tenants et des aboutissants du conflit peut aider à préparer psychologiquement les soldats aux opérations de paix.
La discipline doit être appliquée : Certains contingents de forces multinationales ont carrément refusé d’obéir aux ordres de mener des opérations jusqu’à ce qu’ils aient reçu le feu vert de leur propre gouvernement. Un tel manquement au devoir a été observé au Liban et au Liberia, bien que les opérations aient été placées sous un commandement international unifié. Au Liberia, certains soldats ont refusé de participer à des opérations parce qu’ils avaient peur. Bien qu’ils aient été sévèrement punis par leurs divers contingents, la leçon à retenir ici est que les troupes doivent être préparées psychologiquement à opérer dans n’importe quelle circonstance et que le professionnalisme militaire est fondé sur l’obéissance aux ordres et sur une stricte discipline. Ce problème semble prendre de l’ampleur avec chaque nouvelle génération de personnel militaire et de soldats de la paix. Certains soldats sont moins enclins à subir des désagréments personnels et sont plus intéressés par leur solde que par les valeurs de leur profession. Cela porte les soldats à penser que ce qu’ils font est un métier comme un autre et non une carrière à vie. De plus en plus de cas de manque de professionnalisme ont été rapportés, poussant les commandants à isoler et à punir les individus concernés.
Respect de la culture locale : Une faute grave ou un manque de compréhension des pratiques culturelles a des conséquences fâcheuses pour les soldats de la paix. Au Liban, par exemple, pour des raisons de sensibilité religieuse, les hommes ne doivent avoir aucun contact direct avec les femmes en public. Dans cette partie du monde, les femmes sont hautement respectées. De même, selon la tradition islamique, il est interdit de boire en public ou de vendre de l’alcool dans le sud du Liban. Des incidents isolés se sont produits au Liban, au cours desquels des Casques bleus ont violé ces pratiques culturelles et ont été victimes de représailles ou d’attaques de la part de milices. Bien que quelques-unes de ces situations aient été résolues par le dialogue et les négociations, c’est un domaine potentiellement explosif qui peut limiter les opérations des soldats de la paix et porter préjudice au professionnalisme et à la discipline. La solution est d’inculquer aux soldats de la paix les normes et les pratiques culturelles avant leur déploiement. Le non-respect des pratiques culturelles sera source d’hostilité. Dans le maintien de la paix, la compréhension et l’attitude à l’égard des sensibilités devraient être un élément essentiel d’évaluation du professionnalisme des soldats de la paix.
Le matériel doit correspondre au mandat : Un enseignement majeur tiré de l’opération de la CEDEAO au Liberia provient de ce qu’elle a été déplacée, à divers moments, pour faire face à la menace des forces belligérantes. Une série d’attaques menées par les rebelles en 1990, y compris deux assauts sur le quartier général de l’ECOMOG et la détention d’un peloton de Casques bleus par un groupe de rebelles, a poussé l’ECOMOG à passer d’opérations de maintien de la paix à l’imposition de la paix. La force multinationale ne disposait pas des effectifs ni du matériel nécessaire pour combattre les rebelles. C’est grâce à l’arrivée rapide de renforts du Nigeria et du Ghana que la situation a pu être sauvée. Le Nigeria a augmenté la puissance de tir de la force avec des bataillons mécanisés et des régiments blindés et d’artillerie. De même, au Liban, seulement deux bataillons disposant d’un équipement léger (Ghana et Inde) avec des unités de combat et de soutien d’autres forces multinationales ont été déployés dans les secteurs opérationnels, lorsqu’a éclaté la guerre de 33 jours, en juillet 2006. En conséquence, la FINUL a été incapable de prévenir des incursions et des attaques des deux côtés, bien que la force ait été responsable des patrouilles dans le sud du Liban. Sur le plan professionnel, la FINUL était inefficace au cœur de la confrontation, sauf pour apporter son aide aux actions humanitaires. Pour remédier à la situation, le conseil de sécurité a rapidement voté la Résolution 1701 pour faire cesser les hostilités et a augmenté la taille de la force en la dotant d’un mandat solide. En conséquence, des forces supplémentaires bien équipées ont été déployées. Il ressort des deux scénarios que les soldats de la paix doivent être bien équipés dès le départ pour remplir leur mandat de manière professionnelle. Sans le nombre requis d’effectifs et de matériel, ils connaîtront de graves problèmes.
Principes directeurs
Les opérations de paix modernes demandent un haut niveau de discipline, un comportement professionnel et éthique. En l’absence de ces principes directeurs, la plupart des opérations de paix connaîtront d’importants revers et ne pourront pas remplir les mandats de la mission. La discipline militaire s’obtient par l’entraînement qui développe la maîtrise de soi, un caractère solide et l’efficacité chez chacun des membres de l’unité. Des soldats bien entraînés comprennent l’importance d’être soumis à un contrôle pour le bien du groupe. La discipline est ce qui différencie les forces rebelles d’une armée régulière et on ne soulignera jamais assez son importance. C’est un comportement qui doit être acquis par une formation adéquate pour garantir que les individus ou groupes observeront les règles et pour créer une armée solidaire, capable de mener des opérations de paix modernes.
Pour assurer une discipline efficace et un comportement professionnel et éthique lors d’opérations de paix modernes, les chefs militaires peuvent suivre quelques principes de base.
- Être cohérent et juste. Les personnels doivent être conscients que les récompenses ou les punitions sont dues à leur comportement et non au favoritisme, à l’humeur ou aux préférences de leurs supérieurs.
- Les chefs doivent être loyaux envers leurs hommes et femmes et mériter leur loyauté en retour. Ils doivent s’intéresser à eux et faire en sorte qu’ils bénéficient de leurs droits et privilèges sur le théâtre d’opérations.
- Les supérieurs doivent apprendre à féliciter en public et à réprimander et punir en privé pour garantir la discipline et la loyauté.
- Les supérieurs doivent donner l’exemple. La confiance est encouragée par la réalisation des objectifs de la mission que le supérieur doit expliquer clairement. Les chefs, à tous les niveaux, peuvent mener des patrouilles et d’autres opérations majeures pour démontrer ces caractéristiques de leadership.
Conclusion : Le maintien du professionnalisme militaire dans les opérations de paix
Il est important d’inculquer aux soldats de la paix que les mauvais agissements et attitudes peuvent affecter les opérations de paix. Certains contingents renvoient chez eux les soldats de la paix qui ont enfreint les règles pour qu’ils subissent des sanctions disciplinaires. Ces personnels peuvent être traduits devant des conseils de discipline dans la zone de mission et, s’ils sont jugés coupables, être rapatriés immédiatement pour purger leur peine chez eux. Cette mesure dissuade les autres d’enfreindre les règles. Les bataillons ghanéens déployés dans des missions à travers le monde ont adopté de telles mesures pour maintenir la discipline et le professionnalisme parmi les soldats de la paix. Lorsque j’étais commandant au sein de la FINUL, j’ai été confronté à ce genre de problèmes et mon bataillon a adopté cette stratégie. Maîtriser l’indiscipline aidera à élever le niveau de professionnalisme au sein des opérations de paix modernes.
Il est essentiel que les politiques et les chefs militaires connaissent l’historique des conflits avant de déployer les contingents de Casques bleus, afin d’éviter les problèmes. Il peut être demandé à l’ONU, et aux organisations continentales et régionales, d’adopter des mesures pour que les politiques et les commandants des pays contributeurs fassent un sérieux effort pour comprendre l’historique et le contexte des conflits avant de déployer des contingents. Sans une bonne compréhension, il ne peut pas y avoir de préparation adéquate des forces d’intervention dans une opération de maintien de la paix. Lorsque les troupes sont mal préparées et ne disposent pas du matériel nécessaire pour affronter les parties au conflit, cela peut nuire à leur professionnalisme. Une analyse approfondie du concept des opérations par les responsables politiques permettra d’évaluer quel doit être le type de force et de matériel requis.
Il est essentiel de coordonner la formation des Casques bleus afin de maintenir et d’améliorer le professionnalisme au sein des forces multinationales. Le maintien de la paix moderne a adopté une approche multidimensionnelle qui a rendu les opérations plus complexes. Pour maintenir un degré élevé de professionnalisme, il est nécessaire de former les personnels à l’approche multidimensionnelle avant de les déployer. Cette formation doit inclure une orientation sur les aspects culturels, l’engagement civilo-militaire et une préparation psychologique à l’environnement du maintien de la paix. La formation aux missions de paix intégrées est censée être effectuée par le Service intégré de formation (SIF) de l’ONU. Cependant, beaucoup d’autres institutions, non reconnues par le SIF, sont apparues et elles utilisent différentes méthodes et enseignent différentes doctrines. Il en résulte une grande disparité de formation et de capacité de réaction parmi les forces multinationales. Une formation aux opérations de maintien de la paix modernes mieux coordonnée et reconnue par le SIF permettrait d’impulser et de maintenir le professionnalisme.
Le professionnalisme du personnel militaire déployé pour des opérations de maintien de la paix modernes joue un rôle essentiel dans le succès de telles missions. Il doit reposer sur un bon leadership qui assure le maintien de la discipline au plus haut niveau pour permettre aux soldats de la paix d’assurer leur mission de manière optimale. La discipline est le fondement de la profession militaire. La formation est aussi un élément important. Sans la formation adéquate, complétée par la logistique requise, les Casques bleus ne disposent pas des outils nécessaires à l’accomplissement de leur mission. Étudier les enseignements tirés de missions précédentes peut permettre aux forces de maintien de la paix d’atteindre, dans l’avenir, un niveau plus élevé de professionnalisme.
De 2006 à 2007, le colonel Emmanuel Kotia, des forces armées du Ghana, a commandé le bataillon ghanéen de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban. Il a aussi servi dans des missions de maintien de la paix au Cambodge, en République démocratique du Congo, au Liberia, au Rwanda et au Sahara occidental. Il est coordinateur des programmes de formation et instructeur en chef au Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix, à Accra. Il enseigne à l’école d’état-major et de commandement des forces armées du Ghana le programme de Master de défense et de politique internationale et est professeur invité à l’université d’État de Kennesaw, aux États-Unis et à l’université du Bedfordshire, au Royaume-Uni. Son livre Ghana Armed Forces in Lebanon and Liberia Peace Operations, a été publié en avril 2015 chez Lexington Books.