L’EAU COULE À TRAVERS UNE SÉRIE D’OBSTACLES À LA SÉCURITÉ HUMAINE AFRICAINE
PERSONNEL D’ADF
Le lac Tchad, situé près du centre géographique de l’Afrique, peut être considéré comme un symbole des défis exceptionnels que doit relever le continent en matière d’eau. Le lac, dont les eaux clapotaient pendant des siècles sur les rives d’un territoire à présent partagé entre le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria, n’est que l’ombre de ce qu’il était jadis.
Entre 1963 et 2001, la superficie totale du lac est passée de 25.000 kilomètres carrés à 1.350 kilomètres carrés. Les effets du surpâturage, de l’utilisation excessive de l’eau, des changements climatiques et ceux de projets d’irrigation non viables à long terme dans les pays limitrophes se sont conjugués pour causer son déclin.
Les moyens d’existence des populations vivant à proximité, au nombre estimé à 30 millions d’habitants dans les quatre pays, sont inextricablement liés au lac Tchad. Son déclin s’est accompagné d’une dégradation des conditions d’existence de ces résidents. Par exemple, selon le Partenariat mondial pour l’eau, les agriculteurs et les éleveurs de bétail détournent de plus en plus d’eau pour leur usage aux dépens des pêcheurs qui dépendent des prises dans le lac.
« À mesure que des sources de revenus ont été perdues, les résidents du bassin ont été forcés de déménager à proximité pour s’installer dans des environnements inhospitaliers, avec pour conséquences la perturbation de la gouvernance et des institutions sociales locales, la création d’opportunités pour des réseaux illicites ainsi que la constitution de larges concentrations de jeunes gens traumatisés et marginalisés », a expliqué l’expert de l’Afrique Devon Knudsen pour le site Internet African Arguments. Cette situation a créé les conditions propices à ce que prospère une autre menace : Boko Haram.
La région du lac Tchad à elle seule constitue un exemple de la façon dont une série de facteurs convergent autour de l’eau pour engendrer l’insécurité : un lac jadis florissant est affecté par les changements climatiques régionaux ; les riverains accroissent leur utilisation des eaux du lac pour soutenir les besoins de leur bétail affaibli et de leurs cultures anémiques, continuant de la sorte à épuiser les ressources ; des problèmes concomitants d’insécurité alimentaire et de santé mènent à la pauvreté, à la migration et à la déforestation ; enfin, la totalité de ces facteurs rend les populations plus vulnérables à la violence exercée par une organisation extrémiste régionale telle que Boko Haram et à ses efforts de recrutement.
LE FARDEAU DE L’ACCÈS À L’EAU
Les problèmes des ressources hydriques existent dans l’ensemble du continent, et ils se manifestent de différentes manières dans les zones rurales et dans les zones urbaines. La gouvernance, l’infrastructure et les conditions météorologiques jouent également un rôle important dans l’accessibilité de l’eau et l’approvisionnement en eau.
La pression exercée pour se procurer suffisamment d’eau peut être un énorme fardeau, en particulier pour les familles rurales. À titre d’exemple, une famille de Nabitenga, au Burkina Faso, utilise environ 400 litres d’eau par jour durant la saison sèche pour se laver, cuisiner, boire et s’occuper du bétail, selon WaterAid, une organisation non gouvernementale basée à Londres.
Pour de nombreux résidents ruraux, se procurer autant d’eau nécessite la participation des membres de la famille, presque toujours des femmes et des filles, qui doivent marcher des heures pour aller la collecter d’un puits, d’une rivière ou d’un lac éloignés. Elles ramènent l’eau dans leur foyer elles-mêmes ; un jerrycan plein pèse plus de 18 kilos. En 2010, au moins 25 pour cent de la population de plus de douze pays africains a fait un aller-retour à pied de plus d’une demi-heure pour aller chercher de l’eau, selon UN-Water.
Pour mettre les choses en perspective, Lifewater indique que 40 milliards d’heures par an sont consacrées à la collecte de l’eau rien qu’en Afrique subsaharienne. Cela signifie que les Africains subsahariens, collectivement, passent près de 4,6 millions d’années à collecter de l’eau chaque année.
« Imaginez simplement ce qui pourrait être accompli en libérant ces heures si la longue expédition quotidienne jusqu’au puits, au lac ou à la rivière n’était pas nécessaire ? », écrit Anna Swaithes, responsable des politiques de sécurité alimentaire et de l’eau chez SABMiller, pour le Forum économique mondial. « Ou si les communautés étaient libérées de la nécessité de se déplacer en quête de l’eau durant la saison sèche ? »
Les coûts et les efforts associés au fonctionnement des infrastructures dans des zones rurales reculées sont évidents, mais les coûts sont un sujet de préoccupation même dans les zones urbaines. Dans les bidonvilles, l’infrastructure est généralement absente, ce qui oblige souvent les résidents à se procurer de l’eau à des robinets communautaires. Les habitants des bidonvilles au Kenya peuvent s’attendre à payer l’eau de cinq à dix fois plus cher que les habitants des quartiers aisés, selon Africa Water Atlas.
La Côte d’Ivoire, un pays de 23 millions d’habitants, a enregistré un certain succès en collaborant avec des intérêts privés pour fournir un service d’approvisionnement en eau à ses citoyens. En 1987, le gouvernement a conclu une entente avec la Société de distribution d’eau de la Côte d’lvoire (SODECI). Cette entreprise privée produit 209 millions de mètres cubes d’eau provenant de plus de 500 trous de forage et 70 stations de traitement ; elle fournit de l’eau potable à près de 800.000 clients dans plus de 700 villes ou municipalités, et elle assure un service d’assainissement à 400.000 Ivoiriens.
Le gouvernement détermine la politique, et la SODECI gère les services d’approvisionnement en eau sous contrat avec la Direction des Ressources en Eau (DRE) de la Côte d’Ivoire. Une surtaxe sur les factures d’eau subventionne les raccordements individuels, et un tarif forfaitaire par paliers, basé sur la consommation, assure une subvention croisée (des gros consommateurs vers les petits consommateurs), selon le Programme pour l’eau et l’assainissement de la Banque mondiale. Enfin, la SODECI octroie des concessions aux revendeurs dans les zones d’habitation informelle, ce qui lui permet d’influer sur les coûts et la qualité dans les zones où elle ne serait pas autrement autorisée à exercer ses activités.
En conséquence, 93,1 pour cent de la population urbaine de la Côte d’Ivoire a accès à une source d’eau potable améliorée, ainsi que 68,8 pour cent de ses résidents ruraux, selon The World Factbook.
L’EAU PROPRE AMÉLIORE LA SANTÉ
En dépit des coûts, assurer un accès à l’eau propre peut aider les pays à prévenir les flambées et la propagation de maladies. Le lien entre la maladie et l’insuffisance d’accès à l’eau propre en Afrique est manifeste et encore plus évidente chaque année dans tout le continent durant la saison des pluies. D’après The Water Project, 783 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau propre, 37 pour cent d’entre elles sont des habitants de l’Afrique subsaharienne. Rien qu’au Nigeria, WaterAid estime que l’eau sale a fait 73.000 victimes en 2014, soit près de sept fois le nombre de victimes de la flambée épidémique du virus Ebola en Afrique de l’Ouest.
Des maladies transmises par l’eau parmi les plus répandues comme le choléra et la diarrhée font des milliers de victimes dans tout le continent chaque année. La Guinée-Bissau a enregistré 14.303 cas de choléra diagnostiqués durant la saison des pluies en 2005, cette épidémie faisant finalement 252 victimes, selon Africa Water Atlas. L’Organisation mondiale de la Santé estime qu’il y a 0,75 cas de diarrhée par personne dans le monde, chaque année. Toutefois, le taux observé en Afrique subsaharienne est le plus élevé au monde, avec 1,29 cas par personne et par an.
Le paludisme, la dracunculose (maladie du ver de Guinée), l’onchocercose (cécité des rivières) et la fièvre de Lassa peuvent tous être liés à la mauvaise qualité des ressources d’approvisionnement en eau et d’assainissement. La schistosomiase (ou bilharziose) est répandue par des vers parasitaires d’eau douce dans la majeure partie du continent.
En 2008, moins de 75 pour cent de la population de 31 pays africains utilisait des sources d’eau potable améliorées. Dans deux pays, ce total s’élevait à moins de 40 pour cent : l’Éthiopie avec moins de 38 pour cent et la Somalie avec moins de 30 pour cent. En Somalie, l’une des raisons principales de l’insuffisance d’eau propre était les troubles civils.
L’EAU EST SOUVENT AU CŒUR DES CONFLITS
L’eau est une denrée rare dans de nombreuses parties de l’Afrique. Il n’est donc guère surprenant qu’elle soit au cœur des conflits. Les affrontements surviennent généralement dans deux contextes : en cas d’intérêts divergents entre les agriculteurs et les éleveurs, et dans le cas de groupes extrémistes violents qui ciblent et endommagent les sources d’eau pour contrôler les populations et leur territoire. Ces types de violence présentent les conséquences les plus immédiates pour la sécurité humaine et les forces de sécurité nationale.
Le groupe extrémiste violent al-Shebab, basé en Somalie, s’est lancé dans ce que l’on a appelé le « terrorisme de l’eau » en privant d’accès aux sources d’eau les villes contrôlées par le gouvernement, explique Devon Knudsen sur le site African Arguments.
Lorsque frappent la sécheresse et la famine, des groupes tels qu’al-Shebab peuvent intervenir et apporter des secours, exploitant les communautés en l’absence d’action gouvernementale. « Certaines des activités les plus efficaces d’al-Shebab pour « gagner les cœurs et les esprits » ont consisté à fournir des services d’approvisionnement en eau aux agriculteurs et aux éleveurs », précise Devon Knudsen. « Al-Shebab a également été un obstacle majeur en empêchant l’aide humanitaire d’atteindre les populations les plus affectées par la famine ».
Des tactiques similaires ont été employées au Moyen-Orient par l’EI, qui est une menace croissante en Afrique, notamment en Libye. En réalité, l’utilisation de l’eau comme arme remonte au moins à la Première Guerre mondiale, lorsque les responsables de la ville belge de Nieuwpoort ont fait ouvrir les écluses de l’Yser, provoquant ainsi l’inondation des Flandres pour arrêter l’avancée de l’armée allemande.
L’EI a employé des tactiques semblables en Irak et en Syrie. Aussi récemment qu’en mars 2016, selon Deutsche Welle, l’EI contrôlait six importants barrages sur huit sur le Tigre et l’Euphrate, et en attaquait un autre.
« D’un côté, l’EI aménage des barrages pour retenir l’eau et assécher certaines régions, privant de la sorte les villages et les communautés d’approvisionnement en eau », a indiqué à Deutsche Welle Tobias von Lossow, de l’Institut allemand des affaires internationales et de la sécurité à Berlin. « D’un autre côté, l’EI a également inondé des zones pour en chasser leurs habitants et détruire leurs moyens d’existence ».
L’EI a également employé une autre tactique liée à l’eau : la contamination. En décembre 2014, l’EI a déversé du pétrole brut dans les eaux au sud de Tikrit, en Irak, la rendant impropre à la consommation.
L’eau est également au cœur d’affrontements violents à petite échelle d’un bout à l’autre du continent. Dans le village d’Itunundu, dans les hauts-plateaux du sud de la Tanzanie, les agriculteurs et les éleveurs étaient depuis longtemps en conflit à propos de l’utilisation des eaux nécessaires à l’irrigation des cultures et à l’alimentation des animaux. Comme l’agence de presse IPS l’a expliqué en mars 2016, « la division de Pawaga est considérée comme l’un des greniers de la Tanzanie, où les uns cultivent le maïs, le riz et des légumes dans les vallées, tandis que d’autres élèvent leurs animaux dans les hauts-plateaux ». « Malgré une démarcation claire entre les zones contrôlées par les agriculteurs et celles contrôlées par les éleveurs, il y a eu des affrontements fréquents ».
Désormais, des représentants des deux groupes trouvent le chemin de la paix autour de la table de négociation, avec l’aide du Forum tanzanien sur les ressources naturelles, un groupe de la société civile. Les agriculteurs et les éleveurs se rencontrent souvent pour parler des solutions à apporter à leurs problèmes. « Les agriculteurs et les éleveurs doivent savoir qu’il y a des individus qui tirent parti de leurs conflits et ne souhaitent pas voir les conflits résolus », indique à IPS Godfrey Massay, le coordinateur des investissements fonciers du groupe. Il explique que les luttes récurrentes sont un symptôme de facteurs déterminés de l’extérieur et faisant intervenir des intérêts agricoles et de conservation plus importants.
« C’est la première et la seule plateforme qui réunit les agriculteurs et les éleveurs pour qu’ils discutent des problèmes qui les concernent, ouvertement, et sans crainte ni faveur », précise Godfrey Massay. Dans les six mois à compter du lancement de la plateforme, le nombre d’affrontements violents a baissé.
Donald Mshauri, responsable foncier du district d’Iringa, a déclaré de son côté à IPS : « Ceci montre que, quelle que soit l’intensité du conflit, il peut être résolu simplement en se parlant ».