Le groupe extrémiste utilise habilement l’Internet et les réseaux sociaux pour attirer les jeunes marginaux.
Cela se produit presque partout dans le monde : des jeunes mentent à leurs parents, épargnent de l’argent en secret, obtiennent des passeports et s’éclipsent dans la nuit pour rejoindre les rangs d’un groupe extrémiste.
Quelque 20.000 combattants étrangers ont quitté leur foyer pour rejoindre l’EI. Quel que soit le pays d’où ils viennent, le mode opératoire est le même :
Par le biais d’Internet et des réseaux sociaux, des jeunes – parfois appelés « radicaux de salons » – ont été recrutés par des fanatiques habiles, experts en nouvelles technologies. Souvent, les recrues ne savent pas exactement ce qu’elles peuvent faire pour l’EI. Certaines veulent servir de manière inoffensive, comme livrer de la nourriture et des provisions. D’autres se voient dans un vague rôle de combat, bien que beaucoup d’entre elles n’aient jamais manié une arme. Leur conviction est pratiquement universelle : elles veulent « aider les musulmans ».
Ces jeunes recrues sont habituées aux mensonges et à la double vie. Elles ont caché leur conviction extrémiste à leur famille et ont dissimulé leurs activités sur Internet. Si elles fréquentent des extrémistes dans leur communauté, c’est sous le couvert d’une piété nouvelle.
Beaucoup de ces jeunes embrigadés en sont venus à croire que parce que l’EI s’est érigé en califat, tous les musulmans valides sont obligés de se rallier à sa cause. Les recruteurs parlent d’une utopie où tous les musulmans croyants seront protégés. En général, les jeunes adoptent la philosophie du takfir, qui leur demande de rompre tous les liens avec les non-croyants, y compris leurs parents.
Certaines recrues, particulièrement celles des pays occidentaux, sont convaincues qu’elles sont discriminées et que les chrétiens, en particulier, ne leur font pas confiance. Elles disent que dans leur pays d’origine, elles ont peur d’exprimer leurs convictions ou même de sortir en public portant des vêtements qui les identifient à leur religion. Elles utilisent à plusieurs reprises le mot « malfaisant » pour désigner les non-croyants – une indication qu’elles ont été endoctrinées en ligne par des recruteurs travaillant à partir d’un scénario.
« Ils citent les écritures qui stipulent que l’on ne doit pas vivre avec des infidèles, ils citent les règles religieuses qui expliquent comment il faut faire la hijra et émigrer vers un pays islamique, ils qualifient tous les dirigeants qui n’appliquent pas la charia d’infidèles et vous ne pouvez donc pas vivre sous leur joug », a expliqué Rashad Ali, membre de l’Institut pour le dialogue stratégique, qui travaille à la déradicalisation des jeunes au Royaume-Uni. « Ils disent que l’EI est le seul à appliquer la charia et que, par conséquent, vous ne pouvez vivre que sous son autorité politique ».
Curieusement, beaucoup de jeunes recrues sont fascinées par le penchant de l’EI pour la violence indescriptible : décapitations, immolations par le feu. Les vidéos de l’EI sont d’une exceptionnelle qualité, sur le modèle des bandes annonce de films, en termes d’effets et des moments choisis. Le message des vidéos violentes est clair : tous les opposants de l’EI, y compris les musulmans, sont infidèles et doivent être punis par tous les moyens possibles.
Dans leur enthousiasme les nouvelles recrues essayent souvent d’enrôler leur fratrie et tentent de convaincre leurs parents de partager leurs convictions. Lorsqu’une recrue est tuée, d’autres membres de sa famille deviennent souvent la proie des recruteurs.
COMMENT PROCÈDE L’EI
L’EI n’est pas le premier groupe extrémiste à recruter par Internet. Al Qaida a posté des vidéos sur Internet montrant des hommes barbus, en colère, posant devant un drapeau noir. Al Qaida a aussi posté de longs serments solennels. Au contraire, l’EI produit des vidéos courtes, dynamiques et énergiques. Pour atteindre des recrues potentielles, il utilise aussi Twitter, Facebook et WhatsApp, une application de messagerie en ligne.
Les autorités s’accordent pour dire que l’EI est bien plus avancé que ses adversaires dans l’utilisation des réseaux sociaux. Elles ne peuvent pas le contrôler efficacement ni se mesurer avec lui. Un responsable du département d’État des États-Unis a affirmé que son agence voit passer 90.000 tweets de l’EI par jour.
Il y a toute raison de croire que les recruteurs opèrent à partir de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie. Dans certains territoires tenus par l’EI, celui-ci utilise des affiches et des prospectus. Même si certains recruteurs pouvaient être identifiés, ils seraient hors de portée des autorités policières.
Souvent, l’EI adapte son message aux désirs et aux besoins des jeunes recrues potentielles. Certaines ne veulent rien de plus que de pouvoir envoyer des photos d’eux à leurs amis, un AK-47 à la main. D’autres sont intéressées par le sexe et l’EI a lancé sa doctrine d’esclave sexuel, selon laquelle le viol d’un esclave n’est pas un péché et est, en fait, encouragé par le Coran, tant que le soldat fait la prière avant et après l’acte.
Une fois que l’EI a convaincu les recrues qu’il est la seule autorité religieuse et que ses membres sont d’authentiques musulmans, celles-ci pensent qu’elles n’ont d’autre choix que de suivre les instructions.
« Il contrediront quiconque aura une opinion contraire », a expliqué Rashad Ali. « C’est un raisonnement en boucle : ce sont les seuls qui soient authentiques, ce sont donc les seuls que je puisse écouter et, par conséquent, je dois faire ce qu’ils disent ».
Parfois, les recrues s’inquiètent du confort matériel. Si elles font part de leurs soucis concernant les conditions de vie avec l’EI, on leur promet un logement gratuit, avec tout le confort auquel elles sont habituées. On fait miroiter aux jeunes femmes qu’elles auront accès à des produits de beauté.
Pour séduire les jeunes femmes, l’EI utilise une tactique différente : un recruteur contacte la jeune femme, gagne sa confiance pendant quelques mois et la persuade de cacher leur relation à sa famille. Enfin, il persuade la jeune femme de quitter sa famille en secret et de venir le rejoindre.
Selon certaines autorités, bien que les recruteurs de l’EI soient habiles, ils visent une audience relativement facile. Le Centre international pour l’étude de la radicalisation et de la violence politique avance qu’il y a « peu de preuves pour étayer l’affirmation selon laquelle l’Internet joue un rôle dominant dans le processus de radicalisation ». En d’autres termes, les adolescents et les jeunes adultes étaient déjà des sympathisants de l’EI ; tout ce qu’il leur fallait était un peu d’encouragement en ligne.
FACTEURS DE MARGINALISATION
La plupart des jeunes qui rejoignent l’EI comme d’autres groupes extrémistes se sentent isolés de leur famille et de leur communauté. Ian Robertson, auteur de The Winner Effect: How Power Affects Your Brain (L’effet gagnant : comment le pouvoir affecte votre cerveau), a expliqué qu’il existe sept facteurs de marginalisation des jeunes qui sont peut-être uniques à ce siècle :
Un sentiment d’appartenance : les gens s’identifient comme faisant partie de plusieurs groupes, tels que la nationalité ou la religion. Ces identités partagées réduisent la haine entre les groupes. Robertson a observé que lorsque les jeunes passent tout leur temps libre devant un écran d’ordinateur, ils ont tendance à s’isoler et à perdre leur sens de la communauté.
Eux et nous : plus vous vous sentez solidaire d’un groupe culturel et moins vous vous sentez lié avec les gens qui n’en font pas partie. L’EI a cultivé, parmi ses adeptes, une mentalité selon laquelle « tout le monde nous en veut ».
Technologie de marketing de masse : pour faire sa propagande, l’EI utilise les dernières méthodes de marketing en ligne pour manipuler émotionnellement les jeunes hommes et femmes en proie à une crise identitaire.
Des camarades tout prêts : avant l’arrivée des systèmes de communication modernes, les gens se retrouvaient face à face pour établir des liens et rejoindre une cause commune. Aujourd’hui, vous pouvez rencontrer facilement des gens qui partagent vos opinions sur Internet. « Les groupes de pairs ont la plus grande influence sur ce que les adolescents font et pensent », a affirmé Robertson, « et les réseaux sociaux peuvent les cimenter en cellules homogènes qui ne laissent entrer aucune opinion dissidente ».
L’anonymat sur la toile : ne pas avoir de visage ni de nom sur Internet permet aux gens de faire des choses qui ne sont pas dans leur nature, comme exprimer de la haine, par exemple. Ceci déclenche un phénomène appelé « dissonance cognitive » par lequel l’esprit essaye de trouver une cohérence entre ce que l’on exprime et ce que l’on croit réellement. En d’autres termes, vous finissez par croire les choses que vous dites.
La rébellion : les adolescents se rebellent pour se créer une identité. Les adolescents musulmans n’ont pas le droit d’utiliser les moyens usuels de se révolter – la drogue, l’alcool, le sexe – alors ils se tournent vers des formes plus « sûres » et culturellement acceptables telles que le prestige de l’EI. Selon William McCants, auteur de The ISIS Apocalypse (L’Apocalypse de l’EI), le groupe présente un attrait qui rappelle la contre-culture des stars du rock des décennies passées. « Si vous voulez vous révolter contre vos parents et votre société, qu’y a-t-il de plus rebelle que cela ? », a-t-il dit.
La violence pornographique : les vidéos largement diffusées, comme celle de soldats de l’EI en train de décapiter leurs victimes, ont pour but à la fois d’exciter et de désensibiliser les jeunes esprits. Robertson estime que « le cerveau d’un adolescent, dont le développement n’est pas terminé, est particulièrement sensible à la corrosion de ses images ».
Les chercheurs s’accordent à dire qu’il faut utiliser Internet et les réseaux sociaux pour réduire l’attrait de groupes tels que l’EI. Mais, pour être efficaces, les contre-mesures numériques devront être aussi habiles et raffinées que les vidéos postées sur les sites extrémistes. Sinon, les contre-mesures seront considérées comme un autre objet de rébellion.
Ian Robertson a expliqué que les adolescents devront avoir la fibre patriotique, comme être fiers d’être Tunisien ou Algérien, en plus d’être fiers de leur héritage musulman. Cette fierté nationale doit être sincère et les adolescents et les jeunes adultes doivent se sentir respectés par leurs compatriotes. Le discours antimusulman fait le jeu des extrémistes.
STOPPER LE RECRUTEMENT
Humera Khan, directeur exécutif de Muflehun, un groupe de réflexion basé à Washington, a indiqué que l’approche des recrues de l’EI se fait en quatre étapes. Dans le magazine Foreign Affairs, elle a décrit ces étapes comme étant :
- Prévenir la radicalisation.
- Intervenir pour le compte d’individus qui ont été radicalisés.
- Intercepter ou arrêter et poursuivre ceux qui se sont engagés dans des activités criminelles.
- Réintégrer dans la société les délinquants qui sont en prison, qui ont purgé leur peine ou qui reviennent de zones de conflit.
« Dans de nombreux pays, les intervenants se concentrent sur le renforcement des communautés afin de réduire leur vulnérabilité à la radicalisation », a-t-elle ajouté. « Mais très peu de pays possèdent des programmes abordant les quatre aspects – en particulier l’intervention et la réintégration. En raison de cette lacune, les individus qui ont commencé à se radicaliser ne sont pas désendoctrinés et ceux qui ont commis des actes de violence ne sont pas réhabilités ».
Les idées ne manquent pas pour mettre un terme au recrutement. Certains pays ont voté de nouvelles lois concernant la surveillance électronique, permettant d’écouter les communications privées qui soutiennent le terrorisme.
Le conseiller Daniel Koehler, spécialiste de la déradicalisation, a souligné qu’il y a deux sortes de personnes particulièrement aptes à intervenir auprès des radicaux : leur mère et d’anciens radicalisés. Néanmoins il est difficile de trouver d’anciens radicalisés et lorsqu’ils sont disponibles, il est souvent trop tard.
Les mères sont particulièrement importantes pour les jeunes musulmans extrémistes, qui semblent souvent avoir besoin de leur permission, ou d’une sorte de pardon, avant d’aller rejoindre l’EI. Daniel Koehler estime qu’il n’est pas rare, pour un jeune radicalisé, d’essayer, une dernière fois, de convertir sa mère avant de rejoindre l’EI de sorte qu’ils puissent se retrouver dans l’au-delà.
Une organisation, appelée Femmes sans Frontières, a fondé des « écoles des mères » dans des pays en proie à l’extrémisme islamique, pour apprendre aux femmes à protéger leurs enfants de la radicalisation. Lorsque Boko Haram a kidnappé des centaines de jeunes filles dans le nord du Nigeria, en avril 2014, la police a assuré le service d’ordre lors d’une marche de protestation d’une section de ce groupe. « Voir la police nigériane et les femmes au même endroit était inédit », a déclaré l’organisateur de la section nigériane. Au Kenya, des femmes associées à ce groupe se sont organisées après l’attaque du centre commercial de Westgate par al-Shebab, à Nairobi, en 2013.
Les experts mettent en avant la difficulté de trouver des moyens efficaces pour empêcher les jeunes de rejoindre les rangs des extrémistes. Dans la plupart des pays à travers le monde, il est difficile de faire intervenir les gouvernements, même lorsque des familles signalent que leurs enfants ont été embrigadés. Dans la plupart des pays, il est illégal de se rendre en Syrie. Et même lorsque les autorités sont au courant du départ d’une nouvelle recrue, grâce à l’ouverture des frontières de l’Union européenne, il devient facile de se rendre en voiture en Turquie en passant par la Bulgarie.
Cependant, les gouvernements peuvent prendre certaines mesures. Les jeunes qui ont déserté l’EI sont une source précieuse, car ils peuvent raconter comment ils ont été recrutés et pourquoi ils ont choisi de déserter. Les autorités doivent interviewer en détail chaque déserteur de l’EI. Dans la mesure du possible, les déserteurs de l’EI devraient être utilisés dans des campagnes de publicité contre l’EI et dans les annonces publiques.
Selon le Washington Post, certaines villes européennes proposent des cours pour reconnaître les signes de radicalisation, destinés aux fonctionnaires de police, aux éducateurs, aux professionnels de la santé, aux travailleurs sociaux, aux responsables du logement et aux chefs de communauté. Mais ce n’est que le début. Une fois que les jeunes extrémistes potentiels ont été identifiés, il doit y avoir un mécanisme permettant d’intervenir sans les incarcérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles.
Le mentorat, le soutien psychologique et le suivi devraient faire partie d’un tel mécanisme.
Comme l’ont souligné les chercheurs Lorenzo Vidino et Seamus Hughes dans le Washington Post, « les jeunes soumis à un processus de radicalisation sont considérés comme des individus vulnérables qui se nuisent à eux-mêmes et ont, en définitive, besoin d’aide. La radicalisation est présentée comme un problème analogue au recrutement mené par les gangs ou à la drogue. Tout comme ils le feraient s’ils constataient que des jeunes devenaient la proie de tels fléaux sociaux, les chefs de communauté ont la responsabilité de signaler les cas de radicalisation ».