LES CHALUTIERS ÉTRANGERS ÉPUISENT LES STOCKS DE POISSONS AFRICAINS MAIS LES PAYS ONT DES OUTILS POUR LES COMBATTRE
PERSONNEL D’ADF
Pour l’Oleg Naydenov, chalutier russe, la haute mer au large des côtes d’Afrique de l’Ouest fournissait jadis un buffet à volonté.
Ce navire de 120 mètres tout rouillé et son équipage de 82 marins pouvaient pêcher et traiter 18.000 tonnes de poissons par an. Ils prêtaient peu d’attention à la loi des zones où ils naviguaient et ils travaillaient sans permis.
Cela change en 2012 lorsque le Sénégal renforce sa législation, améliore l’application des lois et augmente l’amende maximale infligée aux navires surpris dans une activité de pêche illégale. Fin 2013, les forces françaises conduisant une surveillance aérienne avertissent la marine sénégalaise. Elles lui disent que l’Oleg pêche dans les eaux du Sénégal près de la frontière maritime avec la Guinée-Bissau.
Des commandos de la marine sénégalaise abordent le navire et l’escorte au port de Dakar en arrêtant tout le personnel de bord. Ils découvrent 1.000 tonnes de poissons dans la soute et déclarent que l’Oleg est un récidiviste. Le Sénégal impose une amende de 727.000 dollars, égale à l’époque au double de l’amende la plus élevée possible.
« Aujourd’hui, ils comprennent le message », déclare le ministre sénégalais de la Pêche Haïdar El Ali à la station radio RFI. « Nous n’allons pas permettre aux bateaux pirates de venir ici. Je dis “pirate” parce que c’est pire que le trafic de stupéfiants. Ce sont des gens qui pillent nos ressources et transforment nos poissons, dont dépend notre sécurité alimentaire, en farine pour nourrir leurs porcs. Non, ça ne peut pas se produire. »
Les officiels estiment que la pêche illégale coûte au Sénégal 272 millions de dollars par an. Les plus affectés sont les petits pêcheurs qui utilisent des canoës et qui vivent de la mer depuis des générations. Un navire comme l’Oleg peut pêcher autant de poissons en une semaine qu’un bateau artisanal en un an.
« Nous sommes toujours perdants parce que nos ressources ont diminué énormément et les étrangers viennent prendre une portion de ce qui nous reste », déclare Amadou Wade, coordinateur pour la Fédération nationale des groupes d’intérêt économique de l’industrie de la pêche au Sénégal. « Attraper le poisson est de plus en plus difficile et nos revenus en souffrent. »
Le Sénégal n’est pas le seul à lutter contre le fléau de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (IUU). Environ 40 % du poisson pêché au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest est attrapé illégalement. Ce vol coûte à la région 2,3 milliards de dollars par an et bénéficie principalement les entreprises de l’Europe de l’Est, de la Russie et de l’Asie.
COMMENT ÉVITER LA DÉTECTION
Mettre fin à la pêche illégale est plus facile à dire qu’à faire. Les équipages de pêche criminels recherchent les points faibles dans la mise en application de la loi. Pour éviter la détection, les commandants sans scrupules deviennent « invisibles » et éteignent le transpondeur de leur navire, appelé système d’identification automatique (SIA), pour qu’il ne puisse pas être suivi électroniquement.
Le groupe environnemental à but non lucratif Oceana a examiné 20 millions de cas où des navires avaient éteint leur SIA et a découvert de nombreux cas dans les zones maritimes protégées où la pêche est illégale ou fortement réglementée. Le groupe a conduit l’investigation d’un navire qui avait arrêté son SIA 21 fois pendant 19 mois passés près des eaux de la Gambie. Résultat : 8.000 heures pendant lesquelles les activités du navire ne pouvaient pas être surveillées.
« Ils éteignent ce système dans des endroits du monde qui suscitent des soupçons ou justifient une investigation plus poussée, par exemple dans les zones maritimes protégées où la pêche commerciale est interdite ou dans les eaux [des pays] en voie de développement qui peuvent ne pas avoir les ressources nécessaires pour surveiller efficacement leurs eaux », a déclaré Lacey Malarky d’Oceana au magazine Wired. « Cela indique qu’ils essaient d’éviter la détection et de cacher quelque chose. »
Ces pêcheurs ont d’autres astuces pour échapper à la police. Certains utilisent ce qu’on appelle un « pavillon de complaisance ». Ce sont des pavillons offerts contre paiement par des pays qui ne vérifient pas les antécédents du navire ou de son équipage. Les navires qui sont enregistrés dans les pays effectuant peu de surveillance évitent d’être tracés ou étroitement réglementés.
Le transbordement est une autre pratique courante : le poisson est transféré en mer entre un navire de pêche et un cargo frigorifique, appelé parfois « reefer » en anglais. Ces navires traitent et congèlent le poisson à moins 28 degrés Celsius, et ils naviguent de port en port en déchargeant le poisson et en dissimulant son origine. Une étude mondiale sur le transbordement conduite par Oceana a révélé que les eaux au large des côtes de la Guinée-Bissau sont un lieu particulièrement prisé.
D’autres poissons font simplement l’objet d’une omission dans les déclarations aux autorités. Cela se produit lorsque les pêcheurs dissimulent le poids du poisson ou le type de poisson pour contourner la loi. Une étude conduite par Greenpeace a révélé que les navires chinois pêchent 60 % de poissons de plus qu’ils ne déclarent aux autorités. Et le problème empire. La flotte chinoise de navires de pêche augmente rapidement et a atteint 2.600 vaisseaux en 2016.
« Le gouvernement chinois vole en fait le poisson des filets des pauvres pêcheurs d’Afrique pour le mettre sur la table des Chinois », écrit The New York Times dans un éditorial. « En outre, beaucoup de navires chinois n’hésitent pas à violer la loi pour satisfaire à la demande croissante. »
Les experts pensent que le temps est venu pour les pays africains de renforcer la mise en application des lois, sinon ils risquent la destruction irréparable de leur écosystème océanique.
Dans un article publié par le Centre africain pour les études stratégiques, André Standing, conseiller de la Coalition pour des accords de pêche équitables, écrit que dix fois plus de poissons sont pêchés dans les eaux africaines aujourd’hui, comparé aux années 1960. Cette surexploitation décime des écosystèmes qui étaient jadis riches. « Les pays africains doivent améliorer considérablement leurs capacités de surveillance et poursuivre la pêche illégale dans les eaux africaines, écrit M. Standing. La faible prise de responsabilité du secteur africain de la pêche permet une exploitation continue et insoutenable de cette ressource. »
LA TECHNOLOGIE
Bien que les chalutiers de la pêche illégale profitent des pays dont les ressources navales et les outils d’application de la loi sont limités, il existe un moyen de lutte. Les données permettent aux pays d’acquérir un avantage dans la surveillance, le contrôle et la vigilance.
La disponibilité très répandue de l’imagerie satellitaire et l’exigence selon laquelle les navires de plus de 300 tonnes utilisent un SIA donnent aux observateurs une énorme quantité d’information sur les activités des navires. Grâce à l’analyse de ces données, les forces de sécurité peuvent déployer des ressources là où elles seront le plus utiles.
Par exemple, une forte densité d’impulsions de signal SIA dans une zone pourrait indiquer qu’un navire ralentit et effectue un transbordement pour dissimuler sa pêche. Un navire qui éteint son SIA peut signifier une tentative de masquer ses activités. Les responsables peuvent aussi examiner la durée des voyages d’un navire et les zones où il a pêché et les comparer à la pêche déclarée pour identifier les omissions.
FishSpektrum est un outil qui repère 1,7 million de navires provenant de 185 pays. Sa base de données contient plus de 100 informations sur chaque bateau, notamment les anciens et actuels propriétaires, pavillons, opérateurs, assureurs, photos et adresses des personnes associées au bateau. Les responsables peuvent aussi estimer l’ampleur de la pêche en déterminant l’équipement utilisé et la taille du navire.
C’est un outil utile mais il doit être utilisé en compagnie d’autres. Bien que FishSpektrum ne fournisse pas de données en temps réel, un autre outil appelé OceanMind le fait.
Dans une étude conduite par l’Institut de développement d’outre-mer, les auteurs avancent que ces efforts privés de collecte des données jouent un rôle qui devrait être assumé par les organismes internationaux. Le monde nécessite une base de données centrale de navires de pêche IUU connus ou soupçonnés, et un système universel d’identification des navires.
« En fin de compte, les solutions de données massives n’adresseront pas à elles seules la surexploitation et ne mettront pas fin à la pêche IUU, écrivent les auteurs du rapport. Une plus grande volonté politique, une meilleure gouvernance et des mesures actives, des efforts de lutte contre la corruption, des mesures améliorées dans les ports et une meilleure coordination internationale sont tous nécessaires pour traiter ces crimes. »
LA COOPÉRATION
La mise en application des lois dépend du pays régional le plus faible. Si un pays n’est pas capable de surveiller et de protéger sa zone économique exclusive, toute la région en subit les conséquences.
En Afrique de l’Est par exemple, les responsables ont découvert que des navires de pêche falsifiaient les permis de certains pays où l’application des lois est faible et déchargeaient le poisson volé dans d’autres pays. La pêche illégale était devenue impossible à suivre ou à arrêter sur une immense région de 5 millions de kilomètres carrés.
En réponse à cela, huit pays ont créé une coalition appelée Fish-i Africa. Elle est axée sur une plate-forme en ligne qui permet aux responsables de la police de pêche de coopérer et de partager des informations en temps réel sur les navires actifs dans leurs eaux territoriales. Le système Fish-i permet aux pays de partager des données d’identification et des données historiques sur les navires, alors qu’auparavant de telles demandes devaient passer par les bureaux étrangers et étaient traitées lentement. Fish-i offre aussi un soutien aux investigations, des opinions juridiques et des conseils opérationnels à ses membres.
« Cela envoie à tous les opérateurs de ces navires un message explicite : les pays de la région se sont mis à coopérer et ils travaillent ensemble pour lutter contre la pêche IUU », déclare Roy Clarisse, directeur général adjoint de l’autorité de pêche des Seychelles. « Il n’existe plus désormais de port de complaisance où un navire peut se rendre et décharger son poisson. Le réseau facilite le partage de ces informations entre tous ses membres. »
La force de ce partenariat a été démontrée à Mombasa (Kenya), où un navire appelé le Greko 1 est venu décharger son poisson, comme il le faisait depuis des années. Bien que le navire ait prétendu détenir un permis de pêche somalien, les autorités de pêche kényanes ont utilisé Fish-i pour contacter leurs homologues somaliens et ont découvert que le permis était falsifié. En outre, l’équipe technique de Fish-i a inspecté le navire et découvert qu’il utilisait un équipement illégal. Après l’avoir photographié, elle a découvert qu’il s’agissait d’un vaisseau renfloué qui avait été précédemment mis au rebut mais qui avait été remis en service illégalement.
Parmi d’autres succès, on compte l’interception aux Seychelles d’un navire qui avait pêché illégalement des poissons d’une valeur de 2,5 millions de dollars au Liberia et qui avait essayé de soumettre un permis falsifié. En montrant le permis aux responsables du Liberia, les Seychelles ont stoppé ce pillage intracontinental.
Fish-i « est la méthode la plus économique mais la plus efficace que j’aie jamais vue », déclare Geofrey Nanyaro, président de l’organisme à but non lucratif Stop Illegal Fishing. « Vous savez exactement où se trouve l’opérateur illégal et vous connaissez ses prochains mouvements. Avant, nous cherchions sans savoir où nous allions avec nos faibles ressources. Bien des fois, des millions de dollars étaient gaspillés sans aucun résultat. Maintenant, nous obtenons des résultats presque gratuitement. »
COMMENT LES CHALUTIERS ÉVITENT LA DÉTECTION ET PÊCHENT ILLÉGALEMENT
ILS FALSIFIENT LA DOCUMENTATION
Les navires qui pêchent illégalement soumettent des documents falsifiés aux responsables de la sécurité maritime ou aux autorités portuaires lorsqu’ils se mettent à quai pour décharger le poisson. Cette documentation falsifiée provient souvent d’un état qui a de faibles capacités d’application des lois.
ILS ÉTEIGNENT LE SIA
Les navires de plus de 300 tonnes doivent avoir un système d’identification automatique (SIA) pour pouvoir être électroniquement suivis. Les opérateurs illégaux arrêtent ce système pour se soustraire aux autorités.
ILS FONT DES TRANSBORDEMENTS
Ce sont les transferts de cargo d’un navire à l’autre, souvent en pleine mer. Ces transferts rendent plus difficile de déterminer la provenance de la pêche.
ILS PRATIQUENT LE CHALUTAGE DE FOND
Aussi appelé « dragage », il consiste à traîner un filet le long des fonds marins. Cette pratique endommage les écosystèmes océaniques et capture de nombreuses espèces qui ne seront pas consommées. Elle est illégale dans de nombreuses régions.
ILS FONT DES DÉCLARATIONS ERRONÉES
Certains opérateurs de pêche criminels déclarent un poids inférieur à celui de leur pêche pour tromper les autorités, contourner les règles sur les limites et éviter de payer les taxes. Une pratique similaire consiste à identifier de façon erronée les espèces dans le but d’excéder les limites pour les poissons profitables.
ILS BATTENT DES PAVILLONS DE COMPLAISANCE
Certains navires achètent le droit de battre le pavillon d’un pays avec lequel ils n’ont pas de lien. Cela peut se faire pour éviter que le navire soit surveillé et pour dissimuler les antécédents du navire et de l’équipage.
CE QUE PEUVENT FAIRE LES ÉTATS POUR RIPOSTER
ILS PARTAGENT LES INFORMATIONS
Les partenariats au sein desquels les informations en temps réel sont partagées entre les états réduisent les fraudes et aident les autorités de pêche à identifier les malfaiteurs.
ILS UTILISENT LA TECHNOLOGIE
De nombreux systèmes ont été développés pour permettre aux pays de contrôler la pêche dans leurs eaux territoriales. FishSpektrum est un système qui possède une base de données assurant le suivi de 1,7 million de navires provenant de 185 pays, avec plus de 100 données sur chaque navire.
ILS TRAVAILLENT AVEC L’INDUSTRIE DES POISSONS ET FRUITS DE MER
Les acheteurs honorables comprennent que la durabilité à long terme de leur industrie dépend d’écosystèmes océaniques robustes. Les chefs industriels ne veulent pas que des produits obtenus illégalement pénètrent sur le marché. En travaillant avec les acheteurs pour aider à identifier les produits illégaux et certifier leurs produits, les malfaiteurs sont éliminés.
ILS EXIGENT UN NUMÉRO D’IDENTITÉ UNIQUE
Tous les navires de plus de 12 mètres devraient posséder un numéro d’identité unique provenant d’un système mondial pour les empêcher de changer de nom, de pavillon ou autre identifiant afin d’éviter la surveillance.
ILS CIBLENT LES POINTS SENSIBLES
Bien que les états soient responsables pour de vastes étendues marines, il est possible de concentrer la mise en application des lois en examinant les lieux sujets au plus grand nombre d’activités de pêche illicites. Parmi les indices de comportement illégal, on compte les mouvements anormaux des navires, les SIA désactivés, les navires arrêtés l’un à côté de l’autre, ou un temps de voyage qui ne correspond pas à la pêche déclarée.