Un entretien avec le général de corps d’armée de l’armée kényane Njuki Mwaniki sur la sécurité humaine
Le général de corps d’armée à la retraite, Njuki Mwaniki, est un ancien commandant de l’armée kényane. Pendant près de 40 années de carrière dans les forces de défense kényanes, il a occupé les postes d’officier général à la tête du Commandement de l’est de l’armée kényane, chef de l’état-major de l’armée et commandant du Collège de défense nationale. De 2001 à 2003, il a été président de la Commission militaire conjointe pour l’accord de cessez-le-feu de Lusaka dont la médiation a permis de mettre un terme à la guerre en République démocratique du Congo. Il est natif de la région centrale du Kenya, près du mont Kenya, est marié et père de trois enfants. Cet entretien a été résumé pour des raisons d’espace.
ADF : Comment définissez-vous la sécurité humaine ?
GÉNÉRAL MWANIKI : À la base, la sécurité consiste à créer les conditions permettant aux êtres humains, individuellement ou en groupe, de poursuivre leurs objectifs les plus chers sans entrave injustifiée. Ce sont ces individus et groupes qui mettent leur souveraineté entre les mains de l’État et l’on peut dire que ce contrat social est une constitution.
Ils attendent de l’État qu’il les protège des menaces politiques, sociales, économiques, environnementales et militaires. Je suis d’accord avec [le professeur de la London School of Economics] Barry Buzan, qui a énoncé que la sécurité requiert l’absence de menaces dans ces cinq domaines. Cela permet aux hommes de poursuivre leurs objectifs. Mais il ne faut pas oublier que les hommes ont créé l’État, il y a environ 3 siècles et demi, avec la Paix de Westphalie [les traités qui ont mis fin à la guerre de Trente Ans, en 1648]. C’est la base de la notion d’État qui a été créée pour apporter la paix en Europe. L’État africain est à peine âgé d’un demi-siècle et, contrairement à l’État westphalien, il a été créé pour supplanter les colonies africaines. Malheureusement, cette structure n’a pas beaucoup changé.
Mais l’individu prime sur tout le reste et, par conséquent, la sécurité humaine est plus ancienne que l’État. Elle est aussi vieille que l’homme lui-même. Il s’agit donc d’une sécurité vue sous un angle très large – un angle qui prend en compte les libertés de l’individu.
ADF : Vous avez été commandant du Collège de défense du Kenya. Êtes-vous d’avis que les institutions de formation militaire doivent insister davantage sur la formation d’officiers à la sécurité humaine ?
GÉNÉRAL MWANIKI : Dans l’idéal, la tâche principale de l’armée devrait se concentrer sur la protection de l’État contre les menaces militaires venues de l’extérieur. Mais, dans presque tous les pays africains, les menaces sont liées à des facteurs sociaux, politiques et économiques. Prenez la mauvaise gouvernance, prenez le manque d’infrastructures, prenez les frontières poreuses, prenez les institutions précaires, la corruption endémique et la pauvreté. Prenez la dimension négative de l’ethnicité, le manque de cohésion sociale, le chômage des jeunes, les catastrophes naturelles.
L’État africain est faible. Sa faiblesse réside dans sa construction. Les fondations sont fragiles ; leurs composants sont issus du colonialisme et de l’héritage impérial. Elles reposaient sur le contrôle de l’État et du système par le colonisateur. Après avoir repris le pouvoir, nos ancêtres ont hérité de ces fondations et les ont perfectionnées. Il n’y a qu’à voir Robert Mugabe et tous les autres. Ils ont perfectionné la soumission. Ils tyrannisent leur pays encore plus que les colonisateurs. En conséquence, il y a en Afrique beaucoup de pays faibles tant au niveau structurel qu’institutionnel.
Alors la vraie menace fondamentale vient de la faiblesse de l’État, de la nécessité de constituer un État, c’est une crise de citoyenneté. En fait, ce qui menace l’État africain ne vient pas d’une source extérieure. L’Ouganda et le Kenya ne vont pas entrer en guerre, pas plus que le Zimbabwe et l’Afrique du Sud. La répression et l’effondrement de l’État sont des problèmes internes.
ADF : Quel rôle l’armée est-elle amenée à jouer ?
GÉNÉRAL MWANIKI : Ces menaces n’ont rien à voir avec l’armée. Si l’origine du problème est sociopolitique, le principal instrument pour traiter cette question doit être politique. Si un conflit découle d’une mauvaise gouvernance, le seul moyen d’y remédier est de passer par un processus politique. S’il s’agit d’une question sociale, il faut intervenir au niveau social. Si c’est une crise économique, elle doit être réglée au niveau économique. L’armée n’est là que pour apporter un soutien.
Pour réprimer la violence, il faut engager une force de sécurité. Mais cette force n’est pas militaire, elle est paramilitaire. L’armée n’a aucune juridiction pour régler les problèmes internes. L’institution compétente est la police. Qu’il s’agisse de terrorisme, de porosité des frontières ou de criminalité, toutes ces questions peuvent être réglées par les forces paramilitaires. En France, par exemple, il y a une force paramilitaire connue sous le nom de gendarmerie. Un gendarme est un militaire chargé d’effectuer des tâches de police. Il y a quelques années, j’ai demandé à un militaire ce qu’étaient les gendarmes et il m’a répondu qu’ils étaient comparables à des policiers équipés au niveau d’une force paramilitaire. Normalement, en cas de problèmes de sécurité, vous avez besoin de forces adaptées à la menace. En Afrique, vous avez besoin d’une plus grande force de police qui se chargera de régler les problèmes de sécurité intérieure et d’une toute petite armée qui s’occupera des questions militaires.
N’oublions pas que constituer et maintenir une armée coûte très cher. Le recrutement et l’entretien d’un soldat coûte 12 fois plus cher que le recrutement et l’entretien d’un policier. Parce qu’une fois que vous avez un soldat, vous devez lui fournir un chef spirituel, un chapelain pour veiller à sa moralité. Vous devez lui donner un cuisinier pour sa sécurité alimentaire, un tailleur, un cordonnier, un médecin, une arme, un tank, de l’artillerie et d’autres soldats. Vous devez lui donner une pension, des droits de retraite, etc. Tandis qu’un policier n’a même pas de caserne.
Alors si vous procédez à une analyse stratégique de la sécurité, vous constaterez que vous n’avez pas besoin d’une aussi grande armée, vous n’avez pas besoin de brigade dans aucun des pays. Nous devons apprendre à nos jeunes soldats à créer des systèmes qui donnent aux citoyens des éléments leur permettant de survivre dans la dignité et de gagner leur vie. L’armée doit comprendre ces problèmes, mais ne doit jamais oublier qu’elle soutient les efforts civils.
ADF : Êtes-vous inquiet de la perspective du changement climatique et d’un conflit sur la limitation des ressources ? Quel en est l’impact sur la sécurité humaine ?
GÉNÉRAL MWANIKI : Le problème de l’environnement est très grave. J’ai regardé les statistiques pour toute l’Afrique. Dans la région du Sahel et en Afrique du Nord, la dégradation de l’environnement entraîne la migration de gens qui partent en quête de pâturages pour leurs animaux. En termes de sécheresse, environ 11 millions de personnes au Sahel souffrent de malnutrition. En termes de nourriture, il y a une crise alimentaire dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne. Il y a le problème des pluies irrégulières, de la baisse de production des céréales. Alors oui, le problème de l’environnement est plutôt grave et il y a un grand besoin de mettre en place un système de gestion durable de l’environnement.
Notre armée a participé au reboisement. L’armée kényane a planté plus de 10 millions d’arbres ; chaque régiment, chaque bataillon a sa forêt. Nous avons un programme intitulé « Le soldat environnemental », qui s’inscrit dans le cadre des relations civilo-militaires. La plupart de nos soldats ont planté environ 1.000 arbres chacun. Ils les recensent et établissent des rapports. C’est une chose dont je me réjouis toujours à l’avance, aller dans la forêt avec les troupes le vendredi après-midi ou le samedi ; il n’y a pas de mal à ça. Vous laissez quelque chose après vous, pour la postérité.
ADF : À votre avis, quel rôle l’armée devrait-elle jouer dans la protection des ressources naturelles, y compris l’eau potable ? Quel rôle devrait-elle avoir dans la sécurité alimentaire ?
GÉNÉRAL MWANIKI : Il est essentiel, pour pallier les pénuries de nourriture et d’eau, que le gouvernement encourage l’utilisation de techniques agricoles modernes et l’amélioration des capacités de résistance des paysans. Il doit soutenir activement la production de nourriture et de cultures hors-saison, la conservation des sols et de l’eau, les projets de réhabilitation, la lutte antiacridienne. Des mesures de suivi et de mobilisation des ressources sont en cours d’élaboration. Alors que le nombre de personnes touchées par la sécheresse et la famine est en forte baisse, ce qui est un résultat positif, l’accroissement de la population a aussi entraîné un déboisement massif pour répondre aux besoins d’alimentation et de logement. Le déboisement mène aussi aux conflits entre les hommes et les animaux.
L’armée épaulera cette intervention en creusant des puits et en construisant des barrages et des infrastructures, notamment dans les zones frontalières et dans les régions exposées à l’insécurité. Au Kenya, lorsque j’étais commandant de l’armée, j’ai dépensé plus d’argent pour acheter des équipements de forage de puits et des bulldozers que pour des armes lourdes. Je pense que nous avons construit près de 100 barrages et plus de 500 kilomètres d’infrastructure dans des zones vulnérables près de notre frontière avec le Soudan et de notre frontière avec l’Ouganda. Mais ce n’est pas la bonne chose à faire. Ce sont le ministère de l’Eau et de l’Irrigation et le ministère de l’Agriculture qui devraient principalement s’en occuper. Ce n’est pas le travail de l’armée.
L’armée devrait concentrer ses efforts sur les affaires militaires. Et si les affaires publiques sont bien gérées, l’État s’occupera des besoins en eau.
ADF : Les analystes des tendances démographiques en Afrique signalent ce qu’ils appellent l’explosion démographique de la jeunesse. L’Afrique est le plus jeune continent du monde avec 200 millions d’habitants âgés de 15 à 24 ans. Ce que l’on ne sait pas, c’est s’il y a lieu de s’en réjouir ou de s’en désoler. Que pensez-vous de la démographie de l’Afrique du point de vue de la sécurité ?
GÉNÉRAL MWANIKI : D’un point de vue social, en Afrique, nous appelons cela l’âge guerrier, parce qu’à cet âge-là nous protégions nos propres sociétés. En fait, lorsque l’on considère la répartition démographique, on s’aperçoit qu’au Sahel, dans la Corne de l’Afrique et en Afrique australe, la population de moins de 13 ans représente environ 42 à 44 pour cent, en fonction de la méthode utilisée. La tranche des 14 à 24 ans représente environ 20 pour cent, soit près de 250 millions au total. Et ces chiffres ne font qu’augmenter.
Si l’on considère le taux de la population active au chômage (22 pour cent) et le niveau d’éducation, on constate qu’en moyenne 67 pour cent des chômeurs ont suivi un enseignement primaire alors que 12 pour cent ont reçu un enseignement secondaire. À partir de ces chiffres, il est permis de dire que le chômage de masse empêche l’Afrique d’utiliser sa population croissante à des fins productives. Elle prive aussi l’Afrique du dividende démographique apporté par ses jeunes. En conséquence, c’est une menace à la sécurité nationale et un facteur de troubles sociaux et d’implosion.
Le meilleur moyen d’y remédier, à mon avis, serait d’instaurer un climat propice aux affaires qui permettrait aux sociétés privées de prospérer et de créer des emplois. Nous en revenons à la bonne gouvernance qui devient cruciale. Nous devons canaliser davantage de ressources pour développer le capital humain et stimuler la productivité. La productivité des ressources humaines est un facteur de développement à long terme et sa principale composante est une éducation de qualité alignée sur les marchés.
Lorsque vous pensez à la sécurité humaine, vous devez retenir une chose. La différence entre un homme et un lézard, c’est que l’homme possède un cerveau qui génère des idées. Il peut avoir l’idée de créer un téléphone pour que je puisse parler avec vous maintenant. Chaque individu est unique et c’est pourquoi j’ai dit que la sécurité consiste à créer les conditions pour que les individus puissent atteindre les objectifs qui leur sont chers.
Que ce soit au Sahel ou au Kenya, un enfant doit avoir la possibilité d’exercer ce droit divin. Le premier droit est celui de pouvoir exprimer librement cette idée. Ensuite vient la sécurité alimentaire parce qu’un homme qui a faim ne peut pas poursuivre ses objectifs. Après la sécurité alimentaire, il y a la sécurité sanitaire. Lorsque vous en avez fini avec l’individu, vous pouvez passer à l’environnement qui fournit la nourriture, la santé et le reste. C’est pourquoi, dans nos pays, nous donnons maintenant la priorité à la sécurité humaine.