Entretien avec l’ambassadeur Francisco Madeira, chef de la Mission de l’Union africaine en Somalie.
PHOTOS DE L’AMISOM
En décembre 2015, l’ambassadeur Francisco Madeira a été désigné représentant spécial de l’Union africaine en Somalie et chef de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). Originaire du Mozambique, Francisco Madeira est l’un des plus éminents diplomates de l’Afrique. Il a participé à la délégation qui a négocié la fin de la guerre civile au Mozambique en 1992. Il a été l’envoyé spécial du président de l’UA à São Tomé et Príncipe suite au coup d’État de 2003 dans ce pays. De 1999 à 2010, il a été envoyé spécial pour les Comores. Il a siégé au Parlement national du Mozambique de 2005 à 2010. Depuis 2010, il est le représentant spécial de l’UA pour la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme et le directeur du Centre africain d’étude et de recherche sur le terrorisme, établi à Alger. En 2011, il a été nommé envoyé spécial de l’UA, chargé de la question de l’Armée de Résistance du Seigneur (LRA). Cette interview a été résumée pour des raisons d’espace.
ADF : Votre carrière s’est déroulée sur des dizaines d’années, et vous avez joué un rôle de médiateur dans plusieurs conflits ayant éclaté dans l’ensemble du continent. D’après votre expérience, quelles sont les compétences essentielles d’un médiateur ?
AMBASSADEUR MADEIRA : Ce que j’ai appris avec certitude c’est que, quelles que soient les approches persuasives que vous pouvez adopter, quelles que soient vos qualités pour ce travail, quel que soit le degré de fermeté dont vous pouvez faire preuve, si l’une ou l’autre partie n’est pas encore prête pour la négociation, vous n’arriverez à rien. Elles feront semblant de négocier, elles feront durer les choses et elles emploieront des manœuvres dilatoires. Elles doivent être prêtes pour les négociations. Et être prêtes peut signifier arriver à la conclusion que leur stratégie ne leur permettra pas d’obtenir ce qu’elles veulent. Il se peut aussi que vous deviez leur montrer que la façon dont elles s’y prennent ne mène à rien, et que pour elles c’est une stratégie perdante. C’est pourquoi parfois j’ai le sentiment qu’une certaine forme de pression — diplomatique, grâce à l’aide de partenaires stratégiques — peut jouer un rôle. Nous ne pouvons pas automatiquement nous contenter d’appeler à des négociations. Il faut que l’autre camp ressente la nécessité de négocier. S’il ne ressent aucune pression, alors il n’a aucun intérêt à négocier. S’il a l’impression qu’en continuant de faire ce qu’il fait il pourrait affaiblir l’autre camp, c’est ce qu’il fera. Aussi devons-nous être en mesure de montrer aux deux camps qu’ils ont intérêt à trouver une solution négociée, parce que dans le cas contraire personne ne s’imposera. S’ils comprennent cet argument, alors la situation peut être débloquée.
ADF : Comment votre expérience préalable vous prépare-t-elle à vos nouvelles fonctions de chef de l’AMISOM ?
AMBASSADEUR MADEIRA : J’essaierai de mettre à contribution toutes mes compétences, quelles qu’elles soient, mais pour moi, il est tout à fait clair que l’on ne peut pas tout faire tout seul. Nous devons travailler avec tous ceux qui peuvent apporter leur concours à cet effort. Je recherche donc des personnes d’expérience venant de tous les horizons, de l’économie, de la politique, de la société civile et de tout ce qui s’y rattache. Je sais que cela doit nécessairement impliquer les militaires, les diplomates, les responsables politiques, les anciens, les chefs de clans, les femmes et les enfants. D’autre part, il nous faut disposer de très bons experts techniques et de fonctionnaires connaissant bien la situation. Nous les rencontrons, nous recevons leurs conseils et nous vérifions ces conseils en fonction de la réalité et des faits sur le terrain.
ADF : Au cœur de l’instabilité permanente en Somalie se trouve l’effet déstabilisant du groupe terroriste al-Shebab. À partir de votre expérience à titre de directeur du Centre africain d’études et de recherches sur le terrorisme, qu’avez-vous appris sur les raisons pour lesquelles des jeunes gens rejoignent les groupes extrémistes ?
AMBASSADEUR MADEIRA : Ce qu’il est important de garder à l’esprit c’est que le terrorisme est un crime politique. Étant un crime politique, il poursuit des objectifs politiques. Ces gens sont donc des individus qui veulent accéder au pouvoir pour exercer une influence ou, dans ce cas, implanter le soi-disant califat islamique qui s’étendrait au monde entier à partir du Moyen-Orient. C’est un objectif politique. À ce titre, il leur faut des recrues qui travaillent avec eux. Ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes. Aussi exploitent-ils tout ce qu’ils peuvent trouver pour persuader les gens de les rejoindre. Les jeunes représentent la tranche la plus [nombreuse] de la population, et en même temps certains d’entre eux sont naïfs. Ils peuvent aisément être persuadés, qu’ils aient fait ou non des études. C’est en particulier le cas s’ils ne trouvent pas leur place dans la société dans laquelle ils se trouvent. S’ils ne sont pas intégrés, ils ont le sentiment d’être marginalisés, isolés et exclus. Ces choses peuvent les mener à la radicalisation. Malheureusement, ces groupes extrémistes ont développé de nombreuses compétences concernant la manière d’approcher et de préparer ces jeunes gens et finalement de les gagner à leur cause. Nous avons donc besoin d’ouvrir un front en vue de réduire le nombre des jeunes gens qui sont vulnérables à la radicalisation et à l’extrémisme violent. Nous ne pouvons faire cela, dans le cas de la Somalie, que si un gouvernement opérationnel est en place.
ADF : Il semble que vous ayez la conviction que la radicalisation prospère en l’absence d’un État viable. Lorsque l’État n’est pas présent et n’accomplit pas ses missions, les groupes radicaux ont encore plus de crédibilité.
AMBASSADEUR MADEIRA : C’est le message que je m’efforce de faire passer. Pour nous, il est nécessaire que le gouvernement de la Somalie soit une entité viable dont la présence puisse se faire sentir dans chaque région et district et réponde aux besoins et aux exigences de la population. L’État doit être en mesure de former des soldats, des officiers du renseignement et des policiers afin d’assurer la loi et l’ordre, et doit également pouvoir rémunérer ces personnes. Parce que si vous ne versez pas de salaires, ces gens emmèneront avec eux les compétences que vous leur avez données et ils iront ailleurs. Seul un gouvernement viable, avec des institutions qui fonctionnent, peut accomplir ces actions. Cela doit être considéré comme quelque chose qui est issu de la population et non comme une entité extérieure qui s’imposera à elle ou qui sera utilisée pour imposer un clan au détriment d’un autre clan.
ADF : Le fait que des adolescents venant des États-Unis, du Canada et de l’Europe ont voyagé jusqu’en Somalie pour rejoindre al-Shebab est un phénomène alarmant. Ces jeunes gens radicalisés ne correspondent pas à un profil habituel. Nombre d’entre eux viennent de familles instruites, issues de la classe moyenne attendant beaucoup de la vie. Beaucoup n’ont pas eu de formation religieuse, voire aucune, avant leur radicalisation. Que peuvent faire les gouvernements pour faire face à ce problème ?
AMBASSADEUR MADEIRA : J’ai certainement l’impression que nous n’avons pas encore gagné la bataille des récits démystificateurs. Il nous faut développer des récits démystificateurs convaincants qui montrent que ce que ces groupes radicaux transmettent sont des mensonges, des manipulations, et qu’il ne faut pas les croire. Malheureusement, notre machine de propagande n’est pas assez élaborée pour être en mesure de persuader ces jeunes gens du contraire. Ces groupes radicaux réussissent parce que, dans nos sociétés, il existe des situations d’injustice et d’iniquité dont, une fois qu’elles sont exploitées par ces extrémistes, nous ne sommes pas en mesure de contester la réalité, parce qu’elles sont vraies. Il y a de la corruption dans nos sociétés. Il y a une insuffisance de nourriture alors que quelques-uns ont tant. Nous pratiquons la démocratie, mais ce que nos dirigeants sont en train de faire est une chose complètement différente. Au lieu du principe « un homme, une voix », ils achètent les voix ; ils manipulent et prolongent leurs mandats lorsque ceux-ci ont pris fin. Ces choses affectent notre capacité et le sérieux avec lequel nous pouvons être considérés par la jeunesse. Nous voulons dire que notre système démocratique est bien meilleur que les actions de ces individus violents. Ce que j’ai appris c’est que la lutte contre le terrorisme est un combat contre tous ces maux existant dans notre société, lesquels sont exploités par les groupes terroristes afin de gagner ces jeunes à leur cause.
ADF : Donc, pour combattre l’efficacité d’une certaine propagande extrémiste, il faut améliorer les conditions sur le terrain ?
AMBASSADEUR MADEIRA : La radicalisation est un processus extrêmement individuel, personnel. Mais si vous allez parler avec certains de ces individus qui se sont retrouvés dans cette situation, ils vous disent qu’ils ont rejoint ce groupe parce qu’un groupe ethnique a commis des crimes contre leur groupe ethnique. Ou bien ils disent qu’ils l’ont rejoint parce que leur père a été emprisonné sans justification, ou parce qu’ils veulent la justice. Certains disent l’avoir rejoint après avoir été brusquement privés de leur emploi parce qu’un dirigeant voulait cette place pour son fils. Ils disent aussi, par exemple, qu’après avoir quitté l’université, déambulant dans les rues de leur ville, ils s’aperçoivent que seuls ceux qui ont des relations obtiennent des emplois. Ce sont des choses que nous avons besoin de rectifier. Évidemment, toutes les personnes qui sont confrontées à ces situations ne se tournent pas vers le terrorisme, mais dans certaines conditions, lorsque ces choses s’accumulent et que nous sommes en présence d’agents de radicalisation tels que l’EI, elles peuvent conduire au terrorisme.
ADF : Au fur et à mesure qu’al-Shebab est vaincu sur le champ de bataille ou que les combattants choisissent de déposer les armes et de faire défection, un grand nombre de personnes auront besoin d’être déradicalisées et réintégrées dans la société. Comment pensez-vous que ceci devrait être accompli ?
AMBASSADEUR MADEIRA : Tout d’abord, il nous faut examiner le processus de DDR [désarmement, démobilisation et réintégration]. Nous devons désarmer ces jeunes gens. Ensuite, il nous faut trouver des psychologues afin de se pencher sur chacun d’entre eux et examiner le contexte de leur cheminement et essayer de les ramener à la société afin qu’ils puissent devenir des citoyens utiles au sein de leur communauté. Pour cela, il nous faut disposer en aval des ressources de déradicalisation permettant d’agir sur les facteurs idéologiques, sociaux et économiques de leur cheminement. Nous devons donner à ces individus les compétences leur permettant de discerner le bien du mal, de comprendre la manière dont ils ont été trompés par ces groupes terroristes, de se rendre compte du caractère mensonger de l’idéologie à laquelle ils ont adhéré et que la vie n’est possible que dans le cadre de la tolérance mutuelle. Ils doivent se rendre compte que nous sommes une société qui n’est pas constituée que d’un seul type de personnes. Il y a des chrétiens, des musulmans, des animistes, des athées, donc il faut que les gens s’acceptent les uns les autres et non qu’ils essaient d’imposer leur volonté à autrui. Nous avons besoin de programmes de réintégration sociale et d’un partenariat fort entre le gouvernement, la société civile, les intellectuels, les universitaires et les médias. Il faut faire en sorte que ceux-ci travaillent ensemble, et il faut le faire maintenant. Parce que, au moment où je vous parle, il y a certains membres d’al-Shebab qui se sont rendus. Ils arrivent, nous les recevons, nous essayons de les déradicaliser, mais nous manquons de moyens et ils ne savent même pas s’ils auront quelque chose à manger ce soir-là. Donc, après quelque temps, ils retournent vers le groupe. Nous devons nous employer à trouver une solution dès à présent.
ADF : Pendant plusieurs années, al-Shebab a déclaré son allégeance à al-Qaida. Toutefois, il y a eu de la part de l’EI quelques ouvertures signifiant qu’il voulait constituer une alliance avec al-Shebab et élargir l’ampleur géographique de ses activités à la Somalie. Jusqu’à quel point êtes-vous inquiet de la perspective que ceci puisse se produire et intensifier le conflit ?
AMBASSADEUR MADEIRA : Chaque jour, à Mogadiscio, j’entends parler de confrontations entre deux factions d’al-Shebab parce que certains veulent rejoindre l’EI et d’autres veulent rester au sein d’al-Qaida. Cette question continue de se poser. C’est donc possible, et il ne serait guère surprenant qu’un jour ou l’autre l’un de ces groupes fasse officiellement allégeance à l’EI. À partir de là, si l’EI vient en Somalie et que ce pays devient ce qu’ils appellent une province du califat, ce serait un problème grave. Nous savons que l’EI a des compétences en matière de combat, qu’il a la capacité de fabriquer des bombes, et aussi qu’il a des fonds. Ceci pourrait renforcer le pouvoir de nuisance d’al-Shebab. Il nous appartient de faire de notre mieux pour éviter que cela ne se produise. Il nous faut améliorer notre capacité à collecter des renseignements, à infiltrer al-Shebab et à savoir à quel niveau s’établit ce contact avec l’EI. En particulier à l’heure actuelle, alors que l’EI subit des défaites en Syrie et en Irak, ces gens pourraient essayer de venir en Somalie et ailleurs en Afrique pour tenter d’échapper à la pression qui pèse sur eux. Aussi devons-nous être mieux préparés, mieux armés, plus mobiles et disposer de davantage de ressources nous permettant de faire face à la survenance de ce danger potentiel.
ADF : L’AMISOM arrive à la fin de sa neuvième année et a enregistré de nombreux succès. Quels sont vos buts primordiaux pour votre mandat à la tête de l’AMISOM ?
AMBASSADEUR MADEIRA : Tout d’abord, je tiens à remercier mes prédécesseurs pour le bon travail qu’ils ont accompli. Ensuite, le problème de la Somalie se joue sur deux fronts importants. Il y a d’abord le front politique. Nous devons continuer à travailler sur la question de la réconciliation politique, de la réintégration nationale et de l’unité. Nous devons faire en sorte que le pays organise des élections qui soient crédibles. Naturellement, c’est un peu difficile, et n’oubliez pas que les premières élections ont été délimitées en fonction des clans. Nous devons nous assurer que cette élection à venir [en 2016] représentera une amélioration par rapport à l’approche antérieure en matière électorale. Il faut que ce soit quelque chose qui devienne plus démocratique ou au moins soit sur la voie d’une meilleure approche démocratique. Quelque chose qui soit plus inclusif dans le sens que ce ne serait pas seulement les chefs de clans qui dirigeraient tout, mais également d’autres segments de la société tels que les jeunes et les femmes. Tout comme la gouvernance, la population doit être légitimée, aussi devons-nous orienter notre programme d’action à cet effet.
Ensuite, il faut poursuivre la stabilisation du pays afin d’être en mesure d’établir la présence, la pertinence et la réactivité de ces institutions gouvernementales. Naturellement, nous nous réjouissons que les administrations provisoires deviennent des composantes de l’État fédéral de Somalie. Nous voulons donc que ces administrations provisoires deviennent une entité qui puisse être acceptée par les populations qu’elles représentent. À cet effet, nous avons besoin d’un renforcement et d’une stabilisation du pays. Cela signifie qu’il faut donner à l’AMISOM les capacités de continuer à mener à bien des opérations militaires décisives contre al-Shebab, afin de dégrader ses capacités jusqu’au point où la gouvernance soit possible. Il nous faut renforcer les capacités de la police régionale, de l’Armée nationale somalienne, des services du renseignement, pour que ces entités puissent apporter à la population la sécurité dont elle a besoin. Bien évidemment, nous sommes actuellement présents. Nous sommes constitués de troupes africaines venant de plusieurs pays d’Afrique. Cependant, un jour ou l’autre, nous devrons quitter la Somalie, aussi devons-nous préparer la Somalie à reprendre les rênes et à maintenir la loi et l’ordre ainsi que la stabilité dans le pays.
Il y a un certain temps déjà que l’AMISOM a pu démanteler les positions d’al-Shebab et s’en emparer, lorsque ses membres administraient le territoire. Ces positions étaient visibles donc nous avons pu les cibler et les éradiquer. Aujourd’hui, al-Shebab a changé de tactique. Il s’est scindé en plusieurs petits groupes. Il a créé un groupe de renseignement mobile, actif et tenace, l’Amniyat, et il dispose d’un réseau d’espionnage élaboré. Nous, au niveau de l’AMISOM, de la SNA [Armée nationale somalienne] et de la NISA [Agence nationale du renseignement et de la sécurité], devons faire en sorte que nos compétences soient bien plus élaborées que celles d’al-Shebab. Il nous faut pénétrer à l’intérieur de cette organisation lorsque ses membres se mélangent à la population, les identifier et savoir où sont leurs repaires, les démanteler, les poursuivre et ne pas leur laisser une minute de répit, où qu’ils se trouvent. Si nous ne développons pas cette capacité, nous serons confrontés à des difficultés. Dans la mesure du possible, j’entends travailler avec tous les partenaires pour veiller à ce que nous obtenions cette capacité.
Un commentaire
Excellente interview, entretien très édifiant car révèle beaucoup de vérités et lève le voile sur certaines zones d’ombres en ce qui concerne le terrorisme en général en Afrique. Bravo à Monsieur Madeira, chapeau à ADF!