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TRIBULATIONS MARITIMES

À cause de la complexité de la législation et de la limitation des ressources, il est difficile de traduire les criminels en justice

PERSONNEL D’ADF

Le verdict de culpabilité prononcé dans un tribunal de Sao Tomé-et-Principe a raisonné dans le monde entier.

Un commandant chilien et deux marins espagnols du navire de pêche notoire Thunder ont été condamnés à deux ou trois ans d’emprisonnement et à une amende d’un total de 15 millions de dollars.

Pour cette île minuscule du golfe de Guinée qui dépend fortement de l’économie maritime, cela semble être une rare victoire dans une cause perdue contre la pêche illégale.

« Ce n’est pas seulement une victoire pour notre pays », déclara en 2015 Frederique Samba Viegas D’Abreu, ministre de la justice de Sao Tomé-et-Principe. « C’est une victoire pour les océans et contre ces syndicats internationaux du crime qui agissent depuis trop longtemps sans respecter la loi. »

L’odyssée du Thunder illustre les difficultés liées à la traduction en justice des criminels des mers. Le navire avait pêché pendant des années dans le monde entier, depuis l’Antarctique jusqu’à la côte d’Afrique de l’Ouest. Il battait pavillon nigérian mais son propriétaire était un investisseur espagnol agissant par l’intermédiaire d’une société écran panaméenne. Il avait changé de main plusieurs fois au cours des ans.

Des pirates présumés comparaissent devant un tribunal de Mombasa (Kenya) avant de passer en jugement. AFP/GETTY IMAGES

Il fut arrêté après une alerte mondiale émise par Interpol et grâce à la persistance d’un navire écologiste, le Sea Shepherd, qui lui avait donné la chasse pendant 16.000 kilomètres. Lorsque l’équipage du Thunder saborda le navire au large des côtes de Sao Tomé, des militants écologistes montèrent à bord pour recueillir et préserver les preuves.

Mais la condamnation du tribunal a été basée sur ce que le parquet pouvait prouver. Les accusations concernaient les documents falsifiés, l’imprudence et la pollution, et non pas la pêche illégale. La punition n’a pas été proportionnelle au crime, lequel est resté profitable pendant longtemps. Interpol estime que, en date de 2013, le Thunder avait gagné 60 millions de dollars avec la pêche illégale des légines.

Allistair McDonnell, officier des renseignements criminels dans l’unité de pêche d’Interpol, déclare que les responsables mondiaux de l’application des lois s’efforcent d’utiliser la réglementation par tous les moyens possibles pour stopper les navires criminels.

« Nous nous attaquons au modèle, déclare M. McDonnell à Reuters. Nous attaquons l’assurance, la disponibilité des fournitures et des équipages, les ports de déchargement et les marchés qu’ils utilisent. C’est une mort à petit feu. »

L’exemple du Thunder démontre que la justice de la mer n’est pas si simple. Il est difficile d’attraper les criminels sur les sept mers, mais il peut être encore plus ardu de les faire condamner par les tribunaux. Les crimes tels que la piraterie, la pêche illégale, le détournement du pétrole, le déversement des déchets et la contrebande en mer sont devenus répandus, mais les auteurs sont rarement emprisonnés. Une mosaïque de juridictions, des lois compliquées et périmées, et une capacité défaillante pour les appliquer font de la justice maritime l’une des plus élusives du monde.

Une vue d’ensemble des défis judiciaires liés à la lutte contre le crime maritime, accompagnée des actions prises dans cette lutte, est offerte ci-dessous.

LES FRONTIÈRES MARITIMES

Il n’est jamais simple de déterminer quelle sera l’autorité compétente qui poursuivra les infractions en mer. Les eaux territoriales d’un pays s’étendent sur 12 milles marins au-delà des côtes. Dans cette zone, les lois du pays sont applicables mais les frontières maritimes entre les pays sont parfois mal définies ou disputées. Au-delà des eaux territoriales se trouve la ZEE (zone économique exclusive) où le pays a le droit d’exploiter les ressources naturelles et peut établir des règles telles que des limites sur la pêche. Elle s’étend sur 200 milles marins au-delà des côtes. Environ 42 % des océans du monde se trouvent à l’intérieur d’une ZEE.

Au-delà des ZEE se trouve la haute mer. Bien que la haute mer soit protégée par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la capacité de mise en application est en réalité faible et aucun pays ou organe n’a assumé la tâche principale d’appliquer ces lois. La Commission mondiale pour les océans a appelé l’écheveau des agences, groupes et nations qui gouvernent la haute mer une « catastrophe coordonnée ».

Les criminels exploitent ces lacunes et agissent dans les zones où l’application des lois est minimale.

Le Thunder, navire de pêche illégal, coule au large des côtes de Sao Tomé-et-Principe. La condamnation de l’équipage du Thunder par les tribunaux locaux est une victoire judiciaire rare dans la lutte contre la pêche illégale. SEA SHEPHERD

« La planète a peu de zones aussi dépourvues de lois que la haute mer », écrit Ian Urbina dans The New York Times, dans le cadre d’une série documentant les crimes maritimes. « Bien que l’économie mondiale dépende de plus en plus d’une flotte de plus de quatre millions de vaisseaux de pêche et de petits cargos, et de 100.000 gros navires marchands, qui transportent environ 90 % des produits du monde, le droit maritime n’est guère plus appliqué aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quelques siècles. »

La poursuite des crimes maritimes est encore compliquée par la nature internationale de l’industrie de la pêche. Les bateaux battent le pavillon d’un pays alors que les membres d’équipage proviennent en général de plusieurs pays. Puisque l’« état du pavillon » d’un navire détient la juridiction exclusive pour réglementer les activités du navire en haute mer, la mise en application est inexistante si un état ne souhaite pas ou n’est pas capable de contrôler ses navires. Cela s’appelle l’« échappatoire de l’état du pavillon ».

« À un moment où les gouvernements font tant d’efforts pour sécuriser leurs frontières et leurs habitants, il semble extraordinaire qu’ils aient laissé une échappatoire suffisamment grande pour qu’un chalutier bourré d’explosifs puisse la traverser », déclare l’ex-président du Costa Rica José María Figueres Olsen, co-président de la Commission mondiale pour les océans.

UN MANQUE DE LOIS

Dans certains cas, les lois elles-mêmes sont insuffisantes. Ceci est le cas en particulier pour la piraterie, qui était extrêmement rare il y a un peu plus de dix ans. De ce fait, un grand nombre de pays possèdent des lois obsolètes contre la piraterie, ou n’en possèdent pas du tout.

Le juge Anthony Fernando des Seychelles déclare que, jusqu’en 2010, la législation de son pays faisait à peine référence à la piraterie et ne définissait pas ce que constituait ce crime.

Après le premier acte de piraterie de l’histoire moderne des Seychelles en 2009, le pays a entrepris de mettre à jour ses lois. Il a adopté une description détaillée du crime et l’a rendu passible d’un maximum de 30 ans d’emprisonnement et d’une amende de près de 75.000 dollars. Il a aussi inclus une clause selon laquelle les pirates qui commettent des crimes hors des eaux territoriales des Seychelles peuvent être poursuivis dans les îles.

Depuis lors, ce pays minuscule est devenu le leader de la région avec plus de 150 pirates inculpés.

« Dans certains pays, la réglementation et la législation sont insuffisantes pour combattre la piraterie », a déclaré le juge Fernando lors d’une conférence organisée par le Centre africain pour les études stratégiques. « Le fait que le principe existe en droit international ne veut pas dire que vous pouvez le transposer dans le système dualiste de votre pays et le mettre en application. Les tribunaux doivent assumer juridiction conformément à la loi. Vous ne pouvez pas appliquer directement le droit international. »

Le juge Fernando déclare que les pays doivent adopter une législation locale correspondant à leurs besoins, et de nombreux pays africains, notamment le Nigeria, mettent à jour leurs lois anti-piratage. Des efforts régionaux, tels que le Code de conduite de Yaoundé adopté par plus de 20 pays d’Afrique de l’Ouest en 2013, définissent les crimes maritimes et demandent aux pays de renforcer leurs lois nationales et de les uniformiser dans l’ensemble de la région.

Des prisonniers derrière les barreaux dans un établissement pénitentiaire de l’État du Pount en Somalie. AFP/GETTY IMAGES

Un autre problème épineux concerne les lois sur ce qu’on appelle les articles du crime. Puisqu’il est difficile d’attraper les pirates en flagrant délit, ces lois indiquent que les pirates présumés qui possèdent des articles compromettants tels que des armes, des explosifs, des grappins ou des chaînes peuvent être poursuivis comme des criminels.

Une question connexe concerne les poursuites contre les marins du navire-mère lorsque les pirates attaquent les vaisseaux sur des yoles.

« La législation sur les articles du crime est très importante dans le golfe de Guinée parce qu’elle déplace le fardeau de la preuve », déclare le Dr Kamal-Deen Ali, directeur exécutif du Centre africain pour le droit maritime et la sécurité du Ghana. « Par exemple, si vous vous trouvez sur un hors-bord avec des AK-47 au large des côtes du Ghana ou du Nigeria, il est présumé que vous allez commettre des actes de piraterie, et il vous appartient de prouver le contraire. »

LA COLLECTE DES PREUVES

Lorsque les membres d’un navire de guerre ou de la Garde côtière abordent un vaisseau soupçonné d’une activité illégale, ils entrent sur les lieux d’un crime. Comme les policiers d’une grande ville, ils doivent souvent recueillir et préserver les preuves pour qu’elles puissent être utilisées devant les tribunaux.

Toutefois, ces aptitudes ne sont pas accentuées dans beaucoup de programmes de formation. Lorsque les marins ne sont pas formés pour entrer sur les lieux d’un crime, les preuves peuvent être perdues et les poursuites peuvent échouer.

« Les forces de la marine peuvent entreprendre une opération et arrêter un vaisseau, mais vous réalisez en fin de compte que certaines preuves cruciales ont été perdues ou n’ont pas été manipulées correctement, déclare le Dr Kamal-Deen. Il est essentiel que les lieux d’un crime soient protégés pour qu’une investigation criminelle puisse être conduite, en particulier pour pouvoir recueillir des échantillons qui connectent clairement les pirates ou les suspects au crime. »

Les aptitudes requises pour recueillir les preuves sur un navire incluent aussi la clôture d’un lieu, la préservation des preuves médico-légales, la prise de photos ou de vidéos, l’examen des journaux de bord ou des appareils électroniques, la collecte des échantillons de matières présumées illégales dans les soutes et l’enregistrement des déclarations des membres d’équipage.

« Ces facteurs sont très importants pour le succès des poursuites », déclare le Dr Kamal-Deen.

Les membres des marines nationales ont raison de dire que de telles actions de mise en application des lois ne constituent pas leur mission principale, mais cette tâche leur est affectée lorsqu’ils interceptent des navires au large des côtes et que les autres autorités ne peuvent pas se rendre sur les lieux. Quand cela est possible, les navires de guerre et de la garde côtière conduisent des patrouilles conjointement avec d’autres agences ou transportent des membres des services de pêche ou de la police maritime à bord pour qu’ils conduisent ces investigations.

Des efforts sont entrepris pour améliorer cette capacité. Un programme appelé FishFORCE, produit d’une collaboration entre l’Université Nelson Mandela et le gouvernement de la Norvège, assure la formation des officiers de contrôle de la pêche, des policiers et des procureurs dans l’ensemble de l’Afrique du Sud et de l’Est pour condamner ceux qui pratiquent la pêche illégale. Un résultat de cette collaboration sera le lancement d’une académie au Kenya, où les crimes de pêche coûtent près de 100 millions de dollars par an.

« Pour lutter contre le crime, nous avons besoin d’officiers formés qui peuvent recueillir, préserver et présenter devant les tribunaux des preuves pour pouvoir poursuivre les criminels », déclare le professeur Musili Wambua, enseignant de l’Université de Nairobi qui a aidé à fonder l’académie FishFORCE.

Le partenariat maritime africain pour la mise en application de la loi (AMLEP) de l’état-major unifié des États-Unis pour l’Afrique est un autre projet de longue date. Il aide les pays à évaluer leur structure juridique et conduit des patrouilles conjointes de formation pour aborder les navires, vérifier la documentation et, lorsque nécessaire, arrêter les criminels maritimes. Pendant la phase opérationnelle d’AMLEP en 2018, les forces du Cap-Vert, du Sénégal et des États-Unis ont conduit plus de 40 abordages, la plupart concernant des navires de pêche, et ont infligé des amendes d’un total de 75.000 dollars.

De tels efforts démontrent que la sécurité maritime peut s’améliorer grâce à des partenariats internationaux et un renforcement des capacités. Elle nécessite aussi une forte coopération entre les forces armées, les agences maritimes nationales et locales, et le secteur judiciaire.

« Le nombre de malfaiteurs bien connectés menaçant la sécurité des eaux africaines augmente à un rythme alarmant », écrit François Vreÿ, coordinateur de la recherche à l’Institut de la sécurité pour la gouvernance et le leadership en Afrique à l’Université Stellenbosch. « Les pays africains pourraient affronter ce défi, premièrement en s’assurant que leur législation nationale est alignée avec le traité des Nations unies sur la sécurité des océans, et deuxièmement en commençant à travailler ensemble. Il est clair que les pays ne peuvent pas faire grand-chose individuellement. Ils doivent participer à des initiatives multilatérales. Un réseau croissant axé sur la sécurité maritime collective est crucial pour maîtriser l’économie des océans. »  


LE CHEMIN DES POURSUITES

Pour obtenir un verdict de culpabilité dans une affaire de crime maritime, il faut naviguer tout un réseau de lois complexes, préserver les preuves et trouver la juridiction appropriée dans laquelle les poursuites seront intentées.

PERSONNEL D’ADF

LES PREUVES

Les professionnels de la sécurité maritime qui abordent un navire doivent le traiter comme un lieu de crime. Cela veut dire qu’il faut recueillir les preuves, relever les déclarations des témoins et inspecter les soutes pour déceler les articles illicites. Puisque le navire et son équipage pourraient partir après l’abordage, cette période initiale de collecte des preuves est cruciale.

L’ACCUSATION

Une accusation contre des criminels maritimes est basée sur les lois du lieu où le crime a été commis. Les pays qui ont mis à jour leur législation en fonction des menaces émergentes ont les meilleures chances d’obtenir des condamnations. Par exemple, un pays avec des lois anti-piratage obsolètes ou imprécises peut difficilement poursuivre un pirate présumé qui est arrêté dans ses eaux territoriales.

LA JURIDICTION

La décision concernant le tribunal national devant lequel les poursuites seront intentées dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment le lieu du crime, la nationalité du contrevenant et le pavillon du navire. Cela est compliqué par le fait que les navires illégaux commettent en général des crimes dans de multiples endroits. Les frontières maritimes telles que celles entre la zone économique exclusive d’un pays et la haute mer changent les lois applicables.

LA DÉTENTION

Dans un grand nombre de cas, les criminels présumés doivent être détenus avant de passer en jugement. Des conditions de détention humaines sont essentielles pour assurer l’intégrité du procès, et elles sont requises par le droit international. Lorsque des suspects étrangers sont détenus, leur détention peut être compliquée par les pressions diplomatiques du pays des contrevenants, lequel peut exiger leur extradition ou leur libération. Lorsqu’un crime est commis dans les eaux territoriales d’un pays, mais ce dernier ne peut pas détenir le contrevenant, un autre pays se porte parfois volontaire pour le détenir. Le Kenya et les Seychelles ont accepté dans certains cas de détenir les pirates somaliens.

LE PROCÈS

Les procès maritimes peuvent nécessiter des connaissances juridiques et des capacités spéciales. Certains pays, notamment le Kenya, ont établi des tribunaux spéciaux chargés des affaires de piraterie.

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