Alors que cette maladie tenace se propage dans la RDC, le succès des secouristes dépend de la création des liens de confiance
Le Dr Jean-Christophe Shako s’est rendu à Butembo (République démocratique du Congo, RDC) pour lutter contre un ennemi féroce et dangereux.
Mais il devait d’abord se faire un ami.
Le Dr Shako, coordinateur de la réponse contre l’Ebola dans cette ville orientale de la RDC, a participé à la lutte contre quatre épidémies d’Ebola en Afrique. Il a écrit le récit de son expérience concernant la crise de l’épidémie actuelle en février 2019 pour l’organe d’information en ligne The New Humanitarian. Il a évoqué l’expérience de son équipe en Guinée au plus fort de la pandémie d’Afrique de l’Ouest en 2014. À cette époque, les villageois se méfiaient des étrangers parlant d’une mystérieuse maladie mortelle et les avaient attaqués avec des machettes.
Presque cinq ans plus tard, à près de 5.000 kilomètres de distance, le Dr Shako affronte la même menace. « Il suffit de quelques jours passés à Butembo, où j’intervenais contre l’épidémie actuelle dans l’Est du Congo, pour que je sois entouré par une foule en colère qui criait ‘Tuez-le’, après avoir refusé de permettre à notre équipe de surveillance de conduire l’investigation d’un décès dans leur quartier. »
L’Ebola est retourné pour la dixième fois dans la RDC, soit la deuxième fois en moins d’un an. Une épidémie dans la province de l’Équateur entre le 8 mai et le 24 juillet 2018 a provoqué 54 cas de maladie et 33 décès. Au 1er août 2018, une nouvelle épidémie s’est déclenchée dans les provinces orientales du Nord-Kivu et de l’Ituri. Elle est plus mortelle et plus résistante pour ceux qui la combattent, malgré de nouveaux outils disponibles tels que les vaccins.
En date du 10 juin 2019, on signale 2.071 cas confirmés et cas probables, et 1.396 personnes décédées, soit un taux de mortalité de 67 %. La majorité de ces cas sont des femmes et des enfants, et 115 professionnels de la santé ont été infectés. Des douzaines de personnes sont décédées. Il s’agit de la deuxième plus grave épidémie d’Ebola depuis la découverte du virus en 1976. Seule la pandémie d’Afrique de l’Ouest avait enregistré plus de morts.
Cette maladie déjà redoutable est compliquée par l’éloignement des provinces affectées, par leur proximité avec d’autres pays tels que l’Ouganda et le Rwanda, et par la présence des nombreux groupes armés actifs dans la région. L’expertise et les vaccins efficaces sont utiles mais, comme le sait le Dr Shako, le succès allait nécessiter une dose d’humanité.
UN ÉPICENTRE DANGEREUX
En date du 27 janvier 2019, le ministère de la Santé de la RDC déclare que son personnel a vacciné 73.298 personnes. Le vaccin est un outil crucial qui permet d’endiguer la propagation de cette maladie très contagieuse, transmise d’une personne à l’autre par l’échange des fluides corporels tels que le sang, les matières fécales et les vomissures. Lors de l’épidémie d’Afrique de l’Ouest en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone, la propagation de la maladie était due en grande partie aux traditions sépulcrales et funéraires selon lesquelles les villageois touchaient, embrassaient et lavaient le corps des défunts. La plupart du temps, les vaccins n’étaient pas disponibles et la maladie s’était propagée vers les centres urbains affairés tels que Monrovia, capitale du Liberia.
Il existait une paix relative en Afrique de l’Ouest pendant l’épidémie de l’Ebola, malgré les incidents de violence commis par des villageois sceptiques et effrayés dans les zones plus reculées. Mais l’Est de la RDC offre à la maladie un environnement très différent.
Un grand nombre de groupes armés sillonnent les zones essentiellement non gouvernées des vastes étendues de l’Est de la RDC. Les structures coloniales et les nombreuses années de corruption gouvernementale après l’indépendance ont façonné une région tourmentée et violente. Certains de ces groupes armés proviennent des pays voisins, par exemple les Forces démocratiques alliées, originaires de l’Ouganda. Les Forces démocratiques de libération du Rwanda, constituées de rebelles hutus opposés au régime tutsi du Rwanda, sont aussi enracinées dans l’Est de la RDC. D’autres groupes armés existent et l’importante mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en RDC s’efforce de maintenir la paix.
La lutte contre l’Ebola dans une zone de conflit est dangereuse pour les résidents aussi bien que pour les professionnels de la santé. « Lorsqu’un village est attaqué, la population se déplace ; les gens malades se déplacent aussi et la maladie se propage d’un village à l’autre », déclare à Vice News Justus Nsio Mbeta, représentant du ministère de la Santé dans le village de Beni, en février 2019.
L’une des méthodes les plus fréquentes d’étudier une épidémie d’Ebola est la « recherche des contacts ». Selon cette méthode, les responsables de la santé effectuent le suivi de tous ceux qui sont entrés en contact avec une personne atteinte de la maladie. Ces personnes sont alors surveillées pendant 21 jours après leur dernier contact avec le patient pour déterminer si elles présentent des symptômes. Dans l’affirmative, elles sont isolées et soignés, et le cycle de recherche continue avec les autres personnes entrées en contact, jusqu’à ce que l’on ne détecte plus de nouveaux cas parmi les contacts.
Lorsque des attaquants armés agressent un village ou attaquent un centre de traitement de l’Ebola, cela augmente la probabilité de propagation de la maladie et rend plus difficile la recherche des contacts. Le 27 février 2019, des agresseurs armés inconnus ont attaqué un centre de traitement à Butembo, tout en provoquant un incendie et échangeant des coups de feu avec les forces de l’ordre.
Les responsables de la santé déclarent que 38 personnes suspectées de souffrir de l’Ebola et 12 cas confirmés se trouvaient dans le centre lors de l’attaque. 4 personnes, qui étaient toutes confirmées, se sont enfuies. Seulement 3 jours auparavant, dans la ville voisine de Katwa, des agresseurs ont incendié un centre de traitement et tué une infirmière, selon un reportage de Reuters.
Le 20 avril 2019, des miliciens ont attaqué un centre de traitement et essayé d’y mettre le feu. La veille à Butembo, des attaquants ont tué un épidémiologiste camerounais, selon le Washington Post.
LES RUMEURS ENTRAVENT LES EFFORTS
Un rapport du ministère de la Santé de la RDC indique que le pourcentage de contacts connus a augmenté de 24 à 63 % entre octobre et décembre 2018, mais il a baissé à environ 10 % vers la mi-janvier 2019 à cause des troubles sécuritaires et politiques.
Le ministère recommande certaines méthodes pour renforcer la surveillance du mouvement des contacts pour ceux qui n’ont pas pu être suivis. Elles incluent la création d’équipes de surveillance mobiles pour rechercher les contacts perdus, le renforcement de l’aide psychosociale offerte aux contacts identifiés afin d’encourager leur participation, et la formation technique des coordinateurs pour qu’ils surveillent le personnel chargé de la recherche des contacts.
Toutefois, de tels efforts seront difficiles s’ils ne sont pas accompagnés d’un moyen de réfuter la foison de rumeurs qui circulent dans les zones affectées par l’Ebola. Dans un pays sujet à l’instabilité, la violence meurtrière et la suspicion vis-à-vis du gouvernement, les informations concernant cette maladie mystérieuse sont souvent accueillies avec méfiance.
Une étude publiée dans le journal Lancet Infectious Diseases (maladies infectieuses) décrit une enquête conduite auprès de 961 personnes dans les villes de Beni et Butembo. Selon l’enquête, plus d’un quart de ces personnes ne croient pas en l’existence de l’Ebola. Plus d’un tiers (36 %) ont déclaré que la maladie avait été inventée pour déstabiliser la RDC. Les chercheurs ont questionné ces personnes en septembre 2018 et publié leurs résultats vers la fin mars 2019.
Ces opinions se sont manifestées au moment où les responsables de la RDC invoquaient l’épidémie de l’Ebola comme justification pour repousser la participation de la région aux élections nationales. Le reste du pays a voté en décembre 2018 et a élu un nouveau président qui est entré en fonction en janvier 2019. Plus d’un million de personnes dans les zones affectées par l’Ebola n’ont pas pu voter avant le 31 mars 2019, et ce uniquement dans les élections parlementaires.
NBC News signale vers la mi-avril 2019 que certains résidents locaux pensent que la réponse illustre une combine d’ordre lucratif appelée « le commerce de l’Ebola ». Les centres de traitement sont gardés par les forces de sécurité, ce qui attire aussi l’attention. L’apparition de l’épidémie pendant la période électorale a fait croire à certains qu’il s’agissait d’une excuse pour empêcher les gens de voter. Cependant, après le vote, les conditions ont semblé s’améliorer.
Les agences d’aide prennent aussi des mesures supplémentaires pour dissiper les craintes des habitants. Eva Erlach, directrice du programme régional d’engagement communautaire de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), déclare à NBC News que l’organisation utilise des sacs mortuaires transparents « pour montrer aux familles que c’est bien leur proche qui est enterré, et non pas des pierres ou un cercueil vide ».
Ce genre de décision est basé sur des informations provenant de 800 bénévoles de la FICR qui ont recueilli 150.000 commentaires dans une base de données partagée avec d’autres organismes de secours. « En fin de compte, si vous n’établissez pas de liens avec les communautés, l’efficacité du système de traitement n’a pas d’importance », déclare à NBC News Tariq Reibl de l’organisme à but non lucratif International Rescue Committee.
UN ENGAGEMENT FACE À FACE
Lorsque le Dr Shako s’est retrouvé au milieu d’une foule menaçante à Butembo, son expérience l’a aidé à garder son sang-froid et à faire baisser les tensions de façon respectueuse. Moins de deux mois après être arrivés dans la ville, les intervenants apprennent qu’un petit garçon était mort de l’Ebola dans le village de Tinge, contrôlé par la dangereuse milice Maï-Maï. Le Dr Shako déclare alors à son équipe qu’ils doivent se rendre à Tinge pour vacciner la population. Accompagné d’une infirmière et d’un chauffeur, il voyage 45 minutes en voiture, puis 35 minutes à pied. Des douzaines de villageois s’étaient réunis pour pleurer la mort de l’enfant.
« Nous avons été accueilli par une femme qui nous a demandé ce que nous faisions dans son village, écrit le Dr Shako. Je lui ai dit que je devais voir le chef du village parce que j’avais quelque chose d’important à lui dire. Elle m’a montré du doigt sa maison. »
Dans la maison, il y avait 5 hommes, y compris le chef, assis à une table dans la salle à manger. Ils ont invité le Dr Shako à s’asseoir avec eux et ils ont partagé un repas qui incluait du saka saka (feuilles de manioc), du foufou (farine de manioc et eau) et un morceau de viande. Pendant que le Dr Shako était en train de manger, l’ambiance s’est allégée et une conversation a démarré. Le Dr Shako parla de l’Ebola et du vaccin, que les hommes ne connaissaient pas. Il leur dit comment le virus se propageait et comment l’en empêcher.
« Sans dire un seul mot, le chef du village sortit et réunit les villageois. Il leur dit quelques mots dans leur dialecte local tout en faisant de grands gestes, écrit le Dr Shako. Puis il permit à [l’infirmière] de dresser la liste de tous ceux qui étaient entrés en contact avec le petit garçon pour que nous puissions suivre la chaîne de transmission. 75 personnes en tout se sont présentées. »
Le jour suivant, tout le monde était vacciné. « Personne dans ce village n’a été infecté par le virus », écrit le Dr Shako.
Le contact entre le Dr Shako et un chef de village a suscité suffisamment de bonne volonté pour qu’il puisse en rencontrer d’autres, répondre à leurs questions et gagner leur confiance. Le ministre de la Santé de la RDC a contacté un autre leader des Maï-Maï, lequel s’est engagé à ce que ses combattants n’entravent pas les efforts contre l’Ebola.
« Il est toujours difficile de gagner la confiance lors d’une épidémie aussi mortelle, écrit le Dr Shako. Ceci prouve à nouveau que le respect, la compassion et l’humilité peuvent aller loin : jusqu’à sauver votre propre vie et la vie de tous les gens de la communauté. »