PERSONNEL D’ADF
M.K. admet lui-même qu’il était un enfant turbulent.
Ce garçon de l’île d’Idjwi était mauvais élève. Il n’écoutait ni ses parents ni ses professeurs. À l’âge de 13 ans, il s’était rendu à Goma, dans la province du Nord-Kivu de la République démocratique du Congo (RDC), pour rendre visite à son frère aîné. Là-bas, des membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) sont venus en voiture et l’ont arrêté, en lui demandant une pièce d’identité.
Lorsque M.K. leur déclara qu’il n’avait pas d’identification, les membres de cette milice congolaise tutsi anti-gouvernementale le ligotèrent, le mirent dans la voiture et le conduisirent dans leur camp de Kitchanga, où ils le jetèrent dans un trou. Il y resta pendant deux mois.
« Ensuite, ils me firent sortir pour m’interroger », déclare M.K. aux bénévoles du Service de l’enfance et de la santé de la RDC. « Il fallait que je choisisse entre mourir et travailler pour eux ! Ils m’ont donné deux heures (avec de l’eau et de la nourriture) pour y songer. Je me suis dit que si je refusais, je mourrais parce que personne ne viendrait m’aider ou n’avertirait ma famille. Si je travaillais pour eux, je réussirais un jour à trouver une solution. »
M.K. apprit rapidement comment saluer et comment manier une arme. Ses ravisseurs le désignèrent pour servir d’escorte à un major de la milice. Il commença à fumer de la marijuana pour s’efforcer d’oublier sa famille. Lorsque le CNDP et les Forces armées de la RDC (FARDC) signèrent un accord de paix en 2009, M.K. continua à travailler pour son commandant sous l’autorité des FARDC. Un an plus tard, la mission de maintien de la paix des Nations unies en RDC l’amena au Centre de transit et d’orientation (CTO) pour le réhabiliter.
« Au cours des deux mois suivant mon arrivée au CTO, j’ai reconstruit ma vie en partant de zéro, pour pouvoir être une meilleure personne et être en mesure d’aider ma famille », déclare M.K.
L’histoire de M.K. est un récit bien connu pour des milliers d’enfants d’Afrique. Beaucoup d’entre eux sont enlevés et enrôlés de force dans les milices. Beaucoup sont placés en première ligne comme fantassins, avec un fusil. D’autres travaillent comme cuisiniers, espions, porteurs, accompagnateurs, messagers et parfois esclaves à des fins domestiques ou sexuelles. Certains ont à peine 8 ans.
Cette expérience peut marquer les enfants à vie – s’ils survivent. Ceux qui ont la chance de s’échapper ou d’être libérés doivent être réhabilités, processus qui exige des investissements importants de temps, de ressources et de programmes pour assurer que les jeunes qui quittent le champ de bataille puissent rentrer dans la société et y être productifs et sécurisés.
LA DIMENSION DU PROBLÈME
Certains ont estimé qu’environ 40 % de tous les enfants soldats se trouvent en Afrique, mais le problème existe dans le monde entier. Les enfants ont aussi été exploités de cette façon en Afghanistan, en Birmanie, en Colombie, en Irak, aux Philippines, en Syrie et au Yémen au cours des dernières années.
Les chiffres sont aussi en augmentation. Child Soldiers International, dont les programmes sont maintenant gérés par l’Initiative Enfants soldats de Roméo Dallaire, a signalé dans un rapport de février 2019 que le nombre d’enfants soldats dans le monde avait augmenté de 159 % en cinq ans. Cet ancien groupe de défense des droits humains basé à Londres a déclaré qu’il avait documenté 30.000 cas de recrutement depuis 2012. Il est presque certain que beaucoup d’autres n’ont pas été signalés.
Ce groupe a déclaré au Defense Post que 3.159 enfants avaient été recrutés dans 12 pays en 2012. En 2017, ce chiffre a grimpé à 8.185 enfants dans 15 pays. Les incidents de violence sexuelle contre les enfants ont aussi bondi de 40 %. En 2012, il y avait 679 cas documentés. En 2017, ils étaient 951.
« Le recrutement des enfants est l’un des problèmes les plus désespérants liés aux droits humains à notre époque », a déclaré Isabelle Guitard, à l’époque directrice de Child Soldiers International, au Defense Post. « Ces statistiques à elles seules sont choquantes et ne font probablement qu’effleurer le problème, comparé à la vraie dimension mondiale de l’exploitation des enfants par les acteurs armés. »
L’emploi des enfants dans les conflits armés, par un gouvernement, un parti, un groupe rebelle ou une milice, satisfait la plupart des critères de ce que le Conseil de sécurité des Nations unies appelle les « six violations graves des droits des enfants en temps de guerre ».
Ces six violations sont :
- Le recrutement et l’exploitation des enfants.
- Les meurtres et les mutilations d’enfants.
- Les violences sexuelles sur les enfants.
- Les attaques contre les écoles et les hôpitaux.
- Les enlèvements d’enfants.
Le refus de laisser les enfants accéder à l’aide humanitaire.
Cette liste éclaire le rapport mondial annuel du secrétaire général des Nations unies sur « Les Enfants et le Conflit Armé », dans lequel les violateurs, entre autres, sont « nommés et couverts de honte » pour leurs violations. Le rapport de 2018 du secrétaire général, qui a été publié en juin 2019, a relevé certains exemples parmi les plus graves du non-respect des droits des enfants depuis que ce type de rapport est publié. Plus de 24.000 violations ont été enregistrées dans 20 conflits mondiaux.
Ce total inclut le recrutement de plus de 7.000 enfants pour des rôles de combat et de soutien au combat. La Somalie possède le nombre le plus élevé d’enfants recrutés, suivie par le Nigeria et la Syrie, selon le rapport de l’ONU. Les statistiques d’exploitation sexuelle demeurent élevées avec 933 cas, total qui est sans doute bien inférieur au nombre réel de cas à cause des omissions dues aux stigmates associés. Ici aussi, les chiffres les plus élevés proviennent de la Somalie, suivie de la RDC.
Les enlèvements d’enfants ont continué en 2018, pour atteindre près de 2.500 cas signalés, dont plus de la moitié en Somalie.
POURQUOI RECRUTER LES ENFANTS ?
Lorsqu’on considère la cruauté et les horreurs des conflits armés, on peut se poser une question logique : pourquoi recruter des enfants qui vont mener une existence si atroce et exigeante ?
Les vulnérabilités profondes des enfants servent souvent de justification pour leur recrutement. Les enfants sont considérés par de nombreux groupes comme étant sacrifiables. Puisqu’ils ne sont pas encore mûrs, ils ne possèdent pas d’esprit critique et de personnalité bien formée. Certains pourraient avoir moins peur que des adultes du fait de leur incapacité à évaluer de façon critique les dangers potentiels auxquels ils font face.
À cause de ce manque de maturité affective et personnelle, ils peuvent être plus facilement influencés et contrôlés, selon l’African Centre for the Constructive Resolution of Disputes (Centre africain pour la résolution constructive des litiges, ACCORD). S’ils perdent leurs parents ou d’autres membres de leur famille, ils peuvent offrir leur loyauté à quelqu’un d’autre, en particulier quelqu’un qui « détient le pouvoir de récompenser et de punir », selon Michael Wessells, auteur de Child Soldiers: From Violence to Protection (Enfants soldats : de la violence à la protection).
La prolifération des armes légères dans toute l’Afrique et dans d’autres zones de conflit permet aussi aux enfants de brandir les outils de la guerre. Le fusil d’assaut Kalachnikov AK-47, qui est une arme courante en Afrique, est facilement utilisé par les jeunes, de même que la plupart des pistolets et des fusils, et même les machettes.
COMMENT LES ENFANTS SONT RECRUTÉS
Les dommages infligés aux enfants qui participent à une guerre ou à un conflit sont universels. Toutefois, les raisons pour cela et les méthodes de recrutement des enfants pour les employer comme soldats ne le sont pas.
Le recrutement des enfants appartient à l’une de deux grandes catégories : le recrutement forcé et le recrutement volontaire.
Dans le recrutement forcé, les enfants sont typiquement enlevés et forcés de participer au combat, ou bien ils naissent au sein des milices ou des groupes rebelles armés.
On estime que l’Armée de résistance du Seigneur, groupe extrémiste basé en Ouganda et notable pour enlever et armer les enfants, a recruté de force des dizaines de milliers d’enfants depuis sa formation vers le milieu des années 80.
Les raisons pour lesquelles certains enfants se portent volontaires pour se battre pour les milices et les groupes armés sont plus complexes. Cela se produit parfois parce qu’ils perçoivent une discrimination contre leur peuple ou une répression de la part des autorités gouvernementales. De même, la pauvreté et le manque d’emploi et d’éducation ou la disparition du soutien communautaire à cause d’un conflit peut pousser les jeunes à rejoindre un groupe armé, selon ACCORD.
Dans certains cas, les enfants peuvent considérer les groupes armés comme la seule option qu’ils ont pour obtenir la sécurité, la nourriture, l’argent ou l’approbation. Ceci peut être aussi simple qu’une promesse de salaire, un paiement forfaitaire, un butin de guerre, des stupéfiants ou de l’alcool. L’opportunité de monter en grade et de se lier à un groupe de personnes partageant les mêmes points de vue ne peut pas non plus être sous-estimée.
Même dans ce cas, les enfants ne peuvent pas être considérés comme étant entièrement responsables de leur recrutement volontaire. Rejoindre un groupe armé n’est pas en général une option de jeune, même pour ceux qui ne sont pas victimes d’un enlèvement. Parfois, les enfants déterminent qu’ils pourraient avoir une meilleure chance de survivre s’ils rejoignaient de tels groupes.
« Autrement dit, la condamnation universelle du recrutement des enfants soldats doit prendre en compte la question des alternatives, selon le rapport d’ACCORD. Que se passe-t-il si l’alternative est pire que de devenir enfant soldat ? Et si le recrutement et le re-recrutement des enfants soldats doivent être empêchés, l’environnement économique, social et personnel des recrues potentielles doit être pris en compte. »
LA RÉINTÉGRATION DES ENFANTS SOLDATS
Les enfants qui survivent les horreurs des combats et de leur participation aux groupes armés doivent être conseillés, formés et soutenus dans le cadre d’un programme complet de réintégration. Les besoins sont stupéfiants car les services sont coûteux et nécessitent plusieurs années de participation pour que les jeunes soient pleinement réintégrés en société.
Selon le rapport de 2018 du secrétaire général de l’ONU, 13.600 enfants ont bénéficié d’un soutien pour leur libération et leur réintégration, une hausse comparé à 12.000 en 2017. En Afrique, 2.253 enfants ont été libérés des mains des groupes armés dans la RDC, 883 au Nigeria et 785 en République centrafricaine.
« La libération des enfants des mains des éléments armés est essentielle, mais il s’agit seulement d’une première étape », selon un rapport de l’ONU de 2018 sur la réintégration. « La fourniture de services adéquats aux enfants qui ont été officiellement libérés, ainsi que les bras tendus à ceux qui se sont échappés ou qui ont été libérés de façon informelle, est une entreprise monumentale. »
La réintégration est essentielle pour rompre le cycle de violence et pour aider à éviter les stigmates dans les communautés des enfants. Si on manque d’investir du temps et de l’argent dans ce processus, cela risque de réduire à néant les acquis de paix et de sécurité.
Le succès des efforts de réintégration dépend de certains principes directeurs, selon l’ONU. D’abord, de tels programmes doivent considérer l’intérêt des enfants, et non pas seulement les préoccupations existantes concernant la sécurité ou la politique. Les enfants associés aux groupes armés doivent aussi être considérés principalement comme des victimes. Il faut éviter les poursuites judiciaires et la détention si cela est possible, et favoriser la réintégration. Finalement, les enfants ont le droit de vivre, de survivre et de croître. Ce droit est lié à des besoins physiques, spirituels, moraux et sociaux.
Les programmes de réintégration efficaces devraient inclure les composantes suivantes :
Soutien psychologique et santé mentale : Le traumatisme subi par les enfants soldats peut rendre difficile leur retour chez eux. Les jeunes auront besoin d’aide pour retrouver leur place dans la société une fois qu’ils auront été délivrés des combats.
Opportunités d’éducation et de formation professionnelle : Les conflits peuvent fermer les écoles et entraver les activités économiques. « L’offre donnée aux anciens enfants soldats d’une alternative viable, au lieu du port d’arme, peut être l’aspect le plus important de la réintégration », selon l’ONU.
Programmes sexospécifiques : Les expériences des jeunes filles sont uniques et elles sont souvent victimes de la violence sexuelle, de la grossesse et des stigmates. Les jeunes filles sont souvent peu disposées à rejoindre des programmes de réintégration parce qu’elles ont peur d’être rejetées par leur famille. Ces programmes doivent donner priorité à leur éducation et leur formation professionnelle.
La réintégration est un processus à long terme. Elle nécessitera un financement adéquat pendant la période requise. Sa réalisation achèvera le processus de guérison et aidera à empêcher les enfants de retomber entre les mains des groupes armés.
DES LUEURS D’ESPOIR
Bien que le problème persiste, les responsables d’Afrique et d’ailleurs se rendent compte des dommages subis par les enfants au combat. Une conférence en novembre 2019 à Juba (Soudan du Sud) a réuni des responsables du gouvernement et des forces de l’opposition pour discuter de l’emploi des enfants soldats, selon ReliefWeb.
Plus de 50 responsables de haut rang ont participé à cette conférence de trois jours conduite par l’Unité de protection des enfants de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud et par l’Unicef.
Les participants ont décrit plusieurs actions, y compris l’éducation des officiers subalternes sur cette question, l’amélioration des méthodes pour identifier les jeunes de moins de 18 ans, et des efforts accrus pour chercher et libérer les enfants qui travaillent comme soldats. La conférence a aussi souligné que la réintégration était une composante cruciale.
« Les enfants doivent être dissuadés de se joindre aux forces armées et encouragés plutôt à aller à l’école », a déclaré Andrew Oluku, officiel du Comité national de désarmement, démobilisation et réintégration. « Le gouvernement doit assumer davantage de responsabilité à l’égard des jeunes, parce qu’ils représentent la charpente de ce pays. » q