Apres Avoir Connu Des Revers En Somalie, Les Extremistes D’al-Shebab Planifient Des Attentats A Grand Retentissement Dans Les Pays Limitrophes
PERSONNEL D’ADF
Au Moment Ou Les Terroristes D’al-Shebab Ont Fait Irruption Au Cœur Du Centre Commercial Westgate A Nairobi, Faith Wambua Et Ses Deux Enfants Sont Restes Immobiles. La Mere Etait Etendue, Visage Tourne Vers Le Sol Carrele, Avec A Ses Cotes Sy, Sa Fille De 9 Ans Et Ty, Son Fils De 21 Mois.
Faith Wambua a saisi un éclat de verre brisé et l’a tendu à son fils, qui est fasciné et un peu effrayé par les insectes. Elle raconte la scène : « « Regarde, un dudu. » Dudu veut dire insecte en swahili. Je lui ai dit : « Regarde, Ty. Dudu arrive pour te mordre. » Pour que cela lui fasse peur pendant un moment et qu’il se tienne tranquille. Nous avons joué à ce jeu pendant près d’une heure. J’étais impressionnée qu’il arrive simplement à se tenir tranquille. »
Faith Wambua et ses enfants ont fait le mort pendant plus de quatre heures dans l’espoir d’échapper aux tireurs. À un moment donné, les extrémistes d’Al-Shebab se trouvaient si près d’eux qu’elle pouvait sentir l’odeur de la poudre et entendre le cliquetis des douilles éjectées qui tombaient au sol.
« C’est à ce moment-là que je me suis mise à chanter un chant sur la résurrection, parce que j’ai pensé que nous allions mourir », a confié Faith Wambua à la BBC. C’est alors qu’un homme s’est tourné vers elle en l’appelant « Mama » et a gentiment touché sa fille. Il s’est identifié comme policier. Avec ses collègues, il a conduit la mère et ses enfants en sécurité à l’extérieur du centre commercial.
Nombre d’autres personnes n’ont pas eu cette chance. Après un siège de 80 heures en septembre 2013, les terroristes ont fait près de 70 victimes, hommes, femmes et enfants confondus, et environ 175 blessés lors de cette attaque à l’arme à feu et à la grenade. Ce groupe extrémiste violent, qui depuis des années terrorise la Somalie, a, une fois de plus, frappé à l’extérieur de son bastion, prenant pour cible des civils au Kenya, pays ayant participé à la Mission de l’Union africaine en Somalie (African Union Mission in Somalia ou AMISOM).
Les opinions divergent quant à la signification de l’attaque. Certains y voient le signe de l’affaiblissement d’un groupe terroriste qui s’en prend à des cibles vulnérables. Pour d’autres, ce groupe s’adapte en employant de nouvelles tactiques. Ils pensent qu’il s’agit d’un signe annonciateur de nouvelles attaques futures. Une chose est sûre : la réponse donnée par le Kenya et d’autres pays est-africains aux changements tactiques mis en œuvre par Al-Shebab sera d’importance cruciale pour assurer la poursuite de l’isolement et de l’affaiblissement du groupe terroriste.
L’ESSOR D’AL-SHEBAB
Al-Shebab, groupe issu de l’Union des tribunaux islamiques (Islamic Courts Union ou ICU), a été constitué en 2006 après des années de guerre civile et de chaos, dans un pays que se disputaient de nombreux chefs de guerre au cours des années 1990. Les tribunaux ont essayé d’instaurer l’ordre en Somalie. Or, ils se sont effondrés sous la pression du gouvernement fédéral de transition et de l’intervention armée de l’Éthiopie. Cette dernière a entraîné l’élimination des éléments les plus modérés des ICU, laissant dans son sillage des combattants puissants, extrémistes et déterminés à imposer un État islamique en Somalie. C’est ainsi qu’Al-Shebab, terme qui signifie « la jeunesse », a vu le jour.
« Al-Shebab a toujours été une faction ou un élément radicalisé au sein de l’ICU », a expliqué Vanda Felbab-Brown, attachée supérieure de recherches à la Brookings Institution.
Les activistes d’Al-Shebab se sont vite rendu compte qu’il était plus difficile de gouverner que de lancer une insurrection. Leur brutalité et leurs pratiques sont incompatibles avec la culture somalienne, d’après Vanda Felbab-Brown. Par ailleurs, selon un article publié par le Centre de lutte contre le terrorisme (CTC) de l’académie militaire West Point, trois facteurs ont convergé dans les années qui ont suivi et on engendré l’affaiblissement d’Al-Shebab : il s’agit de la formation de l’AMISOM, de la mauvaise gestion de la sécheresse de 2011 dans la région et des divisions entre les clans.
LA ROUE TOURNE EN SOMALIE
L’AMISOM, que l’Union africaine a mise sur pied en 2007, a connu des débuts difficiles. L’intervention armée de l’Éthiopie en 2006 s’est avérée efficace contre les milices des ICU, mais impopulaire auprès du peuple somalien. L’AMISOM a débuté avec uniquement un contingent ougandais. Toutefois, celui-ci a vite été suivi par un contingent burundais, puis par des troupes de Djibouti, de la Sierra Leone et du Kenya. En 2011, l’opération avait gagné en efficacité, et les forces de l’AMISOM ont repoussé les extrémistes d’Al-Shebab hors de la capitale, Mogadiscio. Environ un an après, l’AMISOM a repris la ville portuaire méridionale de Kismayo, troisième plus grande ville de la Somalie et importante plaque tournante financière pour le groupe terroriste. En effet, ce dernier utilisait ce port pour lever des fonds par le biais de l’exportation de charbon de bois.
À un moment donné, Al-Shebab collectait environ 500.000 dollars par mois en exportant du charbon de bois dans les États du Golfe, d’après le lieutenant-colonel Geoffrey Kambere, des Forces de défense populaires de l’Ouganda. Le groupe extrémiste a également levé des fonds importants en taxant les importations et les exportations transitant par le port. Selon un rapport des Nations Unies, Al-Shebab collectait, à son apogée, entre 35 et 50 millions de dollars par an en droits de douane et taxes commerciales à Kismayo et dans deux autres ports.
Des divisions internes opposant les dirigeants ont abouti à des revers militaires. La fusion du groupe avec Al-Qaida aurait provoqué des dissensions entre Mukhtar Abu al-Zubayr, également connu sous le nom de Godane, et Hassan Dahir Aweys, dont les objectifs étaient moins centrés sur ceux des combattants de la guerre sainte à l’échelle mondiale. Godane a été appelé le « Oussama Ben Laden d’Al-Shebab ». Hassan Dahir Aweys a été placé en détention durant l’été 2013, apparemment après avoir fait défection.
La sécheresse de 2011 en Afrique de l’Est a également eu de graves répercussions sur l’influence d’Al-Shebab. « Bien que la sécheresse ait affecté la région tout entière, seules les zones méridionales de Bakool et du Bas Shabelle, contrôlées par Al-Shebab, ont également connu une famine, a précisé l’article du CTC. Selon les Nations Unies, environ trois millions de personnes dans les régions de la Somalie contrôlées par Al-Shebab ont été affectées par une pénurie alimentaire. Cela a été dû en grande partie au refus de l’aide étrangère adressé par les milices, lesquelles ont vu dans cette initiative une tentative de saper leur autorité et de contribuer à propager l’influence occidentale. »
À partir de ce moment-là, le soutien populaire restant en faveur d’Al-Shebab a commencé à s’estomper. À mesure que les extrémistes ont perdu du terrain face à l’AMISOM, les opportunités financières se sont amoindries. Le groupe a alors eu recours à des taxes tribales, au vol de bétail, aux enlèvements contre rançon et à la collaboration avec les pirates. « Ce genre de comportements constitue une preuve accablante que les pratiques des extrémistes sont sans rapport avec l’islam. En effet, l’islam interdit de voler le bétail des pauvres et d’utiliser de l’argent pour financer des guerres injustes contre la population », a indiqué le parlementaire somalien Mohamed Omar Gedi à Sabahi Online en juillet 2012.
LA RÉACTION VIOLENTE D’AL-SHEBAB
Dans le sillage de ces revers, Al-Shebab s’est aventuré hors de la Somalie en lançant des attaques à grand retentissement. Le massacre du centre commercial Westgate est survenu en septembre 2013. Un mois plus tard, deux activistes d’Al-Shebab ont été tués lors de la détonation accidentelle de la bombe qu’ils étaient en train de mettre au point à Addis-Abeba, en Éthiopie. Les autorités ont également arrêté plusieurs autres activistes à cette occasion. Les terroristes préparaient vraisemblablement un attentat à la bombe qui devait viser un stade d’Addis-Abeba lors d’une rencontre éliminatoire de la Coupe du Monde de football entre l’Éthiopie et le Nigeria, selon le quotidien Sudan Tribune.
En dépit de la brutalité de l’attaque lancée sur le centre commercial Westgate, certains observateurs ont estimé qu’elle venait confirmer la stratégie de l’AMISOM en Somalie. D’après les déclarations de Linda Thomas-Greenfield, la secrétaire d’État adjointe américaine chargée des Affaires africaines, en octobre 2013, l’attaque a montré qu’Al-Shebab frappe des « cibles vulnérables parce qu’il est plus difficile pour ce groupe d’attaquer d’autres cibles ».
« Pour nous, cette attaque a confirmé que nous avons mis en place la bonne stratégie », a expliqué Linda Thomas-Greenfield, selon le quotidien The Citizen of Tanzania. « Il nous faut renforcer cette stratégie. »
Kjetil Tronvoll, associé principal auprès de l’International Law and Policy Institute d’Oslo, en Norvège, a indiqué à ADF que les succès militaires avaient, sans aucun doute, réorienté les priorités d’Al-Shebab en Afrique de l’Est, depuis une « idéologie basée en Somalie à une idéologie de la guerre sainte s’exerçant à une échelle transnationale ». Pour cette raison, il faut s’attendre à la poursuite des attaques, a-t-il précisé.
Selon certains analystes du renseignement, le recul du groupe dans sa tentative d’imposer un pouvoir islamiste a pu avoir pour conséquence une réaffectation de ses ressources vers des attaques contre des pays fournissant des contingents à l’AMISOM. James R. Clapper Jr., directeur du renseignement national des États-Unis, a affirmé devant le Congrès américain en 2013 qu’il s’attendait à ce qu’Al-Shebab reste « focalisé sur des défis locaux et régionaux » et « continue de planifier des attaques visant à affaiblir ses adversaires régionaux, y compris en prenant pour cible des intérêts américains et occidentaux en Afrique de l’Est ».
Le Kenya, de même que d’autres pays est-africains, compte une population assez importante de Somaliens. D’après certaines estimations, ce pays héberge 1 million de Somaliens, dont beaucoup vivent dans le quartier d’Eastleigh, une banlieue de Nairobi connue sous le nom de « Petite Mogadiscio ». Moins de deux mois après l’attaque du centre commercial Westgate, le Kenya, la Somalie et les Nations Unies ont signé un accord de rapatriement, exhortant de nombreux réfugiés somaliens à retourner dans leur pays d’origine, selon The Christian Science Monitor.
Les sentiments anti-Somaliens étaient fréquents au Kenya avant et après l’attaque du centre commercial. Vanda Felbab-Brown précise que les Kenyans sont depuis longtemps facilement enclins à considérer les Somaliens avec suspicion. Par conséquent, Al-Shebab recherche probablement à exploiter ces ressentiments.
L’ÉLABORATION D’UNE RÉPONSE EN AFRIQUE DE L’EST
D’après Ken Menkhaus, professeur de science politique à Davidson College, aux États-Unis, et expert de la Somalie, l’attaque du centre commercial Westgate signale qu’Al-Shebab espère une « réaction violente » contre les centaines de milliers d’habitants d’origine somalienne qui vivent et travaillent au Kenya.
« L’attaque du centre commercial Westgate est le signe de faiblesse du groupe le plus récent », a écrit Ken Menkhaus sur le site Internet ThinkProgress. « Il s’agissait d’un pari désespéré et à hauts risques d’Al-Shebab pour retourner la situation en sa faveur. Si cette attaque particulièrement meurtrière incite des citoyens Kenyans à se lancer dans des actes de violence justicière ou entraîne des réactions disproportionnées contre des résidents somaliens, Al-Shebab a une chance de se réinventer comme une milice d’avant-garde protégeant les Somaliens contre des ennemis extérieurs. Le groupe a désespérément besoin de présenter le conflit en Somalie sous un jour nouveau, comme celui des Somaliens contre les étrangers, et non pas comme celui des Somaliens en quête de paix et d’un retour à une situation normale contre un mouvement nocif orienté vers la guerre sainte. »
Kjetil Tronvoll est du même avis. Il estime que les forces de sécurité est-africaines doivent faire attention à ne pas « stigmatiser tous les Somaliens comme s’ils étaient des menaces potentielles et des terroristes ».
« Une telle réaction est de nature à générer une prédiction qui s’accomplit d’elle même, poussant les personnes à s’éloigner de l’État ou prenant le risque de les aliéner, en quelque sorte, et les précipitant vers d’autres processus plus radicalisés », a-t-il précisé.
Lianne Kennedy-Boudali, spécialiste de la lutte contre le terrorisme en Afrique auprès de CyberPoint International, a expliqué que l’adoption de politiques et de pratiques d’engagement orientées vers les communautés locales aiderait à se rapprocher des populations somaliennes en Afrique de l’Est. Une telle démarche permettrait aux forces de sécurité de patrouiller en sécurité tout en trouvant au sein des Somaliens des partenaires pouvant fournir des informations et aider à lutter contre la violence. « À partir de là, dans l’idéal, vous pouvez développer le genre de relations grâce auxquelles les forces de sécurité peuvent recevoir des indications, des informations et peuvent développer un réseau de renseignement. En outre, vous pouvez essayer d’orienter leurs actions davantage vers la prévention ou la patrouille […] au lieu de seulement réagir en cas de problème », a-t-elle expliqué.
« Je pense que vous devez commencer avec un ensemble de responsables locaux de la sécurité qui comprennent l’avantage de faire les choses différemment. » Si les forces de sécurité peuvent trouver au sein de ces communautés locales des gens qui partagent l’objectif de contrecarrer Al-Shebab, « vous leur donnez des moyens d’action leur permettant de prendre en charge localement ces fonctions de sécurité ».
Les autorités doivent également comprendre que, à mesure qu’Al-Shebab entreprend un processus de réorientation idéologique, le groupe peut utiliser les doléances locales comme une manière de « poursuivre son implantation dans des pays voisins », a expliqué Kjetil Tronvoll. Par exemple, si les autorités kenyanes ou éthiopiennes stigmatisent les populations somaliennes, une telle attitude peut entraîner un ressentiment qu’Al-Shebab pourrait exploiter au profit de son recrutement. Pour atténuer cette menace le plus efficacement possible, les forces de sécurité est-africaines devront œuvrer de concert. L’échange de renseignements est d’importance cruciale. Dans une certaine mesure, c’est déjà la réalité. Toutefois, les efforts en ce sens devront être poursuivis, a averti Kjetil Tronvoll.
« Je pense qu’il leur est nécessaire d’établir des nouvelles structures », a-t-il précisé. L’Autorité intergouvernementale sur le développement et la Communauté de l’Afrique de l’Est s’inscrivent déjà en faveur de la coopération dans la région. Or, « pour passer à un niveau supérieur, vous avez besoin d’une nouvelle structure infrarégionale, un mécanisme permettant de centraliser les informations provenant de ces sources de renseignement ». Des forces opérationnelles communes pourraient également déterminer l’origine du réseau de recrutement d’Al-Shebab dans toute l’Afrique de l’Est. « Vous avez besoin d’une structure mieux agencée pour répondre à ce problème infrarégional. »
Vanda Felbab-Brown confirme le caractère essentiel de la coopération régionale. « Il est primordial de dépasser les rivalités particularistes qui caractérisent les services du renseignement et de la sécurité en Afrique de l’Est pour faire en sorte qu’ils adoptent une démarche d’échange de renseignements plus efficace et plus honnête. » En dernière analyse, l’échange interne de renseignements au sein des organismes nationaux sera aussi important que l’échange externe de renseignements entre les pays de l’Afrique de l’Est, a-t-elle conclut.