LE CONTINENT EST AU CENTRE D’UNE QUÊTE À TROIS VOLETS POUR MONDIALISER LE DJIHAD
L’EIavance ses pions pour imposer un califat à l’échelle mondiale sur trois fronts simultanés.
Imaginez, suggère Harleen Gambhir, analyste de la lutte antiterroriste à l’Institute for the Study of War (ISW), une stratégie organisée en trois anneaux concentriques. Tout d’abord, le groupe combat pour conserver et élargir son territoire en Irak et en Syrie. Ensuite, il fomente le désordre et soutient des affiliés dans ce qu’elle appelle « l’Étranger proche » du grand Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Enfin, les activistes de l’EI projettent de lancer des attaques terroristes dans « l’Étranger lointain » de l’Occident, de l’Australie et du sud-est asiatique.
« L’EI gagne de l’influence dans les zones de désordre et de conflits, en exacerbant les fissures existantes dans les États et les communautés », écrit Harleen Gambhir dans ISIS’s Global Strategy: A Wargame (Stratégie globale de l’EI : un jeu de guerre). Ceux qui s’opposent à l’EI sont donc forcés de contrer la présence de l’organisation sur le terrain en Irak et en Syrie ainsi que sa capacité d’expansion et de recrutement aux quatre coins du globe. Il s’agit d’une tâche conséquente qui implique des efforts cohérents tout en étant géographiquement dispersés, coordonnés de la même manière entre plusieurs alliés ».
L’EI voit le centre de son plan en Irak et en Syrie. C’était notamment pour cette raison que le groupe s’est donné le nom d’État islamique en Irak et en Syrie. Les autres pays de ce cercle intérieur sont la Jordanie, le Liban et Israël. D’après Harleen Gambhir, en agissant à l’extérieur, l’EI opère dans le cercle de l’Étranger proche, qui comprend le reste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et s’étend vers l’est jusqu’à l’Afghanistan et le Pakistan. L’expansion dans ces régions s’est produite au fur et à mesure que l’EI proclame les opérations parallèles par l’établissement de « wilayats », ou régions gouvernées. En septembre 2015, l’EI revendiquait des wilayats en Algérie, dans le Sinaï égyptien et en Libye.
Ce processus qui a amené le groupe Boko Haram du Nigeria dans l’orbite de l’EI n’était pas typique. Habituellement, d’après Harleen Gambhir, L’EI annonce la création d’une wilayat après qu’un groupe a « fusionné sous l’autorité d’un dirigeant », qui ensuite entre en contact avec l’EI avec un plan opérationnel pour la région du groupe. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’EI l’approuve et rend l’affiliation publique. Boko Haram, ajoute-t-elle, « a anticipé » sur une relation en développement lorsqu’il a fait allégeance à l’EI et s’est proclamé Province d’Afrique de l’Ouest du groupe en mars 2015. À présent Boko Haram est connu sous le nom de Wilayat Gharb Ifriqiyya.
Harleen Gambhir, qui se spécialise dans la stratégie et les opérations mondiales de l’EI, fait valoir que l’Étranger proche, qui inclut l’Afrique du Nord, sera probablement là où l’EI va « surprendre stratégiquement » les forces anti EI. Une telle attaque est susceptible de se produire en Libye, le pays d’Afrique où l’EI est le plus puissant. Les activistes extrémistes contrôlent déjà le terrain le long de la côte centrale et imposent la charia et dirigent des camps d’entraînement. Début 2016, l’EI est susceptible de lancer une offensive contre les ressources pétrolières de la Libye, ajoute-t-elle.
Le troisième élément du plan global de l’EI va au-delà des régions où il a une présence active et des organisations affiliées. Ce que l’on désigne comme l’Étranger lointain inclut le reste du monde, en particulier l’Asie, l’Europe et les États-Unis. « Parmi ces régions, l’EI est plus particulièrement axé sur l’Europe, qui comprend une population musulmane notable et est physiquement plus proche de l’entreprise principale de l’EI que ne le sont l’Asie ou les Amériques », précise Harleen Gambhir.
L’EI veut défendre le territoire à l’Intérieur et à l’Étranger proche tout en perpétrant des actes terroristes dans l’Étranger lointain dans l’espoir d’« encourager des attaques terroristes dans le monde occidental et leur affecter des ressources ». Harleen Gambhir précise que ce faisant, l’EI a bon espoir que les gouvernements occidentaux s’alièneront les musulmans, les poussant ainsi à rejoindre le califat. Ces actions sont en totalité destinées à accélérer le déclenchement d’une guerre mondiale apocalyptique.
L’AFRIQUE, TERRE D’OPPORTUNITÉ POUR L’EI ?
Michael Horowitz, analyste principal chez Max Security Solutions, une société de conseil en risques géopolitiques, souligne pour Newsweek Europe que l’EI accorde beaucoup d’attention à l’Afrique.
« Cela a été l’un des objectifs stratégiques de l’EI depuis le commencement parce que le problème avec l’EI est qu’il lui est nécessaire de véhiculer cette image d’extension », observe Michael Horowitz en avril 2015. « L’Afrique est une opportunité parce qu’on y trouve de nombreux pays qui sont déstabilisés ainsi que des groupes existants qui se sont détachés d’al-Qaida ».
« Ils veulent poursuivre leur expansion et ils veulent couvrir leurs positions », poursuit-il. « Ce qu’ils disent est qu’ils sont en train de faire de l’Afrique un repaire pour les djihadistes. Ils veulent faire comprendre aux djihadistes que l’Afrique est la nouvelle Syrie, le nouvel Irak. C’est ce qu’ils ont fait avec la Libye depuis un certain temps ».
Harleen Gambhir a indiqué à ADF que l’EI dit désormais aux recrues que si elles ne peuvent pas atteindre l’Irak et la Syrie elles doivent immigrer en Libye et dans d’autres pays africains. Le fait que l’EI ait des affiliés en Afrique du Nord opérant à présent sur le plan militaire élargit les possibilités pour de nouvelles recrues, en particulier celles de l’Afrique. « Le recrutement militant, je pense, va également suivre une trajectoire ascendante pour l’EI en Afrique simplement parce qu’il y conduit maintenant des opérations militaires qui exigent des combattants déployés à l’extérieur de l’Irak et de la Syrie », ajoute-t-elle.
LE RECRUTEMENT DE L’EI EN AFRIQUE
On peut déjà observer une partie de ce potentiel pour les nouvelles recrues. Au moins une dizaine d’étudiants de l’Université des Sciences médicales et de la Technologie de Khartoum ont quitté le Soudan pour la Turquie en juin 2015, en route vers la Syrie. Les étudiants — citoyens du Canada, du Royaume-Uni et des États-Unis — sont considérés comme des recrues de choix pour l’EI parce qu’ils ont un bon niveau d’études, ils n’ont pas besoin d’argent et sont porteurs de passeports étrangers, selon un article paru en août 2015 dans The National Interest.
« Le recrutement de ‘combattants étrangers’, comme on les appelle, est l’une des nombreuses clés du succès de l’EI, affirme l’article. C’est aussi quelque chose dont le groupe s’enorgueillit parce que ses dirigeants pensent qu’il s’agit d’une insulte majeure pour les gouvernements occidentaux de voir leurs propres citoyens, qui sont censés mener des vies épanouissantes dans les pays de l’Ouest, tout risquer pour combattre aux côtés de l’EI en Syrie et en Irak. Les dirigeants de l’EI utilisent également les combattants étrangers comme une preuve que ce qu’ils appellent leur califat est une alternative viable à l’idéologie occidentale ».
Plus de 5.600 individus pourraient avoir quitté certains pays africains pour combattre en Irak ou en Syrie, d’après un rapport de janvier 2015 du Centre International pour l’étude de la radicalisation et de la violence politique. Ce chiffre représente plus de 25 pour cent du nombre total de combattants.
La plupart des combattants étrangers quittant le continent pour l’Irak et la Syrie viennent d’Afrique du Nord. Des nombres plus modestes de combattants ont quitté d’autres pays africains tels que le Tchad, la Côte d’Ivoire, l’Érythrée et la Mauritanie, d’après le rapport de juin 2014
« Combattants étrangers en Syrie », publié par The Soufan Group. Des informations parues en août 2015 faisaient état d’une dizaine de recrues venant du Ghana.
L’EI, suite à des indications laissant à penser que certaines factions d’al-Shebab ont commencé à prendre position en faveur du groupe, a entrepris des initiatives pour recruter des Somaliens. La communication inclut des vidéos destinées aux « mujahideen » somaliens —
« guerriers saints » en arabe — et l’un des médias s’est mis à produire des contenus en somali.
QUE PEUVENT FAIRE LES PAYS AFRICAINS ?
Mettre en échec l’EI en Afrique ne sera pas une tâche facile. La Libye complique la situation en n’ayant ni armée unifiée ni gouvernement. L’EI a tiré parti du chaos pour établir des sanctuaires. D’autres pays, y compris le Nigeria et la Somalie, ont fort à faire pour combattre dans leurs frontières des groupes insurrectionnels tels que Boko Haram et al-Shebab, respectivement.
Le Maroc a obtenu certains succès l’an passé, effectuant régulièrement des raids sur des cellules terroristes liées à l’EI. En juin 2015, le Bureau central des investigations judiciaires du pays, établi cette même année dans le cadre de l’intensification de la guerre menée par le royaume contre l’extrémisme, a démantelé une cellule terroriste de sept membres alignée sur l’EI. Le gouvernement a déclaré que le groupe préparait l’enlèvement et le meurtre de touristes dans des stations balnéaires, selon le Daily Mail.
Des pays tels que l’Algérie, le Maroc et la Tunisie devront continuer d’affaiblir les réseaux terroristes tout en essayant d’empêcher une attaque majeure, précise Harleen Gambhir. Si une attaque terroriste importante se produisait effectivement, comme cela est arrivé en Tunisie lorsqu’un homme armé a tué 38 touristes et en a blessé près de 40 autres dans une station balnéaire à proximité de Sousse, les autorités devront gérer la réaction nationale pour empêcher l’EI d’exploiter l’attaque pour déstabiliser le pays.
L’EI est une organisation s’appuyant sur un récit apocalyptique. Il essaie de fomenter le désordre, et ultérieurement la guerre, en ciblant ceux qui ne font pas partie de son califat autoproclamé. Bien que l’action militaire semble faire le jeu des extrémistes, l’inaction offre également à l’EI une raison de revendiquer la victoire, ajoute Harleen Gambhir.
« Je pense plutôt que ce qu’il nous appartient de faire, à partir de la perspective de ce récit, est de rivaliser, de créer un récit démythifiant véritablement l’EI par rapport à ce qu’il affirme accomplir », explique-t-elle. « Il dit être un État constitué ; nous devrions avoir une campagne axée sur un récit dont la finalité serait de prouver que l’EI n’a pas accompli ce qu’il revendique… Nous devrions construire un récit qui pourrait rivaliser avec le récit de l’EI ».