Les valeurs de la prochaine génération de leaders africains dans le secteur de la sécurité
DR KWESI ANING ET DR JOSEPH SIEGLE
Le rôle des professionnels africains de la sécurité a changé énormément au cours des dernières décennies. Les leaders d’aujourd’hui font face à une collection vertigineuse de défis provenant des milices armées, des organisations extrémistes violentes, du terrorisme, de la piraterie, de l’insurrection et de l’instabilité causée par les crises politiques, parmi tant d’autres. Ces menaces affectent les théâtres nationaux, régionaux et transnationaux, parfois en même temps. En conséquence, les professionnels africains contemporains de la sécurité doivent être extrêmement polyvalents.
Bien qu’une attention considérable soit prêtée aux défis de sécurité de l’Afrique, une réflexion relativement moindre concerne les acteurs du secteur de la sécurité eux-mêmes et la façon dont ils s’adaptent à l’environnement sécuritaire qui évolue rapidement.
Pour obtenir des données sur cette question, le Centre de formation international du maintien de la paix Kofi Annan et le Centre d’études stratégiques de l’Afrique ont conduit une enquête numérique anonyme de 742 professionnels africains actifs ou à la retraite du secteur de la sécurité dans 37 pays en avril 2017. L’enquête a évalué leurs attitudes dans une série de thèmes concernant les motivations, les valeurs, les expériences formatives et les menaces affrontées. Les participants représentaient les forces armées, la police et la gendarmerie, avec des grades allant du sergent au général. Dans le but de discerner des différences de perspective entre les générations, cette étude a comparé les résultats parmi les participants appartenant à quatre tranches d’âge égales entre 25 et 70 ans. Ces résultats ont été augmentés par 35 entretiens face-à-face pour fournir des informations qualitatives sur les sujets étudiés.
Éducation
Les résultats de l’enquête montrent que les plus jeunes professionnels de la sécurité commencent leur carrière à des niveaux d’éducation beaucoup plus élevés comparé à leurs homologues aînés. Parmi les participants de la tranche la plus âgée, 47 % avaient fait des études secondaires ou moins lorsqu’ils ont commencé leur carrière, comparé à 26 % pour le groupe le plus jeune. Inversement, 41 % de la tranche la plus jeune ont rejoint le service avec une licence, comparé à 30 % pour la tranche la plus âgée.
Les forces armées enregistrent le gain le plus élevé pour le niveau d’éducation de ses membres. 56 % de la tranche la plus jeune des participants militaires ont commencé leur service avec une licence, comparé à 26 % pour la tranche la plus âgée, soit un gain de 30 points sur plusieurs décennies. Les recrues de la police possèdent les niveaux d’éducation les plus bas parmi les services, un tiers d’entre eux ayant commencé avec une licence, soit à peu près le même pourcentage que pour ceux qui ont fait des études secondaires.
Reflétant un engagement croissant des services de sécurité africains envers le développement professionnel, 85 % des participants indiquent qu’ils ont eu des opportunités d’améliorer leurs qualifications éducatives depuis leur entrée au service. Celles-ci incluent des opportunités pour obtenir des certificats professionnels ou techniques, des licences et des maîtrises.
Motivations
Les gens cherchent une carrière dans le secteur de la sécurité pour un grand nombre de raisons : patriotisme, désir de protéger les autres, tradition familiale ou moyen d’avancement professionnel et économique. En général, il existe plusieurs raisons.
En réponse aux questions de l’enquête, des différences générationnelles importantes apparaissent dans les motivations pour rejoindre le service. La tranche la plus jeune est en tête de toutes les tranches d’âge pour mentionner le « service au pays » comme motivation primaire. 65 % de cette tranche d’âge donnent cette raison, comparé à 57 % pour la tranche la plus âgée. Inversement, il est beaucoup plus probable que les membres les plus âgés des services se sont engagés parce qu’un membre de la famille y travaillait.
La combinaison des niveaux d’étude plus élevés, de la motivation pour servir le public et des liens de famille moins fréquents au sein du service suggère qu’un changement s’est produit au niveau des raisons pour faire carrière dans le secteur de la sécurité. Les jeunes membres du service semblent avoir davantage d’aptitudes et d’options d’emploi, mais ils choisissent leur carrière dans le secteur de la sécurité. Cette tendance offre la perspective d’une force plus capable avec des normes de professionnalisme potentiellement plus hautes, un contrôle civil du secteur de la sécurité et des relations entre la société et l’état.
Valeurs
D’importantes différences institutionnelles sont aussi observées dans le domaine des valeurs. De fortes majorités de participants militaires, à des taux de 55 à 75 %, indiquent que les valeurs telles que le devoir, la responsabilité, l’honnêteté, le respect des citoyens et le professionnalisme caractérisent leur service. Par contraste, seule une minorité de participants de la police ou de la gendarmerie, allant de 38 à 44 %, déclarent que ces valeurs reflètent leur institution.
Deux valeurs, « service au public » et « basé sur le mérite », n’ont eu de grand écho dans aucun service. Une minorité de participants de l’armée (46 %), la gendarmerie (38 %) et la police (25 %) pensent que ces valeurs caractérisent leur institution. Ces écarts soulèvent d’importantes questions sur la perception de l’objectif et du caractère équitable des institutions de sécurité.
En outre, le facteur de l’âge est important dans le processus d’identification des valeurs. L’identification des jeunes avec ces valeurs est moins probable que pour les générations aînées, et cela de façon uniforme. Par exemple, seulement 32 % de la tranche des plus jeunes s’identifient avec la valeur du « service au public ». Cela est particulièrement notable puisque ce groupe avait indiqué que le souhait de « servir le pays » était le facteur le plus important de leur recrutement.
De fortes divergences sur les valeurs sont aussi constatées en fonction du sexe. Les participantes ont affecté une valeur quelconque à leur institution à des taux de seulement 25 à 45 %. Ces différences d’âge et de sexe peuvent refléter une érosion de la morale institutionnelle chez les jeunes membres des services et chez les femmes. Alternativement, elles peuvent révéler un plus grand désir d’autocritique constructive de la part des plus jeunes générations et des membres féminins des services, qui cherchent à réformer des secteurs de leur institution sujets à une perception de carence.
Le type de régime affecte les perceptions
L’enquête révèle aussi des différences notables sur la perception des risques selon le type de régime. En particulier, les professionnels de la sécurité dans des pays autocratiques ont une probabilité quatre fois plus grande d’énumérer les troubles sociaux, les crises politiques ou les organisations extrémistes violentes comme menaces sérieuses, comparé à ceux des pays démocratiques. Par exemple, seulement 11 % des participants provenant de démocraties pensent que les crises politiques menacent sérieusement leur pays. Par contraste, 41 % de ceux qui proviennent d’autocraties pensent qu’il y a des risques de sécurité sérieux liés à une crise politique.
Formation et création d’une identité
L’un des plus solides résultats de cette enquête est l’importance retentissante attribuée à la formation internationale. Quelque 97 % des participants considèrent que la formation internationale est positive. En outre, les participants identifient la formation internationale comme l’expérience de formation la plus importante pour façonner l’identité de leur carrière. Ce point de vue est particulièrement fort dans les trois tranches plus âgées. Pour la plus jeune tranche, la formation nationale est mentionnée comme facteur le plus influent, suivie par la formation internationale.
Les participants militaires se sont distingués, dans un rapport de 2 contre 1, en affirmant l’importance de la formation internationale comparé à la formation nationale pour obtenir une expérience influente capable de façonner leur carrière. Toutefois, cette tendance ne s’étend pas à la police et la gendarmerie, qui évaluent les formations nationale et internationale comme ayant une influence équivalente.
La valeur de la formation internationale comme expérience formative est fortement validée dans les entretiens. Les membres des services mentionnent l’expérience intellectuelle et professionnelle enrichissante, l’exposition aux collègues d’autres pays affrontant des défis semblables, le renforcement des perspectives sur la sécurité régionale, l’établissement de relations durables et l’exposition à différentes technologies comme étant quelques-uns des bénéfices incontestables qu’ils ont obtenus avec ces expériences.
Il est notable que le maintien de la paix soit aussi hautement évalué comme expérience formative. Malgré l’orientation nationale de la police, le maintien de la paix est mentionné comme étant leur plus grande influence. Cela peut refléter la fréquence croissante des déploiements de policiers dans les opérations de paix, et l’influence de ces expériences sur l’auto-identité et le professionnalisme. Pour la gendarmerie, les expériences de maintien de la paix sont évaluées au même niveau que la formation nationale et internationale. Pour les participants militaires, elles sont en deuxième position, après la formation internationale.
Implications
Les résultats de cette recherche décrivent un secteur africain de la sécurité qui est mieux éduqué, engagé envers le service et désireux de renforcer sa capacité. En outre, 92 % des participants indiquent que leurs attentes sont satisfaites. Cela suggère un récit généralement positif pour les forces africaines de sécurité. Il semble que cela ait été fortement facilité par l’engagement des gouvernements africains visant à soutenir les progrès éducatifs des membres de leurs services. Cela crée une force de sécurité de mieux en mieux éduquée, avec l’exception partielle de la police, dont les membres restent derrière les militaires et les gendarmes en ce qui concerne leur niveau d’études en début de carrière et leurs progrès ultérieurs.
Le soutien continu pour des opportunités de développement de capacité par l’éducation, la formation nationale et la formation internationale est important pour maintenir cette tendance positive. Étant donné la demande énorme pour la formation internationale et les avantages de celle-ci, le renforcement continu des institutions éducationnelles militaires professionnelles sur le continent a une grande valeur.
Les différences d’âge et de sexe concernant la perception des valeurs institutionnelles fournissent un point d’entrée potentiellement important pour la réforme dans le cadre d’un programme de renforcement de l’institution. Les questions qui méritent une attention particulière sont celles concernant les valeurs du « service au public » et « basé sur le mérite », qui sont mal classées par toutes les tranches d’âge et tous les services, mais surtout par les jeunes et les femmes. Pourquoi les membres des services pensent-ils que leur institution ne possède pas ces attributs ? Qu’est-ce qu’ils aimeraient changer ? L’analyse de ces questions et les initiatives correctives qu’elle peut susciter devraient être une priorité pour ceux qui veulent renforcer les institutions africaines de sécurité.
Les résultats de cette recherche soulignent aussi l’importance croissante des opérations de maintien de la paix sur l’identité et le professionnalisme des forces africaines de sécurité. Le potentiel d’un déploiement pour le maintien de la paix est un facteur motivant important pour les jeunes recrues et constitue une expérience formative de plus en plus influente pour les membres des services et leurs institutions. Alors que le maintien de la paix assume une responsabilité plus centrale dans la mission des forces africaines de sécurité, leurs membres accueillent ce rôle et souhaitent améliorer leur efficacité et les leçons qu’ils obtiendront avec ces expériences. Il serait donc utile que les gouvernements africains et leurs partenaires internationaux continuent à renforcer cette capacité.
En résumé, l’enquête décrit une situation généralement positive. Les professionnels africains de la sécurité sont éduqués de mieux en mieux, engagés dans leur carrière et désireux d’apprendre davantage. Ils considèrent leur profession comme une vocation et souhaitent mériter ses plus hautes valeurs. Pour les leaders militaires et civils du continent, le défi consiste à exploiter ce talent et cette énergie pour répondre aux enjeux complexes de sécurité du 21ème siècle.
Le Dr Kwesi Aning est directeur de la faculté des affaires académiques et de la recherche au Centre international de formation de maintien de la paix Kofi Annan à Accra, au Ghana. Le Dr Joseph Siegle est directeur de la recherche pour le Centre d’études stratégiques de l’Afrique à Washington, DC.