Études de cas de l’IRAN, du SRI LANKA et de la SOMALIE
FRANÇOIS VREY, MAÎTRE DE CONFÉRENCES, DOCTORAT, FACULTÉ DES SCIENCES MILITAIRES, UNIVERSITÉ DE STELLENBOSCH, AFRIQUE DU SUD
Cet article a été adapté d’un article écrit par l’auteur en sa qualité de professeur invité au Collège royal danois de la défense à Copenhague
L’asymétrie peut être utilisée pour décrire plusieurs types de conflits, mais c’est une erreur d’associer l’asymétrie exclusivement à des adversaires irréguliers combattant des forces armées conventionnellement structurées. Une autre erreur est de se focaliser uniquement sur l’asymétrie terrestre.
L’asymétrie est généralement comprise comme étant le résultat d’un processus dans lequel des acteurs plus faibles cherchent des moyens d’atténuer ou de réduire le plus possible l’effet d’une puissance supérieure employée par un adversaire plus fort. Des capacités technologiques supérieures, par exemple, peuvent être contrecarrées par des technologies de moindre puissance employées de façon créative. L’asymétrie des acteurs implique un adversaire inférieur adoptant une approche différente ou inattendue. Ceci conduit à l’opinion selon laquelle l’asymétrie est soit une circonstance donnée, soit une option exercée par un acteur qui doit décider comment répondre ou de ne pas y répondre. Les acteurs peuvent décider de se préparer à l’asymétrie et de l’employer ou simplement de l’exploiter pour survivre dans le cadre d’un scénario donné. Dans certains cas, l’asymétrie pourrait bien être un aspect culturel émanant de modes opératoires historiques lorsque l’on est confronté à des agresseurs, comme on l’observe dans la confrontation entre les forces russes et les rebelles tchétchènes.
La discussion suivante met en exergue trois menaces asymétriques qui compliquent et surchargent le programme auquel sont confrontées les marines modernes dans leur mission de maintien de l’ordre en mer. Le fait que les stratégies asymétriques constituent la toile de fond des menaces armées en Afrique est particulièrement important pour le continent, et il est possible que les forces irrégulières élargissent leurs capacités asymétriques de manière créative, comme stratégie visant à dégrader en mer les capacités des marines africaines actuelles et à venir, ainsi que les infrastructures maritimes émergentes de l’Afrique.
LA MARINE DU CORPS DES GARDIENS DE LA RÉVOLUTION IRANIENNE
Comme le fait ressortir le rapport de l’Office of Naval Intelligence (Bureau du renseignement naval) de la Marine américaine intitulé « Iran’s Naval Forces, From Guerrilla Warfare to a Modern Naval Strategy » (Les Forces navales de l’Iran, depuis la guérilla jusqu’à une stratégie navale moderne), la marine du corps des gardiens de la révolution iranienne (IRGCN) constitue une menace pour une marine de force supérieure en combinant l’asymétrie et le zèle révolutionnaire. Ce dernier attribut est un important catalyseur pour les attaques en essaim et les missions suicide contre des forces supérieures. La menace est latente dans le golfe Arabo-Persique et le détroit d’Ormuz, où l’on estime que transitent chaque jour 17 millions de barils de pétrole. La guerre Iran-Irak (1980-1988) et la « guerre des pétroliers » qui se sont déroulées simultanément dans le golfe Arabo-Persique ont attesté de la position alors inférieure des forces navales iraniennes, qui devaient tolérer la présence dominante d’autres marines majeures (des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de la Russie). Ces marines traversaient le golfe Arabo-Persique pour protéger leurs intérêts, et ce faisant limitaient la marge de manœuvre des Iraniens dans la pression qu’ils tentaient d’exercer sur l’Irak en contrôlant la navigation dans le Golfe. À la suite de cela, les Iraniens se sont restructurés pour constituer une deuxième marine, plus petite, parallèlement à la marine iranienne conventionnelle. La deuxième marine a été dotée en personnel, entraînée et équipée exclusivement pour la guerre asymétrique.
La convergence du zèle révolutionnaire, de la vitesse d’intervention et de la puissance de feu sur un théâtre maritime convenant bien à de plus petits navires semble être une combinaison pratique contre des adversaires qui doivent riposter dans les limites de la doctrine conventionnelle au moyen de navires de guerre réguliers. En 2014, la menace navale iranienne dans le golfe Arabo-Persique était toujours représentée par une marine révolutionnaire parallèle qui s’était préparée depuis plus de 25 ans à une confrontation asymétrique. Les puissances occidentales ont reconnu les dangers physiques et émotionnels représentés par les mines, les petits sous-marins, les batteries côtières et de nombreuses petites embarcations lourdement armées.
L’IRGCN a pour mission principale de s’opposer aux forces navales dans le golfe Arabo-Persique et, de cette manière, fait intervenir l’asymétrie à toute confrontation entre deux marines, mais elle peut également être utilisée contre toute forme de navigation commerciale. C’est là que l’IRGCN démontre des capacités asymétriques au moyen d’équipements navals et de tactiques imprégnées d’une ferveur religieuse et idéologique, le golfe Arabo-Persique étant sa zone primordiale d’opérations.
Bien que le cas iranien illustre un profil régulier-irrégulier dirigé par l’État, les enseignements à tirer par les responsables et officiers de marine africains sont de deux ordres. Premièrement, il y a d’une manière générale un enseignement à tirer sur l’utilité d’une capacité navale irrégulière visant à contrecarrer un adversaire régulier, mais également d’une asymétrie navale pour faire face à un adversaire irrégulier en mer. Deuxièmement, et facteur encore plus important, l’asymétrie en mer conçue par l’adversaire est particulièrement dangereuse pour les marines africaines qui sont exposées à être confrontées en premier lieu à une telle asymétrie, plutôt qu’à un combat naval d’une nature traditionnelle.
LES SEA TIGERS DU MOUVEMENT LTTE AU SRI LANKA
Le mouvement séparatiste des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) a combattu le gouvernement sri-lankais de 1983 à 2009 sur terre et en mer. D’après l’article « A Guerrilla War at Sea: The Sri Lankan Civil War » (Une guérilla en mer : la guerre civile au Sri-Lanka) dans la revue Small Wars Journal, la mise en place d’une branche navale du groupe connue sous le nom de Sea Tigers (Tigres de la mer) a été une affaire importante pour les responsables politiques et militaires. Cette force insurgée a obtenu des succès contre la conventionnelle Marine du Sri Lanka (SLN), qui n’était pas préparée à ce changement de cap au large des côtes pour les opérations de contre-insurrection. Toutefois, la SLN s’est adaptée au fil des ans pour s’opposer avec succès à la menace asymétrique venant d’un ennemi insurgé.
Initialement, la SLN était mal équipée pour faire face même aux éléments essentiels de la menace irrégulière représentée par les Sea Tigers. Les Sea Tigers ont réussi à infliger des dommages importants à la SLN, en particulier contre les vedettes d’attaque rapide Dvora construites en Israël ; ils ont réussi à en couler environ huit au cours d’embuscades en mer. L’impact des tactiques asymétriques des Sea Tigers a rendu les eaux territoriales du Sri Lanka dangereuses. En effet, les insurgés du LTTE ont remis en question avec succès la juridiction maritime exercée par les autorités officielles sri-lankaises pendant un certain temps et ont sérieusement menacé l’ordre en mer.
Le changement de cap en matière maritime du mouvement LTTE a dépendu d’éléments clés. Le premier était la construction de petites embarcations rapides ayant un rayon d’action suffisant, et en nombre significatif, pour des attaques suicide au moyen de tactiques en essaim. Le deuxième était l’acquisition de navires-mères (navires civils de transport de marchandises) restant en haute mer et qui, lorsque l’ordre en était donné, acheminaient des fournitures cruciales sous escorte armée des Sea Tigers au LTTE à travers les eaux territoriales sri-lankaises. Leur entraînement et leur endoctrinement ont abouti à des attaques suicide en mer exécutées par les Black Sea Tigers (une unité spéciale des Sea Tigers), qui ont même réussi à couler un patrouilleur de la SLN. De cette manière, le LTTE a mis en place un contrôle maritime insurgé sur un secteur des eaux territoriales du nord du Sri Lanka. Une grande partie du succès des Sea Tigers était la résultante du manque de préparation de la SLN en matière d’équipement, d’entraînement et de doctrine, ainsi que l’inaptitude générale d’une marine conventionnelle à combattre une menace militaire de facto asymétrique dans ses eaux territoriales.
L’une des méthodes utilisées par la SLN pour s’adapter à l’asymétrie a été de développer sa propre utilisation de petites embarcations. La SLN a pu en conséquence élargir sa présence sur les eaux côtières du nord du Sri Lanka afin de contrecarrer la liberté relative de mouvement dont disposaient les Sea Tigers. La SLN a fini par exécuter ses propres attaques en essaim contre les Sea Tigers, grâce à un programme de construction de petites embarcations rapides. Elle a également utilisé de plus gros bâtiments pour mettre en place une capacité de riposte et une présence permanente en mer avec une meilleure panoplie de navires et d’équipages spécialement entraînés et davantage préparés à l’asymétrie à laquelle ils faisaient face. La mobilisation des navires de la SLN et de navires de commerce de haute mer a abouti à la destruction ultérieure des navires-mères du LTTE. S’appuyant sur la détermination de se doter d’un meilleur équipement et d’employer des unités d’intervention et des équipages bien entraînés, la SLN a systématiquement endigué la menace asymétrique et a mis un terme à la liberté de mouvement dont bénéficiaient les Sea Tigers. Ceci a contribué à la défaite militaire ultérieure du LTTE sur le terrain en 2009.
Pour les responsables africains des forces navales, le cas de la SLN met en évidence le sujet du changement opérationnel, faisant l’objet de vifs débats, en montrant comment une marine régulière peut s’adapter afin de combattre une menace asymétrique, mais existentielle, en mer. L’adaptation a une conséquence négative en ce sens que la marine, ultérieurement, doit réadapter son entraînement, son équipement et ses objectifs à ceux d’une marine régulière, mais ceci est peut-être un défi de deuxième ordre qui est beaucoup plus facile à relever.
PIRATERIE AU LARGE DE LA CORNE DE L’AFRIQUE
L’IRGCN et les Sea Tigers constituent des menaces asymétriques à la poursuite d’objectifs politiques, mais la piraterie au large de la Corne de l’Afrique est mise en relief comme une forme de criminalité transnationale avec incitation financière dans la publication « Characterizing and Exploring the Implications of Maritime Irregular Warfare » (Caractérisation et analyse des implications de la guerre irrégulière maritime) de la Rand Corp. La piraterie affaiblit l’État somalien et est liée à des acteurs de premier plan en Somalie et dans les pays limitrophes. La signification de la menace de la piraterie vient principalement de la perturbation de la navigation dans une voie maritime internationale. En réponse, des forces opérationnelles internationales et nationales patrouillent désormais dans cette étendue océanique. Toutefois, les contingents navals ont découvert que l’objectif de porter un coup d’arrêt à la menace de la piraterie est complexe et requiert de la part de nombreux intervenants un effort important, en mer et sur terre, en vue d’instaurer une sécurité permettant le transit normal du trafic maritime. Cette interface terre-mer de ripostes à une menace asymétrique composée d’intérêts locaux et transnationaux a donné lieu à une réaction internationale sans précédent.
Les initiatives de lutte contre la piraterie ont réuni des pays et organisations ayant une grande diversité de profil. L’intervention ne pouvait pas supprimer rapidement la menace de la piraterie en raison de règles d’engagement et de droits différents ou mal compris qui entravaient les opérations. Pendant une période, l’asymétrie a tiré parti des contraintes provenant des règles internationales affectant l’une des parties et de la culture de non-régulation autonome par l’autre partie (les pirates).
Les Nations Unies, en partenariat avec les organisations non gouvernementales et l’industrie, ont fait beaucoup pour obtenir la coopération intergouvernementale désirée en mer. Les résolutions du Conseil de sécurité qui ont été adoptées depuis 2008 et qui ont temporairement levé les obstacles constitués par la souveraineté maritime somalienne, afin de laisser aux marines étrangères plus de marge de manœuvre pour intervenir contre les pirates, et qui ont préconisé une coopération navale pour protéger les flux d’aide vers la Somalie ainsi qu’une assistance internationale pour les poursuites judiciaires, revêtent une importance particulière. Les patrouilles de lutte contre la piraterie ont protégé la marine marchande et les convois apportant des vivres en Somalie, en appréhendant des pirates ou en les empêchant d’attaquer les navires. En 2014, le nombre des incidents avait graduellement diminué, et cette baisse est attribuée à l’effet conjoint d’une volonté internationale d’intervention, d’interventions navales significatives et de l’adoption par la marine marchande de meilleures pratiques de sécurité pour sa propre protection.
La riposte navale a été compliquée par une législation intérieure inappropriée et par le risque de demandes d’asile si les poursuites n’aboutissaient pas ainsi que de procédures difficiles pour faire venir les pirates dans les pays hôtes et les traduire devant les tribunaux. Initialement, les bonnes intentions ont achoppé sur les institutions de l’Afrique de l’Est, mal préparées pour amplifier la gouvernance en matière de sécurité maritime. Une menace asymétrique constituée par un regroupement criminel a également rendu plus difficiles les tâches des forces navales. Les pirates pourraient réorienter leurs activités dans l’océan Indien et éviter les concentrations navales ou aggraver le coût des déploiements supplémentaires. La réaction mondiale face à la piraterie a néanmoins démontré les forces et les faiblesses de la coopération internationale. La coopération, en réagissant à travers de nombreuses agences, a lentement restreint le champ libre laissé aux pirates. Le revers de la médaille est que l’asymétrie de la menace de la piraterie a permis à de nombreux pirates d’éviter les poursuites et de réorienter leurs opérations vers des zones maritimes où les résolutions des Nations Unies ont perdu de leur effet. Cette réorientation a mis à rude épreuve les forces navales disponibles en raison de l’accroissement des coûts.
La lenteur des progrès réalisés pour surmonter les avantages asymétriques inhérents à la menace de la piraterie a eu plusieurs conséquences. Elle a mis en danger la marine marchande à cause des retards, des détours et des coûts. Les vivres expédiés au peuple somalien ont continué d’être menacés, ce qui a exacerbé la crise sur le territoire. La menace a empêché une solution rapide, ce qui a également eu des implications régionales pour les pays et États insulaires limitrophes, tels que les Seychelles, qui ont été entraînés dans des poursuites onéreuses, des attaques et des ripostes dans leurs propres eaux territoriales. Depuis le début 2011, la Communauté de développement de l’Afrique australe a commencé à patrouiller dans ses eaux orientales dans un secteur approximativement délimité par le Mozambique, la Tanzanie et Madagascar, pour éviter que l’insécurité maritime ne se répande plus au sud.
Les événements au large de la Corne de l’Afrique (HOA) présentent trois importants enseignements pour les responsables africains. Premièrement, la piraterie est devenue la menace maritime africaine la plus répandue lorsque les gouvernements laissent des ennemis irréguliers exploiter les espaces non gouvernés en mer. Deuxièmement, compte tenu du fait que l’Union africaine s’oriente vers la reconnaissance de l’importance des océans entourant l’Afrique, des ripostes délibérées ou tangibles en mer par le biais d’organismes maritimes sont indispensables. Troisièmement, la lutte contre la piraterie au large de la Corne de l’Afrique offre une plate-forme de connaissances primordiale aux commandements des forces navales africaines, dont ils peuvent s’inspirer dans leur réponse face aux menaces extrémistes telles que celle de l’État islamique en Libye, qui se répand si rapidement dans tous les espaces faiblement gouvernés en mer et sur terre.
CONCLUSION
Ces trois cas montrent comment les menaces asymétriques pénètrent dans le domaine de la sécurité maritime parallèlement aux voies empruntées par les forces conventionnelles, insurgées et criminelles. Le cas iranien démontre la réalité de l’introduction de l’asymétrie aux côtés d’une marine conventionnelle pour compenser les avantages dont disposent en haute mer les marines de puissants gouvernements. Toutefois, l’Iran doit essentiellement maintenir et employer deux marines, car chacune est basée sur une culture, une plate-forme et une doctrine fondamentalement différentes. Le cas du Sri Lanka montre que les mouvements insurrectionnels peuvent reproduire en mer l’asymétrie traditionnelle sur terre dont les forces régulières échouent si souvent à venir à bout. Les marines ne sont pas hors de portée des menaces irrégulières en mer et, comme les Sea Tigers l’ont démontré, sont devenues des cibles primaires. Le symbolisme de navires de guerre modernes coulés par des forces insurgées flexibles est une image particulièrement forte de succès et donc mobilisatrice pour les forces insurgées. La SLN, toutefois, démontre qu’une marine peut s’adapter lorsque les insurgés réorientent les opérations au large en accordant provisoirement une importance prioritaire au risque irrégulier par rapport à la symétrie (marine contre marine) préférée par la culture navale conventionnelle. Finalement, le cas de la Somalie rompt la tradition du combat armée contre armée parce qu’il agite le spectre des menaces criminelles transnationales surgies de la mer, qui exigent des ripostes internationales presque disproportionnées. Selon toute probabilité, le cas de la Somalie met en évidence un processus d’apprentissage progressif quant à ce que les responsables africains doivent préparer pour leurs domaines maritimes. Les causes de la piraterie somalienne, ses retombées et les réponses qui y sont apportées forment des faisceaux de variables complexes. L’enseignement le plus important à retenir est que l’impact de la coopération coordonnée regroupant une pluralité d’organismes et de pays est la meilleure pratique pour restreindre les effets de la mauvaise gouvernance maritime. En dernier lieu, le problème nécessite un leadership judicieux, un phénomène qui doit encore parvenir à maturité sur terre, mais qui montre des progrès en mer.