Personnel d’ADF
Les autorités fiscales namibiennes ont fait une découverte choquante en 2017. Des millions de dollars étaient transférés en Chine mais seule une portion était sujette aux impôts.
Ce montage fut découvert lorsqu’un homme d’affaires chinois nommé Jack Huang fut arrêté pour fraude fiscale et les officiels découvrirent qu’il faisait partie de quelque chose de beaucoup plus vaste. Entre 2013 et 2016, M. Huang qui gérait une entreprise de dédouanement avait importé des articles d’une valeur déclarée de 14,3 millions de dollars. La valeur réelle de ces articles était supérieure à dix fois plus. Pendant la même période, il avait envoyé 209 millions de dollars en Chine en tant que paiement pour ces articles.
Cette fraude faisait perdre des millions de dollars d’impôts au gouvernement de Namibie.
Lorsque les responsables ont conduit une enquête plus détaillée, ils ont découvert que le montage incluait une omission de déclaration de la valeur vraie des conteneurs d’expédition et le transport des biens à travers le monde sans laisser de preuves documentaires. Il faisait partie d’un système mondial appelé « feiqian » ou argent volant, qui aide depuis des siècles à dissimuler le mouvement des articles tels que le minerai, les parties du corps des animaux sauvages et le bois.
La Namibie héberge plus de 7.000 commerçants chinois qui travaillent à leur propre compte, ainsi que d’autres marchands étrangers, et elle a des difficultés pour suivre les activités commerciales et mettre en application ses lois financières. L’étendue de la fraude a poussé l’inspecteur général namibien Sebastian Ndeitunga, au comble de l’exaspération, à déclarer qu’« il n’y aura pas de pitié » et que « nous ne ménagerons aucun effort ».
Mais le feiqian est difficile à contrôler. Le journaliste namibien John Grobler a passé une année à l’examiner et a découvert que la traque de l’argent était similaire à celle d’un fantôme. Selon ce stratagème, la plupart de l’argent ne quitte jamais la Chine : seulement des biens sont échangés.
« C’est un système d’échanges commerciaux invisibles et non taxés qui a fourni aux entreprises chinoises un avantage dans le secteur africain de la construction. Ses revenus non traçables sont utilisés pour soumettre des offres plus avantageuses que celles de la concurrence locale et fournir des pots-de-vin en échange de contrats », écrit M. Grobler pour l’organisation de journalisme écologique Oxpeckers.
Comment il fonctionne
Le feiqian est apparu il y a plus de 1.200 ans pendant la dynastie Tang de Chine. C’est un système de paiements essentiellement basé sur la confiance et les relations.
M. Grobler déclare qu’il est similaire au système de remise de fonds appelé hawala dans une grande partie du monde musulman. Dans ce système, les gens qui vivent à l’étranger envoient de l’argent dans leur pays natal par l’intermédiaire d’un agent de confiance qui livre l’argent moyennant une commission.
Le feiqian utilise le même type de paiements basés sur la confiance, hors comptabilité, mais il peut être beaucoup plus complexe. Dans le système du feiqian, des biens sont importés avec l’aide d’un agent chinois et déclarés à un pourcentage faible de leur valeur véritable. Ces biens, qui sont souvent des matériaux de construction, sont ensuite vendus pour produire de l’argent. Cet argent est utilisé pour acheter des biens illicites tels que les parties du corps des animaux sauvages ou le bois illégal. Ces biens sont ensuite expédiés en secret vers la Chine et l’agent est payé en réceptionnant ces biens illicites de grande valeur.
C’est une route commerciale circulaire qui ne nécessite pas de banques ou d’établissements traditionnels.
« C’est comme une fraude systématique contre les autorités, au départ et à l’arrivée, déclare M. Grobler à ADF. Puisque elle est basée sur les échanges, ils peuvent manipuler les chiffres et rien de cela ne suit les filières conventionnelles. … Cela concerne seulement un marchand local et son fournisseur en Chine. Vous ne pouvez pas le voir ; ce n’est visible nulle part. »
M. Grobler déclare que les commerçants chinois et les entrepreneurs namibiens utilisent pratiquement tous un système d’argent comptant seulement. Ils ne produisent pas de factures et n’émettent pas de récépissés à leurs clients. Cela rend très difficile la mise en application des lois fiscales par les autorités locales.
Après l’arrestation de M. Huang, le ministre des Finances namibien Calle Schlettwein s’est engagé à réprimer cette pratique. Il insiste que les étrangers ne doivent pas pouvoir contourner les lois nationales en utilisant ce genre de combine financière. « Notre système fiscal n’est pas basé sur la nationalité mais sur la source de revenu, déclare M. Schlettwein. Tous les revenus reçus ou censés provenir de sources namibiennes sont sujets à imposition en Namibie. »
Idéal pour les articles illicites
Pour que le feiqian puisse fonctionner, les biens renvoyés en Chine doivent avoir une grande valeur, être introuvables et capables d’être divisés en petites unités. L’ivoire, les cornes de rhinocéros, le bois de rose, les pierres précieuses et les plantes succulentes sont quelques-uns des articles de choix.
Il est crucial que les articles puissent être répartis sur le marché noir pour payer un grand nombre de personnes.
« Ce qui rend cette forme de feiqian idéale pour la contrebande, c’est que le produit, les articles trafiqués, sont fongibles, écrit M. Grobler. Chaque kilo de cornes de rhinocéros, d’ivoire, d’ormeaux, d’ailerons de requin ou de bûches de bois de rose peut être divisé en portions plus petites qui sont plus facilement échangées. »
Le commerce illicite des ormeaux, d’une valeur de plusieurs millions de dollars en Afrique du Sud, est un exemple frappant du feiqian. Ces escargots de mer sont très prisés par les consommateurs chinois pour leur saveur crémeuse. Pour satisfaire à la demande, une chaîne d’approvisionnement illicite d’ormeaux a été créée : des articles sont expédiés par l’intermédiaire de sociétés de façade sud-africaines et transformés en argent comptant, lequel est utilisé pour payer les plongeurs qui récoltent les ormeaux et les contrebandiers qui les transportent. Un grand nombre de ces opérateurs locaux sont payés sous forme de drogues illicites ou de produits chimiques pour fabriquer des stupéfiants.
Selon l’organisation non gouvernementale TRAFFIC, 96 millions de coquilles d’ormeau ont été illégalement récoltées dans les eaux territoriales sud-africaines au cours de la décennie prenant fin en 2016. Le commerce, souvent géré par les syndicats chinois du crime organisé, engendre la violence et la toxicomanie dans les villes sud-africaines.
Kimon de Greef, journaliste-enquêteur sud-africain, déclare que le commerce des ormeaux est devenu une « économie criminalisée massive, parallèle, clandestine, de plusieurs millions de rands », qui force les gens pauvres des communautés de pêche à travailler.
Peut-on l’arrêter ?
Dans les pays aux ressources limitées, traquer les crimes financiers et y mettre fin est un défi. L’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) estime que les pays africains perdent chaque année 88,6 milliards de dollars à cause de la fuite illicite des capitaux. Ce total est à peu près égal à tout l’argent d’assistance et les investissements étrangers directs qui sont dépensés sur l’ensemble du continent. L’arrêt de ces flux illicites serait énormément bénéfique pour les finances des pays et les aiderait à protéger leurs ressources naturelles critiques.
« Nous avons besoin que tous les pays, nos partenaires africains aussi bien que les pays de transit et de destination, rejoignent cette lutte », déclare Ghada Fathi Waly, directrice exécutive de l’ONUDC.
L’ONUDC œuvre avec 17 pays africains pour développer un réseau de récupération des biens qui les aidera à saisir l’argent de contrebande, combattre le crime organisé et stopper le blanchiment de l’argent utilisé pour financer la criminalité et le terrorisme. Le réseau permet aux membres d’échanger des informations et de s’informer sur la législation efficace pour combattre ces crimes.
« Les flux de capitaux illicites font disparaître des revenus africains vitaux, ce qui sape la stabilité et entrave les progrès vers des objectifs de développement durables », déclare Mme Waly.
Dans un rapport de 2020, l’Environmental Investigation Agency (EIA) a découvert que de nombreux pays ne conduisent pas d’investigation ou de poursuite concernant le trafic des animaux sauvages comme crime financier. Les trafiquants sont punis en vertu des lois sur la protection de la faune sauvage, bien que les lois sur le blanchiment d’argent soient plus sévères.
Lorsque les pays n’ont pas les moyens de traquer l’argent, les chefs des réseaux criminels échappent aux sanctions et peuvent continuer leurs crimes.
« Si une personne quelconque est arrêtée, il s’agit en général d’un courrier de bas niveau, selon l’EIA. Une saisie de plusieurs tonnes, qui pourrait fournir des preuves et des indices importants si elle faisait l’objet d’une investigation financière, se réduit simplement à une dépense d’affaires pour les trafiquants impliqués. »
Pour sa part, la Namibie pense qu’elle a fait des progrès contre le trafic illégal. Après avoir interdit l’exportation du bois, le pays a restauré son exportation du bois de rose et d’autres types de bois en 2020, selon des consignes strictes. Le pays a aussi modernisé son programme de douane en ajoutant des scanneurs et une technologie pour traquer et inspecter les conteneurs arrivant au port de Walvis Bay. Les responsables des douanes ont suivi une formation pour identifier la contrebande de la faune sauvage.
Toutefois, il reste à établir comment les trafiquants s’adapteront et essaieront d’éviter ces restrictions.
« Il est très difficile de conduire l’investigation de quelque chose qui est conçu pour être invisible », déclare M. Grobler.
Une plus grande sensibilisation aux signes avant-coureurs ou aux signaux d’alarme associés au trafic international de la faune sauvage peut aider les pays à mettre en application leurs propres lois.
Certains de ces signes avant-coureurs sont :
Des sociétés de façade : ce sont souvent des entreprises commerciales génériques créées par des ressortissants étrangers et enregistrées à des adresses résidentielles.
L’exportation de produits de faible valeur : les sociétés qui exportent des produits tels que les coquilles, les granulés en plastique ou les fèves pourraient utiliser ces exportations pour dissimuler les parties du corps des animaux sauvages, illicites et de grande valeur, telles que l’ivoire.
Des voies détournées : les expéditions qui suivent des routes indirectes ou improductives, notamment des haltes dans plusieurs ports de transit, peuvent signaler que l’expéditeur essaie d’éviter les traques.
Des changements sur les connaissements : un connaissement est un document qui accompagne une expédition et qui doit être signé par le transporteur, l’expéditeur et le destinataire des biens. Dans le trafic illicite, de multiples changements de connaissement pourraient être faits pendant le transport d’un conteneur. Ceci peut inclure plusieurs changements du titre de propriété avant que le conteneur n’arrive à destination. Ceci peut rendre la traque plus difficile.
Des retraits importants : les retraits fréquents de devises américaines auprès des établissements de change chinois, en particulier ceux qui sont actifs dans les points sensibles du trafic de la faune sauvage, pourraient être un signe de commerce illicite.