GÉNÉRAL DE BRIGADE (À LA RETRAITE) KHALIFA NAFTI, ARMÉE DE L’AIR TUNISIENNE
Plus de huit ans après les manifestations du printemps arabe en 2011, de nombreux habitants d’Afrique du Nord aspirent encore à la liberté et la dignité. La stabilité et la sécurité que beaucoup espéraient au début des manifestations sont toujours hors d’atteinte dans de nombreux pays.
Des questions se posent toujours : Les habitants de la région pourront-ils obtenir cette liberté et cette dignité dans les années à venir ? La transition qui a commencé en 2011 conduira-t-elle au progrès et à la stabilité, ou à davantage de troubles et d’insécurité ? Cela dépendra de deux éléments fondamentaux : la confiance et l’état de droit. Ces deux éléments constituent la fondation de la croissance et de la stabilité.
Les chefs politiques arabes doivent se soumettre à l’état de droit pour rester au pouvoir et éviter les troubles sociaux. En fait, la confiance dans un gouvernement est fondée sur l’état de droit, ce qui est le souhait de la plupart des populations arabes.
Les professionnels des forces armées doivent aussi considérer comment ils peuvent aider à créer un environnement stable pour un avenir prospère. Les chefs militaires peuvent démontrer leur engagement envers cette stabilité en s’assurant de demeurer aux côtés du peuple lorsque ces transitions commencent. Pour ce faire, il faut garantir la sécurité des civils et de leurs institutions contre les troubles et maintenir une même distance avec tous les partis et les factions politiques.
Une vue d’ensemble du paysage social et politique de la région, avant et après 2011, offre une perspective et des leçons pour les pays qui ont émergé de la crise du printemps arabe ou qui continuent à avoir des difficultés pour le faire. À partir de ces défis, nous pouvons dériver des solutions et des étapes à suivre pour assurer une croissance continue vers la bonne gouvernance et l’état de droit.
DES LEÇONS À L’HORIZON
Les experts semblent convenir que la reprise ne sera pas facile pour les pays nord-africains. Les observateurs tels que l’analyste géopolitique George Friedman et l’écrivain Robert Kaplan soutiennent que le printemps arabe ne constituait pas une garantie de démocratie, ni un chemin rapide pour y parvenir.
M. Kaplan, qui est aussi le directeur général d’Eurasia Group, écrivait dans Foreign Policy en 2015 : « Hélas ! Ce que l’on appelle le printemps arabe ne concernait pas la naissance de la liberté, mais l’effondrement de l’autorité centrale, ce qui n’a rien à voir avec la question de savoir si ces états, qu’ils soient ou non artificiels, étaient prêts aux rigueurs de la démocratie. »
Les raisons pour cela sont nombreuses et variées.
La première provient de ce que l’on peut appeler un contexte environnemental. Depuis les années 90, le monde est devenu plus mondialisé, à mesure que les affaires, le commerce et les voyages ont transcendé les frontières nationales. En bref, le monde est devenu plus interdépendant et plus interconnecté.
Ces changements ont souligné que la stabilité dépend de la sécurité, et que la sécurité dépend de l’économie. Les économies, à leur tour, dépendent de facteurs tels que la géographie, l’histoire, la culture et la politique. Les leaders doivent se souvenir du contexte environnemental lorsqu’ils s’efforcent d’obtenir la stabilité. Ils doivent ensuite établir une vision pour atteindre ces buts. Si on ignore tout maillon de cette chaîne, l’échec sera assuré.
Les faiblesses dans ces domaines ont aidé à provoquer les révolutions de 2011. Mais ces mêmes faiblesses ont conduit à une augmentation des troubles depuis 2011. Il est essentiel de les adresser afin d’améliorer les conditions de vie.
La deuxième raison pour laquelle les troubles sont fréquents dans cette région est que les souhaits et les rêves du peuple sont souvent ignorés. Depuis des décennies, le peuple fait face à un manque de justice, de dignité et de liberté. Ces carences des droits humains de base sont courantes dans ces pays, qu’ils aient ou non éprouvé récemment la révolution ou les bouleversements.
Certains observateurs ont indiqué que les conditions dans la région se sont détériorées depuis 2011. Comme preuve, ils offrent la guerre civile, l’augmentation du terrorisme, de la traite humaine et du trafic de tous les articles de contrebande, y compris les armes. Résultat notable : d’innombrables réfugiés et des milliers de gens qui ont perdu la vie.
Ceci peut être attribué, en partie, aux leaders qui ont pris le pouvoir à la suite du printemps arabe, et qui ont souhaité gouverner sans avoir de vision claire de la route à suivre pour leur pays.
Les exceptions notables incluent l’Égypte et la Tunisie qui, malgré de nombreux défis, ont enregistré des reprises plus régulières, du fait de leurs longs antécédents de sécurité et d’institutions fortes de l’état.
LES DÉFIS DE LA CROISSANCE ET DE LA STABILITÉ
L’ancien général chinois Sun Tzu, stratège militaire, écrivain et philosophe, a écrit dans L’Art de la Guerre que, pour réussir, il fallait se connaître soi-même et connaître son ennemi.
« Si vous connaissez l’ennemi et que vous vous connaissez, vous n’aurez pas à craindre le résultat de cent batailles, écrit-il. Si vous vous connaissez, mais vous ne connaissez pas l’ennemi, pour chaque victoire que vous gagnerez vous subirez aussi une défaite. Si vous ne connaissez ni l’ennemi ni vous-même, vous succomberez dans chaque combat. »
Les conseils de Sun Tzu pourraient éclairer les responsables nord-africains alors qu’ils se préparent à affronter les défis.
En premier lieu, il est probable que la menace principale proviendra de l’intérieur, à cause des contraintes historiques imposées aux populations, qui conduisent à l’instabilité. En outre, ils doivent se préparer à affronter les menaces transnationales telles que les différentes formes de contrebande.
Deuxièmement, les pays doivent réaliser que beaucoup des défis qu’ils affrontent sont le résultat d’une carence de gestion, de leadership et de vision aux plus hauts niveaux de l’état. Un point de vue stratégique, et le fait de « se connaître soi-même », aideront les pays à surmonter ces défis.
En plus de Sun Tzu, le point de vue du colonel John Warden de l’Armée de l’air des États-Unis (à la retraite) est révélateur.
Le colonel Warden a proposé la théorie des « cinq cercles », qui a été utilisée avec succès comme guide lors de la campagne aérienne de l’Opération Tempête du désert en 1991, dans laquelle une coalition multinationale conduite par les États-Unis a affronté les forces irakiennes de Saddam Hussein pour les chasser du pays voisin du Koweït.
Le modèle des cinq cercles comporte des zones d’intérêt qui doivent être attaquées et suffisamment dégradées pour que l’ennemi puisse être vaincu, selon UKEssays.com. Ces zones sont : les forces militaires déployées, la population, l’infrastructure, les composantes essentielles du système et le leadership. Selon cette perspective, si les cercles externes sont suffisamment neutralisés, le leadership de l’ennemi, qui constitue le cercle central, sera exposé et pourra être vaincu.
Avec les considération de Sun Tzu et du colonel Warden en tête, les leaders devraient s’engager à identifier et à s’accorder sur l’ennemi principal de la stabilité et de la bonne gouvernance. Après avoir déterminé ce qui constitue le centre de gravité de cet ennemi, le partage de l’information et du renseignement constituerait la première étape pour le combattre. Selon le modèle du colonel Warden, cet ennemi occupe le cercle central.
De là, les leaders analyseraient ce qui constitue les quatre autres cercles. Ils pourraient inclure ceux qui financent l’extrémisme, les recruteurs, les organismes affiliés et ceux qui rentrent chez eux après avoir combattu pour des causes extrémistes à l’étranger, par exemple l’État islamique en Irak et en Syrie.
Afin d’attaquer ces cercles extérieurs dans le but de vaincre l’ennemi au centre, les leaders et les gouvernements devront être organisés, avoir des objectifs clairs et maintenir des institutions fortes avec des stratégies judicieuses. Cette activité est pleinement conforme à l’état de droit.
Les cinq cercles du colonel Warden peuvent aussi être utilisés comme modèle de construction pour reconstruire un état qui garantit la sécurité, développe l’économie et maintient la stabilité. Bien entendu, ceci doit être fait tout en considérant le contexte environnemental et national mentionné ci-dessus.
LES CINQ CERCLES EN TANT QUE MODÈLE DE CONSTRUCTION
Lorsque le concept des cercles militaires est utilisé comme modèle pour la reconstruction d’un gouvernement efficace, le centre représente la légitimité des chefs de l’exécutif obtenue à la suite d’élections libres et équitables et de la mise en application de l’état de droit. Cette légitimité aidera les leaders à effectuer les réformes et les ajustements nécessaires tout en préservant l’état de droit. C’est grâce à cette légitimité gagnée que le gouvernement et ses chefs gagneront aussi la confiance du peuple qu’ils servent. Le peuple, à son tour, aura alors confiance dans les institutions gouvernementales, ce qui les renforcera.
L’état de droit peut en outre gagner la confiance du peuple en garantissant la liberté d’expression et les droits de la femme. Les femmes représentent la moitié de la population; lorsqu’elles sont donc éduquées et émancipées, elles peuvent constituer une force importante pour la croissance économique, tout en encourageant l’ouverture d’esprit des générations futures.
Le deuxième cercle de ce modèle représente la bonne gouvernance. Pour la réaliser, les chefs de l’exécutif devront penser comme des stratèges, en employant une vision claire, des objectifs et des stratégies pour atteindre leurs buts. Ceci exige une volonté de lutter contre la corruption, de rejeter le népotisme, et de garantir la justice et l’égalité.
Le troisième cercle serait celui des réformes, en particulier concernant l’éducation et l’investissement dans les opportunités d’emploi. La disponibilité de l’emploi est l’une des meilleures façons de donner l’espoir aux jeunes, dont le nombre est en pleine croissance.
Le quatrième cercle concernerait les valeurs telles que l’ouverture, la tolérance et la coexistence pacifique. Ces idéaux doivent être inculqués chez les citoyens, depuis la jeunesse, et nécessiteront le dialogue, le consensus et le compromis. Ces valeurs prépareront les générations futures à penser avant d’agir et à résister à la tentation d’accepter les invitations de rejoindre les causes extrémistes, même dans l’absence d’une meilleure alternative.
Finalement, le cinquième cercle encouragerait un système pédagogique moderne, capable de générer des aptitudes et des compétences du monde réel qui favorisent la croissance et le développement tout en accroissant les opportunités d’emploi.
En nous concentrant sur la Tunisie, nous pouvons mieux comprendre ce concept.
Il y a plus de 60 ans, la Tunisie avait adopté un système d’éducation moderne et avait accordé le droit de vote aux femmes. Mais la gouvernance et l’instabilité ont conduit à une révolution. Celle-ci a provoqué la perte de vies et la perte d’opportunités économiques. Malgré cela, du fait des antécédents tunisiens de responsabilisation des femmes et d’établissement d’une culture de dialogue et de compromis, le pire a été évité.
Aujourd’hui, la Tunisie va de l’avant, bien qu’elle le fasse lentement. Mais les défis liés à la sécurité et l’économie sont toujours présents.
Il existe quelque chose qui aiderait à accélérer la réalisation de l’état de droit : la création de la Cour constitutionnelle, qui est prévue dans la Constitution tunisienne de 2014.
La Constitution exige que le parlement choisisse quatre des 12 membres de la Cour. Le président et le Conseil supérieur de la magistrature choisissent chacun quatre membres, selon Human Rights Watch. En date de février 2020, la Cour n’a pas encore été constituée.
Les forces armées nationales peuvent aider à assurer ces processus en s’engageant à se tenir aux côtés du peuple dès le début. La protection contre les troubles et la préservation de la sécurité aideront à assurer la transition vers l’état de droit, du moment que les forces armées se tiennent à distance égale de tous les partis et intérêts politiques.
Tant que l’état de droit sera impossible à atteindre pour le peuple, la confiance entre le peuple et son gouvernement restera au niveau bas. Le temps est venu de convertir le rêve de l’état de droit en réalité pour assurer la sécurité, la stabilité et la prospérité à long terme de la Tunisie et de l’ensemble de l’Afrique du Nord.
BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR: Le général de brigade (à la retraite) Khalifa Nafti de l’Armée de l’air tunisienne a servi deux fois en tant que commandant de base aérienne et a été pendant sept ans le commandant de la défense aérienne de Tunisie. Depuis son départ en retraite en 2016, le général Nafti a travaillé en tant que conseiller principal en matière de sécurité à l’Institut tunisien pour les études stratégiques. Depuis 2013, il est conseiller principal en matière de sécurité au Centre pour les études stratégiques du Proche-Orient/Asie du Sud.