Le Cameroun évolue pour contrecarrer les tactiques changeantes de Boko Haram
PERSONNEL D’ADF
PHOTOGRAPHIES DE FORCES ARMÉES CAMEROUNAISES
L’après-midi du 15 octobre 2014, Boko Haram a lancé une attaque audacieuse. Environ 1.000 combattants ont traversé la frontière désolée qui sépare le Cameroun et le Nigeria et se sont déployés autour de la ville d’Amchidé. De jeunes fantassins armés de fusils AK-47 et connus sous le nom de crieurs pour leurs cris fanatiques ont constitué la première vague. Ensuite, des combattants plus âgés se sont précipités sur des pick-up montés de mitrailleuses. En dernier lieu sont arrivés des chars écrasant tout sur leur passage. Les insurgés se sont emparés d’un poste de police et d’un poste de gendarmerie et ont pris le contrôle de la ville, exécutant les civils ne pouvant pas prouver qu’ils étaient musulmans.
Les maraudeurs se sont alors dirigés sur un campement du Bataillon d’Intervention Rapide (BIR) du Cameroun situé à 1,5 kilomètre de là, où ils ont fait exploser une voiture piégée.
Réalisant qu’il était en grande infériorité numérique, le contingent du BIR a défendu son camp et a réclamé des renforts. Dans les trois heures, environ 1.000 soldats du BIR d’autres campements de la région ont répondu et ont lancé une contre-attaque qui a duré près de deux jours. Vers la fin du siège, l’armée camerounaise avait repris deux villes occupées et tué 107 combattants de Boko Haram, ses pertes s’élevant à huit soldats.
Le chef des opérations militaires du Cameroun dans la zone, le commandant Leopold Nlate Ebale, a estimé qu’il s’agissait d’une attaque « à une échelle sans précédent » sur le sol camerounais.
L’assaut a alarmé les observateurs non seulement par son caractère audacieux, mais également par son niveau de complexité. Plus tôt dans la journée, Boko Haram avait dépêché un envoyé au camp avec de fausses informations, espérant détourner une partie des effectifs. D’autre part, le groupe terroriste a engagé simultanément une deuxième attaque dans la ville avoisinante de Limani et a essayé de détruire un pont pour isoler la zone.
« Ils sont devenus une force extrêmement redoutable », a affirmé à ADF le colonel Didier Badjeck, responsable de la division des communications de l’armée camerounaise.
« Les premières attaques que nous avons subies entre le mois de mai et le mois d’octobre [2014] ont été des attaques frontales, bien organisées, avec un groupe terroriste armé de moyens lourds et disposant de chars. Nous avons compris que nous étions confrontés à davantage que de simples terroristes, car ils employaient les méthodes opérationnelles d’une armée ».
Il y avait de bonnes raisons à cela. Pendant une année, Boko Haram avait pillé des dépôts d’armes et consolidé son pouvoir dans le nord-est du Nigeria. Au moment de son incursion dans le Cameroun, il avait amassé un empire miniature comprenant 14 zones gouvernementales locales et 30.000 kilomètres carrés, une zone faisant approximativement la taille de la Belgique. Les attaques ont clairement établi que les membres de Boko Haram n’entendaient pas se contenter du territoire dont il s’était déjà emparé. Ils voulaient l’étendre.
Le nord du Cameroun était l’étape suivante naturelle. La région est isolée du reste du pays sur le plan géographique, économique et culturel. Elle est sous-développée, avec un taux de pauvreté de 70 pour cent, et de nombreux hommes jeunes ont besoin d’un emploi.
« Quel que soit l’indicateur — accès aux soins de santé, à l’éducation, à l’eau propre — elle est classée au dernier rang des autres régions », constate Guibai Gataba, éditeur du journal L’œil du Sahel et originaire du nord du Cameroun. « Il y a là une population très nombreuse, et il n’y a tout simplement pas de travail ».
De nombreux habitants du nord ont en commun des liens ethniques et linguistiques avec les habitants du nord du Nigeria. La région est depuis longtemps un carrefour, ou un croisement de cultures, avec des gens se déplaçant facilement de part et d’autre de la frontière entre le Cameroun, le Tchad et le Nigeria, vendant des marchandises légales et illégales.
« La frontière, en réalité, elle n’existait pas physiquement », explique Didier Badjeck. « Cela peut être le désert, cela peut être les étangs quand il pleut, mais on passe d’un côté à l’autre sans s’en rendre compte ».
Le leader de Boko Haram, Abubaker Shekau, a annoncé dans un message vidéo de 2014 qu’il avait instauré un califat, et que sa capitale était la ville de Gwoza, au Nigeria, à moins de 10 kilomètres de la frontière camerounaise. À cette époque-là, ses forces avaient la supériorité numérique sur les forces camerounaises dans le nord, dans une proportion de 3 à 1.
Un changement de cap stratégique
À la mi-2014, la réponse à la menace commençait à prendre forme. Le président camerounais Paul Biya a déclaré la guerre à Boko Haram en mai à l’occasion d’un événement organisé avec d’autres présidents des pays de la région du bassin du lac Tchad qui s’étaient réunis pour un sommet au Palais de l’Élysée à Paris.
Après la déclaration, l’armée du Cameroun a restructuré ses forces et a divisé l’ancienne 3e Région militaire interarmées qui comprenait la plus grande partie du nord en deux nouvelles régions avec des bases sur la ligne de front. La 4e Région militaire interarmées nouvellement créée, et dont le quartier général est à Maroua, est devenue le centre névralgique de cette opération. « Ceci a diminué le temps de réponse et nous a permis d’avoir un poste de commandement juste à proximité du théâtre d’opérations », a expliqué Didier Badjeck. « Cette décision a été extrêmement importante au niveau politico-stratégique ».
Par ailleurs, au sein des unités de commandement sur les lignes de front, le Cameroun a commencé à promouvoir le rajeunissement de la hiérarchie, avec des officiers ayant l’expérience de la région du nord et connaissant les tactiques de Boko Haram. Les responsables militaires ont repositionné la Brigade d’infanterie motorisée à Kousseri, près du fleuve et de l’autre côté de N’Djamena, au Tchad, et renforcé la présence de la gendarmerie, créant de nouveaux postes avancés permettant de prendre des mesures rigoureuses contre les trafiquants et de surveiller l’activité transfrontalière.
« Nous sommes passés d’une phase de containment de la menace à une phase d’initiative », a précisé Didier Badjeck.
L’armée a lancé deux missions. La première, l’opération Alpha, a incorporé la BIR, l’unité d’élite du pays, multipliant par deux le contingent stationné dans la région en juillet 2014, qui comprend maintenant 2.000 soldats. La deuxième, l’opération Emergence, était dirigée par l’armée. Petit à petit, la présence militaire totale dans le nord s’est renforcée pour atteindre près de 10.000 soldats.
Un autre important développement s’est produit. Les différentes armées, parfois critiquées pour leur méfiance et leur isolement mutuels, ont commencé à travailler ensemble. Ce phénomène, appelé « interarmisation », s’est produit à l’insistance du président et du ministre de la Défense, mais a également résulté des exigences particulières du combat. De nombreuses missions exigeaient la rapidité des BIR et la puissance de feu du bataillon blindé de reconnaissance et du régiment d’artillerie sol-sol. Certaines missions ont également nécessité un appui aérien rapproché fourni par les hélicoptères de transport Mi-17 ou les hélicoptères d’attaque Z-9 de l’armée de l’air. Certaines missions visant à nettoyer les îles du lac Tchad exigeaient l’expertise des Marines.
« On a commencé à constater un changement dans la manière dont les différentes unités agissaient de concert », a déclaré Hans De Marie Heungoup, un expert de la sécurité et analyste camerounais auprès de l’International Crisis Group. « La gendarmerie, les soldats d’Emergence 4, les BIR de l’opération Alpha ont coopéré ».
Cette attitude a porté ses fruits. En décembre 2014, les combattants Boko Haram ont envahi et occupé la petite ville d’Achigachia du côté camerounais de la frontière. Les forces terrestres ont opéré une retraite tactique hors de la zone et ont appelé un soutien aérien. Sur autorisation directe du président, les pilotes d’Alpha Jet ont effectué des missions de bombardement aérien qui ont neutralisé la menace de Boko Haram. La réponse massive a mis un coup d’arrêt aux actions de contrôle terrestre engagées par Boko Haram à l’intérieur du Cameroun.
« Cela a été le deuxième stade de ce conflit », a estimé Didier Badjeck. « À partir de là, il y a eu beaucoup de chocs, de nombreux engagements et plus jamais les terroristes de Boko Haram n’ont réussi à occuper le territoire camerounais ».
Phase asymétrique
Boko Haram se trouvant incapable de tenir son territoire, il a eu recours à des tactiques asymétriques. Didier Badjeck a indiqué que le groupe extrémiste dissimulait régulièrement des mines et des engins explosifs improvisés (EEI) le long des routes.
Boko Haram est devenu trois fois plus susceptible d’utiliser des bombes en 2014 qu’en 2013, selon une étude publiée dans la revue Scientific Bulletin. Les victimes étaient deux fois plus susceptibles d’être des civils pendant cette période, et l’utilisation des enfants et des femmes dans les attaques a augmenté.
Didier Badjeck a indiqué que c’était la preuve de la complexité accrue et de la perversité de l’ennemi. « Vous devez comprendre que Boko Haram n’est pas stupide », a poursuivi Didier Badjeck. « Ils ont réfléchi et ont compris que le point fort de l’armée camerounaise était sa flexibilité et sa mobilité, alors pour frapper le centre de gravité, il leur fallait créer un problème dans les itinéraires ».
En réponse, a affirmé Didier Badjeck, les unités camerounaises se sont fortement appuyées sur la formation de déminage qu’elles ont reçu de la France et des États-Unis. Elles ont entrepris une surveillance intensive des routes, avec l’aide de drones et sous l’impulsion d’une unité de gendarmerie nouvellement créée déployée dans la zone nord. Les gendarmes de l’escadron appelé ERIGN4 ont accru le nombre de postes de contrôle sur les routes et ont utilisé des miroirs, des détecteurs de métal et des scanners portatifs à la recherche de bombes.
« Il a fallu aux responsables militaires trois ou quatre mois pour s’adapter [au conflit asymétrique] », a précisé Hans De Marie Heungoup. « Également, il leur a fallu changer leurs modes opératoires dans une certaine mesure pour ajuster leurs plans. En réponse à la menace des EEI, ils se sont dit que peut-être il leur faudrait éviter d’aller partout sur la route comme ils avaient l’habitude de le faire, et que cela devait être fait avec plus de précautions ».
En février 2015, Boko Haram a réagi à son tour en réorientant ses cibles, en visant les emplacements civils comme les marchés plutôt que les routes et en ayant davantage recours à des kamikazes. En trois mois, pendant l’été 2015, les attentats suicide ont fait 100 victimes et 250 blessés dans le nord du Cameroun. Sur les 34 attentats suicide dénombrés au Cameroun jusqu’à mars 2016, 80 pour cent ont été commis par des femmes ou par des filles.
Une approche régionale
Bien que le Cameroun ait fait des progrès pour contrecarrer les attaques asymétriques, le commandement s’est rendu compte qu’il ne faisait que réagir au problème et qu’il n’allait pas à sa racine. Il lui fallait démanteler les camps et les sanctuaires à l’intérieur du Nigeria. Dès juin 2015, le Cameroun a été autorisé à exercer un « droit de poursuite » non écrit permettant de traverser la frontière et d’attaquer les cibles de Boko Haram sur le sol nigérian. Simultanément, la région a activé la Force multinationale mixte (FMM) sous les auspices de la Commission du bassin du lac Tchad et de l’Union africaine. Le mandat de la FMM, dont le quartier général est à N’Djamena, prévoit la participation de 8.700 soldats et comprend quatre zones opérationnelles au Cameroun, Tchad, Niger et Nigeria.
La coopération et les échanges en matière de renseignement se sont améliorés depuis ces développements. « De plus en plus de renseignements sont collectés par le biais de la FMM et même bilatéralement », a expliqué Hans De Marie Heungoup. « Souvent l’armée nigériane contactera l’armée camerounaise pour l’avertir de la situation, et vice versa. Il y a eu des progrès tout à fait notables dans l’échange de renseignements et même des plans opérationnels, ce que nous n’avons pas toujours observé dans la coalition ».
Les signes de ce partenariat étaient manifestes au cours des deux missions conduites en février 2016 à Kumshe et à Ngoshe, deux villes du Nigeria. À cette occasion, les forces armées camerounaises et nigérianes ont travaillé main dans la main pour attaquer et démanteler des usines d’armement artisanal dans lesquelles de nombreux EEI étaient fabriqués et où les jeunes gens étaient endoctrinés et entraînés à commettre des attentats suicide. À Kumshe, les forces camerounaises ont reçu l’appui des forces nigérianes qui ont bloqué les routes et empêché Boko Haram d’effectuer une retraite stratégique. À Ngoshe, les soldats ont découvert quatre usines de fabrication de bombes artisanales avec de vastes entrepôts de piles, de détonateurs et de gilets bourrés d’explosifs prêts à l’emploi.
« On a commencé à comprendre qu’il y avait un grand intérêt à mieux collaborer avec le Nigeria, et le Nigeria a accepté cela sous la bannière de la Force multinationale mixte », a déclaré Didier Badjeck. « Cette collaboration a été très fructueuse, et nous avons remarqué que depuis que nous avons entrepris de frapper ces bases, il n’y a plus d’attentats kamikazes. Cela veut dire que l’action que nous avons entreprise est une action forte ».
En dépit des progrès, le combat est loin d’être terminé. Dans les 12 mois précédant août 2016, Boko Haram a lancé 200 attaques dans l’extrême nord du Cameroun, a signalé le magazine Jeune Afrique. Nombre de ces attaques ont été des raids rudimentaires durant lesquels les membres de Boko Haram ont volé du bétail ou ont cherché des provisions dans la nuit. D’autres attaques ont ciblé les comités de vigilance civile — des groupes d’autodéfense qui s’efforcent de sécuriser les villages. Environ 190.000 civils camerounais ont été déplacés dans leur propre pays à cause de la violence et ont peur de rentrer chez eux.
Les responsables militaires camerounais sont convaincus qu’ils viendront à bout de la menace, mais ils mettent en garde quant à la nécessité d’être patients et vigilants pour faire face à tout ce qui pourra suivre la présente phase.
« L’ennemi s’adapte régulièrement », a rappelé le général de corps d’armée René Claude Meka, chef d’état-major des armées du Cameroun. « En termes de perspectives, nous pensons que nous sommes engagés dans une lutte qui pourrait s’avérer longue, car même si les capacités militaires de l’ennemi semblent s’amenuiser, sa capacité de nuisance pourrait encore durer longtemps ».