PERSONNEL D’ADF | PHOTOS : AFP/GETTY IMAGES
La Banque nationale d’Omdourman (ONB) est l’une des plus grandes institutions financières du pays. Elle a des branches dans presque tout le pays et a été la première banque soudanaise à introduire les distributeurs automatiques. Cette banque fondée en 1993 est au centre d’un réseau étendu de sociétés qui atteint tous les recoins de l’économie nationale, un fait dont profite son plus gros actionnaire : les Forces armées soudanaises (SAF).
Grâce à un réseau de fondations militaires, l’armée du Soudan détient secrètement 87 % de l’ONB, qui a un actif de 950 millions de dollars et représente une force principale dans le système financier du Soudan.
En 2015, la Banque centrale du Soudan contrôlait plus de 80 % de l’ONB. Dès 2019, l’ONB était presque entièrement entre les mains des forces armées, ce qui en faisait le symbole de l’économie du Soudan au sens large. Le seul propriétaire non militaire de l’ONB est la Karari International Foundation for Upbringing and Education, groupe qui possède des liens étroits avec l’armée.
Alors que les combats continuent entre les généraux belligérants du pays, le chef des SAF Abdel Fattah al-Burhan et le chef des Forces de soutien rapide (RSF) Mohamed Hamdan Dogolo alias Hemeti, il est important d’examiner le système des centaines d’entreprises contrôlées par l’état (SCE) qui représente 85 % de l’économie du Soudan, selon l’analyste Samah Salman qui a travaillé avec des sociétés internationales actives au Soudan.
« C’est un chiffre tout à fait incroyable », déclare Mme Salman à ADF, en notant que les forces de sécurité du Soudan contrôlaient 80 % du budget national pendant le régime de l’ex-dictateur Omar el-Beshir.
« Ceci ne crée aucun espace pour que le secteur privé puisse fonctionner, à moins de devenir complice et de respecter les règles du jeu », dit-elle.
Comme les SAF, les RSF possèdent leur propre banque, la banque Al-Khaleej. Celle-ci a un partenariat avec les Émirats arabes unis pour accéder aux institutions financières mondiales. Cette banque est la deuxième du Soudan en termes de capitalisation, derrière l’ONB. Elle est aussi connectée à la société GSK Advance qui est liée aux RSF et a été ciblée par des sanctions internationales en septembre 2023.
Les experts déclarent que la participation militaire au commerce joue un rôle dans les combats.
« Bien qu’il soit incertain que ces intérêts financiers et commerciaux aient été responsables pour le déclenchement du conflit, il est évident que les deux parties reconnaissent qu’elles ne peuvent pas diriger le Soudan sans détenir un certain pouvoir sur l’économie », déclare à ADF Denise Sprimont-Vasquez, analyste au Center for Advanced Defense Studies (C4ADS). « Le contrôle économique est crucial pour dominer ; par conséquent, aucun des côtés ne souhaite relâcher son emprise sur la partie de l’économie qu’il contrôle. »
L’étendue des opérations financières des généraux ajoute une dimension supplémentaire à l’expansion de leur guerre pour contrôler le Soudan. Chaque côté sait que la victoire se traduira par une aubaine économique.
« Ils protègent tous les deux leur empire économique, déclare Mme Salman. C’est un scénario où “le gagnant rafle tout”. »
L’héritage du tamkeen
Le conflit en cours au Soudan est issu du vaste système de népotisme appelé « tamkeen » qu’Omar el-Beshir avait créé après son coup d’État de 1989 contre le gouvernement démocratiquement élu.
Contrairement aux putschistes précédents, il n’avait pas l’autorité politique nécessaire pour gouverner ; il s’est donc tourné vers le népotisme, achetant essentiellement les menaces potentielles en donnant aux chefs militaires et politiques davantage de pouvoir sur l’économie.
« El-Beshir était différent des dictateurs soudanais précédents, déclare Mme Salman. Il achetait la loyauté. »
Le système du tamkeen donna aux responsables de la sécurité et aux alliés islamistes du dictateur un contrôle sur presque tous les aspects de la vie publique au Soudan, selon le Dr Willow Berridge de l’université de Newcastle.
Le système a produit un vaste réseau de sociétés telles que l’ONB, qui se disent privées mais sont en fait des SCE, appelées aussi sociétés paraétatiques. Les chercheurs de C4ADS définissent les SCE comme des sociétés qui sont détenues à 10 % au moins par le gouvernement ou par des membres des SAF, des RSF ou des agences de renseignements. Ce niveau de contrôle les rend vulnérables à la manipulation des propriétaires.
Les chercheurs de C4ADS ont identifié 408 SCE en fonction des données fournies par le ministère des Finances du Soudan, le Comité de démantèlement du régime avant le coup d’État de 2021 et des investigations indépendantes. Ils ont découvert que le gouvernement dissimulait sa possession des SCE de façon à contourner les sanctions internationales. Il « privatise » les SCE en transférant le titre de propriété à des sociétés sans but lucratif ou autres groupes finalement contrôlés par des membres du gouvernement ou ceux qui ont des connexions politiques.
Les structures de propriété des SCE montrent que les sociétés telles que l’ONB et le conglomérat de construction Zadna International Co. for Investment Ltd. sont contrôlées soit directement par le gouvernement soit indirectement par l’intermédiaire d’autres sociétés que le gouvernement contrôle.
« Après 2000, le contrôle des SCE par le gouvernement a été masqué derrière les sociétés du réseau Giad de la Military Industry Corp., l’un des plus gros mandataires de l’actionnariat d’état », signalent les chercheurs de C4ADS. La Military Industry Corp. est un fabricant d’armes détenu par l’état avec des liens dispersés à travers l’économie du Soudan, y compris une participation à l’ONB par l’intermédiaire de trois de ses filiales.
La distorsion du marché
Les bénéfices des SCE ne sont généralement pas sujets à des impôts, ce qui prive le gouvernement de revenus vitaux alors que leurs activités profitent à une cabale de responsables militaires et gouvernementaux. Les 408 SCE du Soudan sont actives dans tous les secteurs de l’économie, depuis les sociétés agricoles telles que White Nile Sugar jusqu’aux banques, aux mines d’or, aux transports, à la fabrication des armes et plus encore.
« Ces sociétés paraétatiques restent hors des marchés officiels, déclare Mme Salman. Elles forment un marché gris. Elles ont perverti le marché au Soudan. »
L’Institut Fraser du Canada classe le Soudan 162ème sur 165 pays en termes de liberté économique, au niveau de Cuba, de la Corée du Nord, du Venezuela et du Zimbabwe dans les derniers rangs du classement mondial. Le Soudan obtient aussi une note de 1,67 sur un maximum de 10 pour le degré auquel l’armée façonne les lois et la politique dans le pays. Plus basse est la note, plus forte est l’influence de l’armée.
« Le contrôle civil pro-démocratique de l’économie est une condition nécessaire pour la démocratie au Soudan », écrivent les chercheurs de C4ADS dans leur analyse.
Les SCE soudanaises existent dans un système de monopoles verticalement intégrés. Le système a créé une corruption généralisée qui sape l’entreprise privée, selon les experts. Toute société privée essayant de faire des affaires au Soudan doit nécessairement participer à la corruption.
C4ADS a bâti sa base de données des sociétés soudanaises paraétatiques en traçant les lignes croisées des propriétaires, des conseils de direction et des bénéficiaires pour créer une carte de l’état profond dans le Soudan.
« Pendant les trente années du régime el-Beshir, alors que l’économie s’effondrait, l’état profond a renforcé son contrôle des ressources et des actifs des sociétés dans les secteurs clés du Soudan », ont écrit les analystes de C4ADS dans leur rapport de 2022 intitulé « Breaking the Bank » [Faire sauter la banque].
Les SAF par exemple ont utilisé leurs connexions pour recevoir des lettres de crédit émises par les banques qu’elles contrôlaient et éviter les taxes à l’importation, ce qui leur a donné un avantage sur les autres sociétés privées qui ne pouvaient faire aucune de ces choses, selon le rapport de C4ADS.
Lorsque les Janjawids, précurseurs des RSF et dirigés par Hemeti, ont mené un assaut génocidaire de plusieurs années contre la population non arabe de la région du Darfour, M. el-Beshir a récompensé Hemeti en lui accordant le contrôle de la mine d’or Jebel Amir du Darfour.
« Hemeti est ainsi devenu le premier négociant d’or, contrebandier et garde-frontière du pays et les RSF sont devenues les dirigeants militaires de facto du Nord du Darfour », écrit l’analyste Alex de Waal dans le livre « La démocratie inachevée du Soudan : promesse et trahison d’une révolution populaire ».
Lorsque la sécession du Soudan du Sud en 2011 élimina une grande partie des revenus pétroliers du Soudan, les mines d’or devinrent la source principale de monnaie forte du pays. Le contrôle par Hemeti d’une grande partie de l’industrie a fait de cet ancien éleveur de chameaux l’un des hommes les plus riches du Soudan. En tout, sa famille a un capital estimé à 9 milliards de dollars.
« Les RSF sont une affaire de famille avec une empreinte globale », déclarent les chercheurs de C4ADS.
Les revenus que Hemeti gagne avec les mines d’or, la contrebande et la location de ses combattants à d’autres pays l’ont aidé à créer une sorte d’état dans l’état. Grâce à des sociétés de façade à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan, Hemeti a aussi amassé de vastes étendues de terres agricoles.
« Nous savions à tout moment quelles étaient les entreprises agricoles qu’achetait Hemeti, déclare Mme Salman. Mais il ne l’a pas fait tout seul. Il avait d’autres entités soudanaises ou des entités étrangères, des sociétés des Émirats, du Koweït. Il a une structure financière et légale très solide. »
En tant que chef des SAF et dirigeant de facto du Soudan, le général Burhan est à la tête d’un réseau financier qui englobe la société d’état Military Industry Corp., ainsi que ce qui reste de l’industrie du pétrole au Soudan. Jusqu’à présent, la lutte entre les SAF et les RSF n’a pas fait grand-chose pour endiguer l’approvisionnement du pétrole provenant du Soudan et de ses pipelines du Soudan du Sud.
Pendant que Hemeti utilise son argent pour financer les RSF, qui ont des effectifs de 100.000 personnes, il reste le premier bénéficiaire de son réseau d’entreprises. Par contre, le général Burhan est responsable pour payer le salaire d’un nombre équivalent de soldats, en plus des pensions pour les retraités des forces armées. Il doit aussi s’assurer que l’ancien népotisme d’Omar el-Beshir continue à profiter aux élites du Soudan.
« Burhan doit protéger cette vaste gamme d’intérêts pour lesquels il est l’un des bénéficiaires », déclare Mme Salman.
Selon certaines évaluations, la profonde participation des forces armées dans l’économie du Soudan était la principale motivation pour le coup d’État d’octobre 2021 qui a perturbé le plan de transition du pays d’un régime militaire à un régime civil. Au cœur de la transition, le Comité de démantèlement du régime, connu dans le pays comme Comité d’élimination du tamkeen, entreprit de briser l’emprise de l’armée sur l’économie du Soudan.
Pendant qu’il était actif, le comité a récupéré des milliards de dollars d’actif acquis illégalement. Il a saisi plus de 50 sociétés et 60 organisations, plus de 420.000 hectares de terres cultivables et 2.000 hectares de propriétés résidentielles, avec des hôtels, des écoles, des usines et un terrain de golf dans les faubourgs de Khartoum. La complexité délibérée de l’appartenance de certaines SCE a empêché le comité de les démanteler.
« Le démantèlement du complexe militaro-commercial émergeait tranquillement en tant que programme prioritaire de Hamdok [Premier ministre à l’époque], qu’il serait en mesure de promouvoir énergiquement lorsque la majorité militaire du Conseil de souveraineté serait éliminée », écrit le Dr de Waal dans « La démocratie inachevée du Soudan ».
Contre les souhaits des chefs militaires et paramilitaires du Soudan, le comité a documenté les réseaux de corruption des entreprises. Ce faisant, « il a suscité la colère des officiers militaires de haut rang en prenant pour cible les réseaux de contrebande d’or auxquels ils participaient », écrit le Dr de Waal.
Le coup d’État du 25 octobre 2021 a mis fin au plan de M. Hamdok et le gouvernement a rendu une grande partie des biens récupérés à leurs anciens propriétaires, pour rétablir le statu quo malgré le désir du peuple soudanais. Le nombre de SCE a fortement augmenté après le coup d’État, selon C4ADS.
« Les acolytes de l’époque el-Beshir et les membres militaires de haut rang du gouvernement de transition dirigé par les civils étaient opposés au contrôle civil véritable de l’état depuis le début, écrivent les chercheurs de C4ADS. Ils savaient que leur emprise sur l’économie du Soudan était indispensable pour qu’ils gardent un contrôle durable. »
Échapper à la responsabilisation
Comme l’a démontré le coup d’État de 2021, la libération de l’économie soudanaise, bien que populaire aux yeux du public, n’est pas dans l’intérêt de l’armée du Soudan. Il en est de même pour la transition vers la démocratie.
« Tant que les structures économiques de l’état profond ne sont pas démantelées, l’armée continuera à détenir tous les atouts, ce qui ne leur donnera aucune motivation pour s’asseoir à la table des négociations », disent les chercheurs de C4ADS.
En continuant à corrompre l’économie pour leur bénéfice, les généraux Burhan et Hemeti et le reste des élites soudanaises préservent leurs richesses et leur confort tandis que leurs compatriotes ont des difficultés. Leur main de fer sur l’économie du Soudan les protège aussi contre la responsabilisation.
Les deux généraux ont joué un rôle dans le génocide du Darfour il y a une vingtaine d’années, déclare Mme Salman. Ils font l’objet d’une enquête par le Tribunal pénal international pour la violence que leur guerre actuelle a provoquée au Darfour et dans la région de la capitale. Le perdant de ce conflit perdra sans doute plus que son empire économique.
« C’est une situation aux enjeux très importants pour les deux hommes, dit Mme Salman. Ni l’un ni l’autre n’est motivé pour déposer les armes. C’est une stratégie de terre brûlée. »