Africa Defense Forum

Une Guerre De Mots

LA LUTTE CONTRE L’EXTRÉMISME SUR INTERNET DEMANDE CRÉDIBILITÉ ET PERSÉVÉRANCE.

PERSONNEL D’ADF

Cest un vif combat chargé d’émotions et d’échanges de coups. Cependant, dans cette confrontation, les protagonistes se servent de mots et non pas d’armes et les salves sont limitées à 140 caractères.

Depuis plusieurs années, le commandant Emmanuel Chirchir, responsable des affaires publiques au sein des Forces de Défense du Kenya, mène un combat informationnel sur Twitter contre le groupe terroriste Al-Shebab. Il utilise ce réseau social pour contredire ses adversaires, pour contrecarrer la désinformation et, surtout, pour s’adresser directement aux civils et pour les informer de la lutte sur le terrain en Somalie. L’objectif final, a-t-il affirmé, est de gagner une guerre d’idéologies.

Des ex-combattants d’Al-Shebab expliquent, lors d’un événement en 2009, leur décision de déserter le groupe extrémiste. [AFP/GETTY IMAGES]
Des ex-combattants d’Al-Shebab expliquent, lors d’un événement en 2009, leur décision de déserter le groupe extrémiste. [AFP/GETTY IMAGES]

« Nous avons utilisé la même plate-forme qu’Al-Shebab pour nuire à ses objectifs », a expliqué Emmanuel Chirchir dans un entretien avec Sahabi Online. « Il était vital pour nous d’affirmer notre présence dans le cyberespace pour lutter contre l’ennemi. »

Parfois, ses tweets sont pleins d’humour. Dans l’un d’eux, Emmanuel Chirchir a écrit sur le compte Twitter d’Al-Shebab, HSMPress, pour demander au groupe d’arrêter « d’interdire aux femmes de porter des soutiens-gorge ».

À d’autres moments, ses tweets cherchent à démontrer l’hypocrisie du groupe. Après un bombardement qui avait fait 30 victimes dans le camp d’Al-Shebab en 2013, Emmanuel Chirchir avait écrit : « Si seulement [Médecins sans Frontières] était resté en Somalie ». Al-Shebab avait, en effet, forcé l’organisation humanitaire à quitter le pays en août 2013, par des attaques répétées qui menaçaient la sécurité des médecins.

Emmanuel Chirchir, connu sous le nom de « Commandant tweeteur », assure qu’il est en ligne de 6 heures du matin jusqu’à plus de minuit tous les jours. Il estime qu’il est d’une importance capitale de riposter en temps réel aux revendications d’Al-Shebab.

« La manière de faire traditionnelle est dépassée », a déclaré Emmanuel Chirchir dans un entretien avec NTV. « En participant aux réseaux sociaux à ce moment précis de l’opération, nous voulons donner à tous une image claire de ce qui se passe sur le champ de bataille et les sensibiliser directement au sein de leurs foyers, sur leurs ordinateurs et sur leurs téléphones. »

UNE NOUVELLE FRONTIÈRE

Dans la lutte contre l’extrémisme, Internet est un espace dynamique, d’une part pour recruter des adhérents et, d’autre part, pour réfuter l’idéologie extrémiste et les fausses revendications. Selon des experts antiterroristes, il est plus économique de gagner une guerre d’idées en ligne que de se battre contre un fanatique endurci sur un champ de bataille ou dans une zone urbaine.

Or, la guerre d’idéologies nécessite de s’aventurer en dehors d’une certaine zone de confort. Elle exige de confronter l’ennemi sur un pied d’égalité. Aucun des deux côtés ne contrôle la plate-forme d’expression et les tentatives de museler le discours en ligne s’avèrent inefficaces. Par exemple, après les attaques terroristes du centre commercial Westgate, au Kenya, Twitter a fermé, en vain, de nombreux comptes liés à Al-Shebab. De nouveaux comptes ont rapidement surgi pour remplacer les comptes interdits. L’attention qu’ils ont attirée a probablement profité à Al-Shebab.

« Compte tenu de la grande porosité de leurs structures, il est impossible de cibler exactement leurs messages, a écrit l’analyste Jamie Kerr. Même si Twitter a fermement l’intention de limiter les opérations en ligne d’Al-Shebab sur son réseau, il aura beaucoup de mal et se retrouvera à jouer au chat et à la souris : lorsqu’il fermera un compte, un autre sera ouvert simultanément. »

De plus, la fermeture de sites Web terroristes ou de comptes de réseaux sociaux peut occulter un instrument utile de collecte de renseignements. En effet, les tweets contiennent souvent d’importants noyaux d’information. Nombreux sont ceux qui suivent les tweets d’un extrémiste, notamment des sympathisants ou des financiers du terrorisme. 

Alors, comment rédiger un message antiterroriste efficace ? Le chercheur Michael Pizzuto a établi que toute campagne de lutte contre l’idéologie terroriste doit d’abord réussir à deux niveaux : elle doit être crédible et compatible. Un message crédible est issu d’une source que le public considère comme fiable et authentique. Par exemple, un dignitaire religieux sera immédiatement crédible sur des questions de doctrine religieuse. Un message compatible est diffusé d’une manière et à l’aide d’un support accessibles et compréhensibles par le public. Par exemple, un message diffusé uniquement sur Internet ne sera pas compatible avec une population qui reçoit ses informations uniquement par la radio. De même, une étude théorique complexe ne sera probablement pas compatible avec des jeunes sans éducation.

Comme l’a écrit Michael Pizzuto, « l’objectif est de mettre hors d’état de nuire l’arme la plus puissante d’un terroriste, c’est-à-dire son idéologie. Il s’agit non seulement d’éviter que de nouvelles recrues rejoignent les rangs des organisations terroristes, mais aussi d’implanter un message de substitution au sein de l’organisation terroriste elle-même, en vue d’augmenter le nombre de défections. »

Cette stratégie, que Michael Pizzuto appelle « l’envoi de messages alternatif », doit poursuivre un objectif clair. L’analyste Liat Shetret, du Centre mondial sur la sécurité coopérative, a expliqué qu’une campagne efficace d’envoi de messages a quatre buts importants :

1. BANALISER LES PERSONNALITÉS CULTES

Beaucoup de groupes terroristes sont en mesure de recruter des jeunes impressionnables en promouvant l’image d’un personnage « culte ». Ces groupes se donnent beaucoup de mal pour présenter ces personnages comme étant sages, justes et pratiquement invincibles. Par le passé, Al-Qaida a utilisé à ces fins Anwar al-Awlaki et Oussama Ben Laden. Mokhtar Belmokhtar a joué un rôle similaire pour le groupe nord-africain Al-Qaida au Maghreb islamique.

Ces personnages publient des vidéos de recrutement, font l’objet de discussions sur des forums et diffusent souvent des discours religieux et politiques sur Internet. Or, cette même technologie peut être utilisée pour dénoncer leur hypocrisie, par exemple en exposant la disparité entre les croyances qu’ils professent et leur mode de vie. La réputation du fondateur défunt de Boko Haram, Mohammed Yusuf, a été entachée par des révélations selon lesquelles il vivait somptueusement, était très cultivé et conduisait une Mercedes. Ce mode de vie ne cadrait pas avec ses déclarations publiques dans lesquelles il rejetait la culture et l’éducation occidentales.

2. CONTREDIRE LA DOCTRINE EXTRÉMISTE

Beaucoup de groupes fanatiques se fondent sur une interprétation déformée de l’Islam pour motiver et embrigader les recrues. Il est généralement facile de réfuter ces interprétations. Formulée par un messager crédible (comme un dignitaire religieux ou un ancien combattant), la contradiction d’une doctrine de groupes extrémistes peut provoquer le revirement intellectuel de certains combattants. La Mauritanie a remporté certains succès en envoyant des imams dans les prisons pour débattre avec des combattants salafistes en attente de leur jugement. Certains de ces débats ont été diffusés à la télévision publique.

3. DÉMYSTIFIER L’ATTRAIT DU MODE DE VIE TERRORISTE

La cause terroriste est généralement décrite par ses défenseurs comme honorable, prestigieuse et juste. Toutefois, la réalité quotidienne est tout à fait différente. Un contre-discours efficace doit insister sur l’isolement, les douleurs physiques endurées par les partisans et les souffrances infligées aux victimes par ces groupes. En 2012, l’Associated Press a interrogé des combattants d’Al-Shebab qui avaient fui le groupe et raconté les conditions horribles dans lesquelles ils avaient vécu. Ils ont évoqué le manque de nourriture et les exécutions de certains de leurs amis devant eux par des dirigeants d’Al-Shebab. « Je me sentais enfermé dans une cage, comme un animal », a rapporté l’un de ces anciens combattants. « Nous n’avions même pas le droit de téléphoner à nos parents. »

Les groupes terroristes se donnent aussi beaucoup de mal pour déshumaniser leurs cibles. Un contre-discours efficace donne une voix à ces victimes et confronte les partisans du terrorisme au véritable coût humain de leurs actions. Des organisations comme le Réseau mondial des survivants, qui a recueilli des témoignages de victimes d’attentats terroristes sur six continents, ont réussi à attirer l’attention sur la souffrance causée par le terrorisme.

Certaines organisations estiment que les transfuges sont les meilleurs messagers. En effet, ils jouissent d’une crédibilité immédiate auprès du public. Omar Ashour, spécialiste du terrorisme à l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni, a déclaré que ces voix étaient puissantes et persuasives pour de jeunes oreilles. « Pour la première fois dans l’histoire du djihadisme, nous nous trouvons en présence d’une « masse critique » d’anciens militants qui se sont rebellés non seulement contre les agissements des djihadistes, mais aussi contre l’idéologie qui les motive, a écrit Omar Ashour. Leur message aux jeunes générations de sympathisants et de recrues potentiels est puissant : «Nous sommes les pionniers du djihadisme et les auteurs d’une grande partie de sa littérature. Voilà nos expériences et ce qui a mal tourné.» »

4. S’EXPRIMER DANS LE LANGAGE URBAIN ET LE PARLER LOCAL DES JEUNES

Les groupes terroristes recrutent généralement en marge de la société. Les recruteurs ciblent des jeunes aux abois sur le plan financier et qui se sentent marginalisés. Cela explique pourquoi, un peu partout dans le monde, les bidonvilles ont constitué des viviers d’extrémistes. Pour arracher cette population à risque à l’emprise du terrorisme, un discours académique ou élitiste n’aura aucun effet. Il doit être authentique et trouver écho auprès de ce groupe.

L’exemple de Waayaha Cusub, un groupe d’artistes de hip-hop somaliens, basés au Kenya, illustre comment ils ont réussi à toucher un public de jeunes par leur musique et leurs paroles qui dénoncent Al-Shebab. Le groupe a aussi gagné le respect de ses fans, car certains musiciens ont été victimes du groupe terroriste, mais ont refusé de se taire.

LE RÔLE DU GOUVERNEMENT

Les pouvoirs publics, l’armée et la police sont clairement capables d’émettre un message antiterroriste qui atteigne un large public. Ils disposent d’une infrastructure très avancée. Par ailleurs, dans la plupart des cas, ils peuvent diffuser leur message en ligne, dans la presse écrite, à la radio ou à la télévision. La question qui se pose est peuvent-ils être crédibles ?

Aux yeux des extrémistes, un message émanant de l’armée ou du gouvernement dénonçant le terrorisme équivaut pratiquement à un assentiment. Ils pensent que leur cause est juste et que le gouvernement et l’armée sont leurs ennemis. Pour eux, être accusés par ces organisations est une distinction honorifique.

Alors, comment les professionnels de la sécurité peuvent-ils riposter ? Selon Michael Pizzuto, lorsque des messagers crédibles se manifestent, notamment des terroristes ayant fait défection, le gouvernement peut les aider à mieux diffuser leur message. « Les efforts doivent porter sur des éléments externes qui n’influencent, en aucune manière, le message ou les messagers, comme la fourniture de ressources (par exemple, une aide financière ou un logement) aux transfuges, a-t-il écrit. Après avoir quitté une organisation terroriste, ces personnes peuvent se trouver confrontées à des difficultés financières imprévisibles et à l’éloignement de leur famille. Dans certains cas, l’aide aux transfuges, s’est avérée hautement efficace en termes de prévention des récidives. »

Toutefois, d’après Michael Pizzuto, il est préférable que le gouvernement se tienne à l’écart des campagnes de diffusion messages. Les activités de sensibilisation du public mettant en avant le mal causé par le terrorisme aux victimes et à l’économie des pays ont plus d’impact lorsqu’elles sont organisées par des groupes de la société civile et qu’elles ne sont pas explicitement entérinées par le gouvernement ou l’armée.

L’histoire récente démontre qu’une trop grande ingérence du gouvernement peut avoir un effet inverse. La fondation britannique Quilliam, qui œuvre contre l’extrémisme islamique, a été discréditée aux yeux de certains lorsqu’en 2011, la presse a révélé qu’elle avait été partiellement financée par le gouvernement du Royaume-Uni.

Sachant cela, les professionnels de la sécurité pourront trouver plus efficace de s’en tenir aux faits lorsqu’ils affrontent les extrémistes en ligne. Au Kenya, Emmanuel Chirchir a régulièrement utilisé sa plate-forme pour réfuter les mythes colportés par Al-Shebab, y compris des déclarations selon lesquelles les militants avaient abattu un avion de chasse kenyan et coulé un navire de la Marine.

Emmanuel Chirchir a aussi dressé une liste des succès remportés par les Forces de défense du Kenya et la Mission de l’Union africaine en Somalie, notamment le nombre de combattants tués ou capturés. « Nous proclamons nos victoires et frappons l’esprit de ses combattants coup par coup », a-t-il déclaré.

L’un des tweets les plus populaires d’Emmanuel Chirchir exhortait les Kenyans et les Somaliens à ne pas vendre leurs ânes à Al-Shebab qui s’en servaient pour transporter des armes.

Il est difficile de mesurer l’impact de ce type d’affrontement en ligne. Cependant, le 9 janvier 2014, Al-Shebab a publié une déclaration que certains ont considérée comme un drapeau blanc dans la guerre de l’information. Dans quinze jours, a déclaré le groupe, tous les services d’Internet et de téléphonie mobile seront interdits dans les régions contrôlées par Al-Shebab. Le groupe, qui se targuait jadis d’être à la pointe de la technologie, a ensuite fait du porte-à-porte pour confisquer les téléphones portables avec accès à Internet dans les villages somaliens.

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