COMPRENDRE LA RADICALISATION ET LE RECRUTEMENT ISLAMISTES EN AFRIQUE
Il s’appelait Seifeddine Rezqui. C’était un élève ingénieur de 23 ans originaire de la ville plutôt ordinaire de Gaafour, à 80 kilomètres de Tunis, la capitale de la Tunisie. Il était passionné de football et était l’un des supporters du Real Madrid. Seifeddine Rezqui avait également un penchant pour la musique rap et avait participé à des compétitions de breakdance. Et pourtant Seifeddine Rezqui a adopté un autre nom — Abu Yahya al-Qayrawani — et l’EI en a fait l’un des « soldats du califat ». Le 26 juin 2015, il a dissimulé son AK-47 dans un parasol et s’est mis à faucher des touristes dans une station balnéaire de Sousse, en Tunisie. Il y eut trente-huit victimes — la plupart étant des touristes britanniques — et un nombre encore plus important de blessés. Dans les jours qui suivirent, les enquêteurs ont découvert des éléments de preuve indiquant que Seifeddine Rezqui avait été radicalisé en ligne par la propagande des réseaux sociaux de l’EI.
Pour de nombreux commentateurs, l’une des clés de la capacité de l’EI à répandre l’idéologie radicale est son approche astucieuse des médias sociaux, tels que Facebook, Twitter, YouTube et Instagram. En juin 2015, l’EI avait 90.000 comptes Twitter. L’utilisation de la musique rap dans ses vidéos de recrutement est particulièrement attractive pour les jeunes marginalisés et est très éloignée des mornes vidéos dans lesquelles les djihadistes de la génération antérieure d’al-Qaida tels qu’Ousama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri prononçaient de longs sermons. Pour donner une idée de l’échelle de la portée des médias sociaux de l’EI, imaginez-vous ceci : en une seule semaine, l’EI produit en six langues 123 communiqués de presse, dont 24 sont des vidéos.
La pénétration de l’idéologie de l’EI même dans un pays aussi éloigné que l’Afrique du Sud est évidente dans ce manifeste d’un jeune de 18 ans de Johannesburg. Utilisant le pseudonyme d’Abu Huraya al-Afriki, il écrit : « J’ai rejoint l’État islamique parce que son but est d’établir la parole d’Allah (il n’y a de Dieu qu’Allah) comme étant la plus haute, et la parole de Kufr (incroyance) comme étant la plus vile, et c’est ce que Allah nous dit de faire dans le Coran. Aussi est-ce un devoir obligatoire pour tous les musulmans du monde entier de rejoindre le djihad ». Le pouvoir des médias sociaux de l’EI est également manifeste au Nigeria, où 24.000 jeunes gens ont été empêchés de quitter le pays entre janvier 2014 et mars 2015. La plupart d’entre eux, comme le craignent les autorités, projetaient de rejoindre l’EI.
Depuis 2014, l’EI a donné naissance à des franchises locales à travers l’Afrique. En Algérie, Abdelmalek Gouri, l’un des commandants d’al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), a annoncé que lui et ses hommes se détachaient d’AQMI, qui, a-t-il déclaré, s’était « écarté du droit chemin ». Il a cherché à positionner son groupe sous le nom de Jund al-Khilafah, ou « soldats du califat » et a annoncé clairement qu’il s’alignait sur l’EI. En Tunisie, la Brigade Uqba ibn Nafi a également fait scission d’AQMI et a fait allégeance à l’EI. Entretemps, dans une Libye déchirée par des conflits internes, des membres de l’EI revenant de Syrie ont établi la Brigade al-Battar alignée sur l’EI. Avec ses succès militaires, comme en témoigne la récente prise de Syrte, la ville natale de Mouammar Kadhafi, l’ancien homme fort libyen, ce groupe a montré de plus en plus d’assurance et a adopté le nom d’État islamique en Libye (EIL). Au Nigeria, Boko Haram, qui projette de plus en plus son ombre sur l’Afrique de l’Ouest, s’est maintenant aligné sur l’EI, et il y a des désaccords en Somalie au sein d’al-Shebab, à présent aligné sur al-Qaida, portant sur la question de savoir s’il devrait faire partie de la franchise de l’EI.
Ceci soulève une question intrigante : qu’est-ce qui explique la dissémination de l’idéologie wahhabiste-salafiste radicale de l’EI, avec son insistance sur sa haine de l’autre archétypal, alors que la plupart des musulmans africains sont effectivement d’orientation soufie ? Les fraternités soufies (tariqa en arabe) insistent sur la nécessité de combler le fossé entre Dieu et l’homme à travers l’amour et la connaissance de son véritable soi intérieur. Cette forme de foi islamique est plus personnelle et plus émotionnelle, mettant en exergue l’amour de Dieu plus que la crainte de Dieu. Qui plus est, l’Islam soufi a coexisté avec la richesse des coutumes populaires préislamiques, ce qui, naturellement, a contribué à sa popularité.
La réponse est que, pendant des années, les œuvres de bienfaisance opérant dans des pays tels que l’Arabie saoudite ou le Qatar ont financé l’extrémisme islamiste en Afrique et ont érodé l’attractivité du soufisme. Considérons les milliers d’étudiants qui ont voyagé au cours des années pour approfondir leurs études islamiques dans des institutions d’enseignement supérieur telles que Al-Azhar en Égypte, Al-Uzai au Liban, l’Université de Damas en Syrie et la multitude d’institutions de cette nature en Arabie saoudite. Il a été noté que la plupart de ces étudiants, à leur retour dans leurs pays respectifs, sont plus radicaux que ceux qui sont restés étudier au pays. Effectivement, comme l’écrit John Yoh, dans son ouvrage Reflections on Afro-Arab Relations: An African Perspective (Réflexions sur les relations afro-arabes : une perspective africaine) : « La plupart des étudiants d’Afrique qui ont étudié au Moyen-Orient sont accusés d’être derrière les conflits religieux qui se sont produits au Nigeria, au Ghana, au Kenya et en Tanzanie.… C’est ce groupe d’étudiants que l’on considère être la source de l’idéologie islamique radicale en Afrique. On dit que certains de ces groupes sont en relation avec des organisations islamiques opérant en Afrique sous la façade d’agences religieuses ».
Les étudiants, toutefois, ne constituent pas les seuls relais pour la pénétration de la pensée radicale en Afrique. Le pèlerinage annuel qui voit des dizaines de milliers d’Africains se rendre à La Mecque peut contribuer à disséminer l’islam radical. En Afrique de l’Ouest, l’introduction de classiques wahhabites tels que Une Explication de Kitab al Tawhid, de Mohammed ibn Abd al-Wahhab (le livre traitant de l’unicité de Dieu) par Abd al-Rahman al-Sadi a eu une influence d’une telle profondeur au Mali sur les extrémistes alignés sur al-Qaida qu’ils se sont inspirés du titre de cet ouvrage pour désigner leur organisation du nom de Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Dans ces circonstances, devons-nous être surpris lorsque des groupes tels que Boko Haram se livrent à des diatribes contre les États laïcs, ou lorsque les extrémistes d’Ansar al-Dine et d’al-Shebab démolissent violemment les sanctuaires soufis au Mali et en Somalie ? La récente pénétration de l’idéologie de l’EI en Afrique est une excroissance logique de ces développements.
Les extrémistes islamiques ont exploité la détérioration de la situation économique et politique des pays africains pour étendre leur présence auprès des habitants marginalisés. En raison de leur organisation supérieure (relativement à l’ineptie et à la corruption de nombreuses bureaucraties gouvernementales), de l’utilisation de volontaires, et de leur accès à un financement provenant des États du golfe, les salafistes ont pu s’entremettre et aider dans l’ensemble de l’Afrique les communautés prêtes à s’en remettre à n’importe qui. Au Mali, par exemple, les islamistes radicaux, à travers leur approche du développement économique axé sur les simples citoyens, ont été en mesure de mettre en place des mosquées, des écoles modernes, des dispensaires, des pharmacies et des centres culturels depuis les années 1980. Ce faisant, ils ont pu se gagner les faveurs des citoyens de ces régions.
L’émergence sur le continent africain du Hezbollah (le parti de Dieu), le mouvement terroriste libanais financé par l’Iran, constitue un bon exemple de l’exploitation des conditions économiques par un groupe. James Love, commandant de l’armée américaine, observe dans son ouvrage incisif Hezbollah: Social Services as a Source of Power (Le Hezbollah : les services sociaux comme source de pouvoir) (2010), que le mode opératoire éprouvé et testé du Hezbollah est utilisé sur le continent africain avec grande efficacité. Des cellules naissantes du Hezbollah utilisent de subtiles techniques d’infiltration pour s’introduire dans une zone sans attirer l’attention. Les activistes de ce parti gagnent la confiance de la population locale en conduisant des activités caritatives de collecte de fonds et en mettant en place des programmes d’assistance publique. Ceci est bien accueilli par les citoyens pauvres de l’Afrique, aux besoins desquels les responsables politiques, davantage préoccupés par l’accumulation de la richesse, semblent se montrer peu sensibles. Ayant gagné la confiance des habitants, la cellule du Hezbollah commence à recruter au sein de la population locale, ce qui permet à la cellule de commencer les opérations. Les cellules ne peuvent opérer qu’après avoir mis en place une base de soutien populaire.
Un autre facteur portant atteinte au soufisme tolérant et qui renforce l’attrait de l’islam radical est la coopération étroite entre les ordres soufis et les autorités locales respectives, de nombreux leaders soufis recevant des avantages financiers du gouvernement. La proximité des leaders soufis avec des gouvernements généralement corrompus et autoritaires leur a fait perdre leur crédibilité et leur popularité auprès des citoyens ordinaires. Elle a constitué le fondement des attaques virulentes proférées par des islamistes partisans d’une ligne dure. En conséquence, l’islam modéré soufi n’a pas pu servir de rempart contre l’islam radical parce que les autorités soufies ont été perçues comme étant une extension d’un État corrompu.
Dans une veine similaire, les efforts d’autres organisations musulmanes visant à encourager la paix et la tolérance entre les religions ont été entachés par la proximité de ces organisations avec un État autoritaire et souvent prédateur. Au Nigeria, dans les années 1980, un Comité consultatif des affaires religieuses représentant les musulmans et les chrétiens a été établi en vue d’atténuer les tensions religieuses. Des structures similaires ont vu le jour dans l’ensemble du continent : le Conseil suprême des musulmans en Tanzanie, le Conseil suprême des musulmans du Kenya, le Conseil suprême musulman de l’Ouganda, l’Association musulmane rwandaise et l’Association musulmane du Malawi. Parmi ces organisations, rares ont été celles qui ont pu atténuer les affrontements interconfessionnels. Du fait de la perception de leurs liens avec des régimes considérés comme illégitimes, les musulmans qui participent à ces structures sont considérés comme cooptés. Le fait que ces musulmans aient souvent défendu les gouvernements en place a simplement servi à renforcer cette perception. Le discrédit affectant ces musulmans modérés a laissé la possibilité aux extrémistes de répandre leur message de haine.
À l’avenir, que peut-on faire pour réduire la radicalisation et le recrutement d’Africains dans le giron de l’Islam militant ? Tout d’abord, d’avantage perturber la présence de l’EI dans les médias sociaux, en fermant les comptes Twitter et en retirant leurs sordides vidéos de YouTube. Par ailleurs, des efforts résolus doivent être entrepris pour contrer leur message. Bien que des initiatives soient en cours à cet effet, elles doivent être plus énergiques. Ensuite, il faut exercer davantage de pression sur les pays du golfe pour faire cesser le financement des formes wahhabites et salafistes de l’Islam sur le continent. Il est également déconcertant que les pays dans lesquels on laisse prospérer l’idéologie extrémiste, y compris l’Arabie saoudite, continuent de bénéficier du soutien des pays occidentaux.
En outre, il appartient aux États africains de faire davantage pour renforcer l’Islam soufi modéré et tolérant, afin qu’il puisse servir de rempart contre le rouleau compresseur salafiste. Toutefois, un islam acceptant l’Occident sans critique et faisant l’éloge des gouvernements en place ne servira qu’à nuire encore plus au soufisme et à renforcer les points de vue radicaux. Ce qui est nécessaire, c’est un islam soufi qui exprime les préoccupations des musulmans ordinaires, même si cela se traduit par une critique des gouvernements en place. Lorsque les musulmans modérés appuient des gouvernements corrompus, cela ne peut servir qu’à continuer de délégitimer les forces modérées.
L’extrémisme se répand également sur le continent dans le contexte de la rapacité des élites étatiques qui sont davantage préoccupées de leur propre aisance personnelle que du lot des citoyens ordinaires. Dans ce contexte, les groupes extrémistes islamistes apportent un certain nombre de solutions à court terme pour renforcer la sécurité des citoyens — dispensaires, écoles, vivres et argent. Ce faisant, ils obtiennent des appuis pour leur cause. En même temps que la communauté internationale ambitionne de porter assistance aux gouvernements africains en assurant la formation de leurs forces de sécurité et en fournissant de l’équipement militaire pour combattre les émules d’al-Shebab, elle doit également utiliser cette assistance pour faire pression sur les gouvernements africains afin qu’ils soient plus réactifs aux besoins des citoyens ordinaires, empêchant ainsi les extrémistes d’exploiter les griefs des citoyens à leurs fins funestes.
Le Dr Hussein Solomon est professeur agrégé du Département d’études politiques et de la gouvernance à l’Université de l’État-Libre, en Afrique du Sud. Il est l’auteur de Terrorism and Counter-Terrorism in Africa: Fighting Insurgency from Al Shabaab, Ansar Dine and Boko Haram, publié en 2015 chez Palgrave Macmillan.