L’étude des communications publiques de Boko Haram peut éclairer sa stratégie
PERSONNEL D’ADF
En juillet 2011, le gouvernement du Nigeria annonce des plans pour demander aux sociétés de télécommunication de mettre à disposition des lignes téléphoniques sans frais pour que les civils puissent rapporter les activités de Boko Haram. Plusieurs mois plus tard, le porte-parole des insurgés Abou Kaka menace d’attaquer les fournisseurs de service et les bureaux de la Commission des communications du Nigeria (NCC).
« Nous avons réalisé que les opérateurs de téléphones portables et la NCC assistaient les agences de sécurité pour suivre et arrêter nos membres en effectuant des écoutes de leurs lignes et en permettant aux agents de sécurité de déterminer la position de nos membres », annonce Abou Kaka selon un article du Dr Freedom Onuoha publié en 2013 sur le site Web E-International Relations.
Huit mois plus tard, Boko Haram concrétise la menace d’Abou Kaka. Le groupe militant lance une attaque de deux jours contre les tours de télécommunication appartenant à plusieurs fournisseurs dans cinq villes : Bauchi, Gombe, Kano, Maiduguri et Potiskum. Abou Kaka annonce que Boko Haram a lancé les attaques contre les tours « à cause de l’assistance qu’elles fournissaient aux agents de sécurité ». Parmi les 530 stations de base de télécommunication endommagées au Nigeria en 2012, Boko Haram en est responsable pour 150.
L’attaque des fournisseurs de services de télécommunication illustre un aspect important des messages de Boko Haram. Le groupe utilise souvent sa messagerie publique comme signe avant-coureur des événements à venir. Bien qu’il puisse sembler absurde de révéler à l’avance les cibles probables des attaques, le chercheur Omar S. Mahmood de l’Institut pour les études de sécurité (ISS) déclare à ADF que cette tactique pourrait aider Boko Haram à atteindre deux objectifs importants. Premièrement, elle peut l’aider à obtenir des concessions par intimidation, par exemple la libération des détenus.
« L’autre objectif est un message assez fort, opine M. Mahmood : Boko Haram déclare ouvertement qu’il va attaquer X pour ces raisons, puis il le fait. Cela sert seulement à rendre son prochain avertissement encore plus intimidant et efficace. »
LES MESSAGES ANNONCENT LES ATTAQUES
Dans son article de mars 2017 pour l’ISS intitulé « Plus que de la propagande : un examen des messages publics de Boko Haram », M. Mahmood montre qu’un nombre important de messages de Boko Haram entre 2010 et 2016 contiennent des avertissements et menacent la violence. En fait, parmi les 145 messages analysés, les avertissements et les menaces constituent le deuxième thème le plus fréquent des messages du groupe.
« Étant donné la prolifération des avertissements dans les messages de Boko Haram, particulièrement pendant les longues diatribes de son leader Abubakar Shekau dans lesquelles il accuse essentiellement tous ceux qui l’opposent, il peut être difficile de distinguer entre une menace légitime et une fanfaronnade, écrit M. Mahmood. Mais une lecture attentive de la situation peut déterminer ce que pourrait être la prochaine cible de Boko Haram, laquelle conduirait plus probablement à une action si elle était liée à une doléance spécifique et formulée. »
Boko Haram démontre encore plus cette tendance dans ses menaces contre les écoles. En janvier 2012, Abubakar Shekau s’était plaint publiquement des allégations de mauvais traitement à l’égard des écoles islamiques et de leurs élèves, et il avait menacé de lancer des attaques.
Ici aussi, Boko Haram est allé au bout des choses. De janvier au début de mars 2012, les militants détruisent au moins une douzaine d’écoles dans la région de Maiduguri dans l’État de Borno. Vers le 20 février 2012, les trois premières écoles sont incendiées. Six jours plus tard, Boko Haram déclare que les attaques sont des ripostes contre les raids de l’état sur les écoles islamiques, selon Human Rights Watch. Du 26 au 29 février, les militants incendient au moins quatre écoles et le 1er mars ils en brûlent cinq de plus.
Les liens entre les messages et les attaques peuvent aussi être constatés dans l’assaut lancé par Boko Haram contre les médias nigérians et contre l’industrie pétrolière du pays. Alors qu’Abou Kaka se plaint que les médias donnent une image fausse de Boko Haram, les insurgés attaquent à la bombe les bureaux du journal This Day à Abuja et Kaduna en avril 2012. La colère de Boko Haram contre This Day provient d’un article vieux de 10 ans sur le concours de Miss Monde publié dans ce journal, que certains Musulmans jugent blasphématoires. Des protestations pacifiques avaient déjà eu lieu pendant la période précédant le concours mais l’article suscita des affrontements violents entre Chrétiens et Musulmans qui firent environ 250 morts, selon Human Rights Watch.
Le concours de 2002, prévu initialement pour avoir lieu au Nigeria, fut finalement relocalisé à Londres, mais la colère de Boko Haram culmine dans des attaques qui se produisent plusieurs années après.
Un mois après l’attaque contre This Day, Boko Haram publie une vidéo de 18 minutes qui divise les médias nigérians en trois groupes, selon sa perception de leurs transgressions. This Day est seul placé dans le premier groupe à cause de l’incident de Miss Monde et d’autres infractions discernées. Le deuxième groupe inclut plusieurs journaux et une station de radio. Le narrateur déclare que ces médias seront attaqués prochainement. La troisième catégorie comporte des organisations médiatiques qui feront face à des attaques si elles sont imprudentes. Elle inclut d’autres journaux, un service de radio international et un site Web.
En juin 2014, un kamikaze fait exploser une bombe à l’extérieur d’une raffinerie de pétrole à Lagos. M. Mahmood écrit que la décision d’attaquer la raffinerie si loin de la base principale de Boko Haram représente probablement un assaut contre les sources de financement de l’état, plutôt qu’une preuve de récrimination contre l’industrie pétrolière. Des attaques similaires ne se sont pas produites et les messages concernant les intérêts pétroliers ont été rarement répétés. « Plutôt que de surgir de nulle part, l’assaut a été présagé par des messages de Boko Haram en février, mars et mai de cette année [2014], indiquant son engagement et sa capacité à aller jusqu’au bout, même avec des promesses considérées irréalistes à l’époque », écrit M. Mahmood.
OTAGES ET PRISONNIERS
L’acte le plus notoire de Boko Haram est le kidnapping de 276 lycéennes de Chibok en 2014. Le 14 avril, les militants attaquent un pensionnat de Chibok, dans l’État de Borno, en pleine nuit. Les insurgés font irruption dans les dortoirs, chargent les jeunes filles dans des camions et s’enfuient. Certaines fillettes sautent dans les buissons alors que les camions s’éloignent, ce qui laisse 219 enfants en captivité. Cette atrocité est condamnée mondialement mais a un parallèle dans une doléance de longue date de Boko Haram : le souhait de libération de ses membres incarcérés.
Les négociations et les conditions constituent le troisième thème le plus fréquent des messages analysés par M. Mahmood. Il écrit : « La demande que tous les membres incarcérés de Boko Haram soient remis en liberté est un refrain répétitif des messages. »
Pendant la période précédant le rapt de Chibok, Abubakar Shekau fait référence au moins sept fois en 2012 et 2013 aux femmes et aux enfants des insurgés détenus, et il accuse les fonctionnaires fédéraux d’avoir kidnappé les membres des familles des insurgés. En 2012, le porte-parole Abou Kaka déclare : « Nous commencerons bientôt à kidnapper les femmes et les enfants de toutes les personnes qui ont participé à l’arrestation de nos femmes et nos enfants. »
En octobre 2016, après plusieurs mois de négociations, Boko Haram libère 21 des jeunes filles de Chibok en échange d’une rançon monétaire, selon un reportage du Daily Trust. En mai 2017, les insurgés échangent 82 autres jeunes filles contre cinq leaders militants.
AUGMENTATION DE LA VIOLENCE, ADHÉSION À EIIL
Boko Haram s’est développé entre 2009 et 2012 en tant qu’insurrection locale. En 2013, son désir d’entreprendre des opérations régionales se manifeste avec le kidnapping d’une famille française au Cameroun, première action transfrontalière du groupe contre le voisin du Nigeria. Le groupe déclare que ce kidnapping est une réponse à l’arrestation des membres de Boko Haram au Cameroun. À partir de là, les opérations se multiplient au Cameroun en 2014 et dès le début 2015 Abubakar Shekau se moque ouvertement aussi des présidents du Tchad et du Niger.
« Cela coïncide avec les premières opérations violentes de Boko Haram dans ces deux pays en février 2015, ce qui démontre encore une fois l’étroite correspondance entre les messages et les actions du groupe, et ce qui confirme l’élargissement de sa lutte à la région du lac Tchad », écrit M. Mahmood.
C’est environ à cette date que le groupe d’insurgés prête allégeance à EIIL. Un nouveau compte Twitter en langue arabe qui prétend être l’organe officiel d’un nouveau groupe médiatique de Boko Haram est lancé. Il est appelé Al-Urwah al-Wuthqa, selon un reportage de la BBC.
L’alignement avec EIIL marque le début d’une grande série de changements dans les messages de Boko Haram. Jusqu’alors, les messages étaient étroitement liés à ce que le groupe subissait ou accomplissait. Ernest Ogbozor, étudiant en doctorat nigérian à l’Université George Mason aux États-Unis, déclare que sa recherche indique trois phases distinctes dans les messages de Boko Haram, dont l’alignement avec EIIL est le point culminant.
La première phase, de 2009 à 2012 environ, se concentre sur les doléances, le recrutement et les représailles. En 2009, les forces nigérianes tuent le fondateur Mohamed Yusuf, détruisent des mosquées et perturbent leur mécanisme de prêt par micro-crédit. « Le groupe se retrouve alors sans rien », déclare M. Ogbozor, en ajoutant que les messages visent à transformer ces doléances en appui populaire.
La période la plus forte de Boko Haram est de 2013 à 2015, lorsqu’il capture et conserve un territoire, et lorsqu’il enregistre des victoires contre les forces armées. Les messages de l’époque se concentrent sur l’éloge des succès territoriaux et militaires.
Dès la fin 2015 et dans l’ensemble de 2017, les assauts militaires nigérians et régionaux commencent à peser sur Boko Haram. « Donc au lieu de faire ses propres éloges, le message change pour chercher à rester pertinent », déclare M. Ogbozor. « C’est alors que Boko Haram fait allégeance à l’État islamique. »
DIVISION DU GROUPE ET DES MESSAGES
En août 2016, Boko Haram se divise en deux factions, l’une dirigée par le porte-parole pugnace Abubakar Shekau et l’autre par Abou Mosab al-Barnaoui, leader choisi par EIIL. Bien qu’Abubakar Shekau ait prêté allégeance à EIIL en 2015, le groupe se fatigue rapidement de sa gestion de la guerre contre les forces régionales et de son penchant pour cibler les civils, déclare M. Mahmood. La faction al-Barnaoui se sépare, et ce changement suscite des différences dans les messages.
Abubakar Shekau était présenté de façon hautement visible dans les messages de Boko Haram. Peu après avoir prêté allégeance à EIIL, cela prend fin. La faction al-Barnaoui commence à publier des séries de photos thématiques sur les réseaux sociaux pour souligner les aspects non militaires de la lutte du groupe, notamment la gouvernance, la justice et les services que Boko Haram peut fournir du fait de sa participation à EIIL.
La division laisse aussi la faction al-Barnaoui alignée sur EIIL comme grande gagnante en termes de longévité et de létalité potentielles, déclare M. Mahmood. La branche d’Abubakar Shekau essaie seulement de survivre, mais elle utilise toujours les logos d’EIIL dans les messages.
DES RECOMMANDATIONS POUR AGIR
M. Mahmood déclare qu’une recherche supplémentaire est nécessaire pour déterminer si les messages de Boko Haram trouvent un écho parmi les populations locales. Il déclare qu’il est possible que les messages de Boko Haram ne soient pas particulièrement efficaces au niveau local. Dans ce cas, les efforts pour contrecarrer ces messages pourraient ne pas non plus aboutir. Toutefois il écrit : « Les messages de Boko Haram offrent un aperçu du groupe, qui sans eux resterait largement énigmatique et obscur. … Les messages peuvent donc exposer des informations importantes en plus de simplement servir d’outil de propagande, et ils devraient donc être étroitement surveillés. » Il suggère que les observateurs :
- Continuent à rechercher les effets des messages de Boko Haram sur les populations locales, en se concentrant sur le recrutement. Cela conduira ainsi à des programmes plus efficaces pour réduire cette influence.
- Analysent les messages de Boko Haram pour déterminer les changements dans les divisions du groupe ou l’identification de nouvelles cibles.
- Continuent à frustrer les messages de Boko Haram en détenant les opérateurs médiatiques ou en éliminant les affichages sur les réseaux sociaux. De telles tactiques peuvent diminuer les messages ou faire cesser certaines pratiques, notamment l’utilisation des réseaux sociaux.
- Réduisent les pénalités et la stigmatisation de ceux qui regardent les messages de Boko Haram, pour ne pas augmenter leur attrait. Les diatribes interminables peuvent en fait présenter le groupe comme négatif et lunatique.
- Équilibrent la couverture médiatique factuelle des messages de Boko Haram avec le besoin de limiter sa portée. Des consignes de reportage prudentes peuvent empêcher les médias de devenir un outil de propagande.
« Les messages révèlent beaucoup leur stratégie, déclare M. Mahmood. Les deux vont ensemble, et il est donc important d’examiner attentivement ces aspects car ils peuvent bien nous informer sur ce mouvement. »