LA PÊCHE ILLICITE MENACE LES SOURCES DE REVENUS ET LES ÉCONOMIES TOUT LE LONG DU GOLFE DE GUINÉE
Les femmes de Jamestown, petit village de pêcheurs à Accra, au Ghana, déversent de grands paniers de petites sardines sur le sol en béton au centre du village pour les faire sécher au soleil ouest-africain. Les enfants s’amusent, tout près de là, à des jeux tracés par terre à la craie de couleur. C’est samedi, et une brise constante souffle du golfe de Guinée, faisant onduler la surface de l’eau, sous le soleil brûlant de mars.
Toutefois, le mardi, les hommes de Jamestown s’approprient la place commune polyvalente, la transformant en un terrain de football de fortune où ils installent des buts des deux côtés et relâchent le stress accumulé de six jours de pêche dans le golfe. Selon les locaux, la tradition veut que le mardi soit le jour de repos des pêcheurs.
La pêche est devenue de plus en plus difficile à Jamestown. Les villageois se plaignent que les captures ne soient plus aussi abondantes qu’autrefois et les pêcheurs emmènent leurs leles – de grandes barques construites en bois de wawa – de plus en en plus loin de la côte. Mais la mer houleuse et agitée du golfe de Guinée peut être impitoyable et parfois les pêcheurs ne reviennent pas.
L’histoire se répète d’un bout à l’autre du golfe de Guinée. Incapables de reproduire les captures du passé, les pêcheurs artisanaux s’aventurent toujours plus loin, au péril de leur vie, et entrent parfois en conflit avec des bateaux plus grands et un nombre croissant de plates-formes de forage. Alors que les stocks de poissons s’épuisent, il en va de même pour les économies des pays d’Afrique de l’Ouest et, avec elles, la sécurité alimentaire de la région.
« Ces pêcheurs vivent de leur pêche quotidienne », a expliqué à ADF Joana Ama Oesi-Tutu, chercheuse associée au Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix. « S’ils partent en mer pour deux jours, ils doivent revenir avec quelque chose à vendre et qui leur rapporte un bénéfice. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux les mains vides. Il faut qu’ils survivent. »
UNE ÉCONOMIE EN PÉRIL
Comme l’indique le rapport « World Ocean Review », il ne faut pas sous-estimer la valeur du poisson pour l’alimentation ouest-africaine. C’est une source vitale de protéines et il contient d’autres éléments nutritifs que l’on ne trouve pas en même quantité dans les céréales, dans d’autres cultures et dans la viande. Le poisson contient aussi de l’iode et des acides gras oméga 3 qui sont bénéfiques pour le cœur.
Le poisson est aussi une importante denrée de base économique. La majeure partie de la pêche pratiquée par les Africains dans le golfe de Guinée se fait sur une petite échelle, dans de petites embarcations comme celles qui partent de Jamestown. Habituellement, le poisson ramassé par ces bateaux – sardine, barracuda ou vivaneau rouge – est pêché à quelques kilomètres de la côte et vendu sur les marchés locaux.
Un fléau commun menace cette pratique ancestrale. La pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) peut détruire les sources de revenus et les économies locales en empêchant les petits pêcheurs d’exercer convenablement leur métier.
« Pour l’heure, la pêche industrielle est dominée par les navires de pêche étrangers et c’est déjà un problème pour la consommation camerounaise et pour l’économie camerounaise », explique le commandant Emmanuel Stone, responsable des opérations à l’état-major de la Marine à Yaoundé, au Cameroun. « Beaucoup de poissons pris dans les eaux camerounaises ne sont pas déclarés, ce qui signifie qu’ils ne font l’objet d’aucune taxe. Les grands navires de pêche internationaux transportent le poisson vers d’autres pays, souvent l’Europe et l’Asie. Ils laissent derrière eux des eaux appauvries, leurs prises étant énormes et ne faisant aucune distinction. Parfois, de grands navires se rapprochent à moins de 3 milles nautiques de la côte, ce qui est interdit par la loi camerounaise », poursuit-il.
« Ils ne privent pas seulement les pêcheurs locaux des petites prises qu’ils font juste à la sortie de leur village, ils privent aussi le marché du poisson dans son ensemble des prises qu’ils font, parce qu’en général, ils les exportent et les livrent dans des ports étrangers ».
Le Cameroun dépense plus de 162 millions de dollars par an pour importer 200.000 tonnes de poisson, afin de satisfaire la demande locale, comme le rapporte la radio-télévision camerounaise CRTV. En mars 2015, le ministère camerounais de l’Élevage, des Pêches et des Industries animales a organisé une réunion pour parler de la manière dont le Cameroun peut encourager la production afin de devenir un exportateur de poisson.
À l’échelle mondiale, le nombre de pêches INN est stupéfiant. Un rapport de 2012, de la Fondation pour la justice environnementale, énumère les pertes considérables occasionnées par cette pratique :
- Entre 10 milliards de dollars et 23,5 milliards de dollars sont perdus chaque année, à l’échelle mondiale, à cause des pêches INN.
- Jusqu’à 37 pour cent de tout le poisson capturé dans les eaux ouest-africaines serait le fait de la pêche INN. C’est le niveau le plus élevé de n’importe quelle région du monde.
- Le poisson représente 64 pour cent de toutes les protéines animales consommées en Sierra Leone. Environ 230.000 personnes sont employées dans l’industrie de la pêche dans ce pays.
- Quatre-vingt-dix pour cent des navires qui pêchent en Afrique de l’Ouest sont des chalutiers de fond, qui traînent du matériel lourd sur le fond des océans. Ceci abîme les fonds marins et menace la faune marine telle que le corail, les tortues et les requins.
UN EXERCICE S’ATTAQUE AU PROBLÈME DE LA PÊCHE INN
La pêche INN représente un tel problème en Afrique de l’Ouest que les organisateurs de l’Exercice Obangame Express sont convenus qu’elle devait figurer parmi les quatre grands scénarios présentés lors de l’événement de mars 2015 dans le golfe de Guinée.
Le scénario INN mettait en scène un grand navire suspecté d’avoir utilisé des explosifs pour pêcher au large de la côte du Gabon. Alors que les autorités gabonaises envoyaient des navires et des hélicoptères pour examiner la situation, le navire s’enfuyait vers São Tomé et Príncipe pour mettre ensuite le cap sur la Guinée équatoriale.
Plusieurs pays ont recherché et suivi le navire pendant plusieurs jours. Le dernier jour, les forces de la Marine camerounaise ont arraisonné le navire pour mener une enquête. Les forces de sécurité ont fouillé le navire à la recherche de captures illicites et ont vérifié s’il possédait les permis de pêche requis.
Comme la plupart des délinquants de la mer dans le golfe de Guinée, ceux qui pratiquent la pêche illicite se perfectionnent de plus en plus. Joana Osei-Tutu, du Centre Kofi Annan, a raconté une histoire qu’elle tenait d’un responsable nigérian.
Les autorités avaient arraisonné, au large de la côte nigériane, un navire qu’elles suspectaient de pêche illicite. Une fois à bord, elles se sont rendu compte que c’était plus qu’un navire ; c’était une usine où le poisson pouvait être transformé et mis en conserve sur place. « Au-dessus, il y a la pêche, mais quand vous descendez un pont ou deux plus bas, c’est une usine », a-t-elle précisé. « Alors, au moment où ils quittent la côte, vous avez des conserves de poisson estampillées pour l’Italie, la France, l’Allemagne, etc. »
« Ils affirment transporter du poisson des Philippines ou de Singapour, ou de la Corée du Sud, ou de Russie, etc., vers les marchés européens et ils ne font que passer dans vos eaux », a-t-elle ajouté. Ce qui laisse les pays qui mènent l’enquête dans l’impossibilité de prouver que le poisson venait bien de leurs eaux territoriales.
LE SÉNÉGAL INTENSIFIE SES EFFORTS
Comme beaucoup d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal souffre de la pratique de la pêche INN. Mais, comme l’indique un rapport de juillet 2013 d’Africa in Fact, en 2012, le président nouvellement élu, Macky Sall, a honoré une promesse électorale lorsque son gouvernement a révoqué les permis de pêche de 29 grands chalutiers qui avaient opéré dans les eaux sénégalaises.
« C’était une décision de gestion des ressources qui visait à réduire le nombre de poissons pris dans nos eaux », a fait savoir Cheick Sarr, directeur du ministère sénégalais de la Pêche et des Affaires maritimes. « Elle a été prise à la lumière des préoccupations concernant la raréfaction des ressources et pour permettre aux poissons de se régénérer ».
Cheikh Sarr et d’autres affirment que la révocation des permis a aidé à atténuer le problème de la surpêche, mais qu’elle n’a pas nécessairement aidé à prévenir la pêche illicite. « La révocation de ces permis a aidé dans un sens général », a-t-il déclaré à Africa in Fact. « Mais en réalité, qu’un navire soit autorisé ou non à entrer dans nos eaux territoriales, s’ils décident de pratiquer la pêche INN, ils viendront. Et souvent, nous n’avons pas le pouvoir de les arrêter. »
Les grands chalutiers travaillent souvent à de nombreux kilomètres de la côte d’un pays. Les marines régionales, les garde-côtes et les forces de police maritime ne disposent souvent pas de bateaux ayant la capacité de s’aventurer suffisamment loin pour patrouiller et décourager la pêche illicite dans les zones économiques exclusives.
LES FORCES GHANÉENNES ET AMÉRICAINES RENFORCENT ENSEMBLE LES CAPACITÉS
Les forces américaines ont mené des exercices conjoints avec le Ghana, en 2014 et 2015, dans le cadre du programme de Partenariat africain pour l’application de la loi maritime (AMLEP). Les opérations ont été menées conjointement avec le navire américain à grande vitesse Spearhead qui a aussi pris part à l’Exercice Obangame Express.
En avril 2014, une équipe américano-ghanéenne a arraisonné trois navires qui pêchaient illégalement au large des côtes du Ghana. Un agent de la Commission des pêches du Ghana a constaté six infractions sur les trois navires qui, une fois jugées, pourraient leur coûter jusqu’à deux millions de dollars d’amendes, selon un rapport de la Marine américaine.
« Cet exercice conjoint a amélioré la compétence professionnelle des agences de sécurité maritime ainsi que la coopération inter-agences », a déclaré le contre-amiral Godson Zowonoo, commandant en chef des Forces maritimes de l’Ouest, à l’issue de l’exercice. « L’équipe conjointe d’arraisonnement du Ghana sera très souvent en mer pour faire en sorte que les connaissances acquises soient mises à profit ».
Lors de l’exercice de février 2015, le navire américain Spearhead a à nouveau coopéré avec des représentants ghanéens du ministère de la Pêche et du Développement de l’Aquaculture, de l’unité de police maritime du service de police du Ghana, de la Marine ghanéenne et des garde-côtes américains, a rapporté la Marine américaine.
Une équipe conjointe a mené six arraisonnements pour rechercher des activités illicites. Les infractions allaient de l’absence de permis et l’absence d’enregistrement pour pêcher dans les eaux ghanéennes à un nombre insuffisant de membres d’équipage, entre autres. Les trois navires en infraction ont été remis à la Marine ghanéenne qui les a escortés au port pour approfondissement des recherches par le ministère de la Pêche et du Développement de l’Aquaculture.
Des exercices AMLEP séparés ont été aussi menés récemment avec le Cap-Vert et le Sénégal.
L’UNITÉ CHARGÉE DE L’APPLICATION DES LOIS SUR LA PÊCHE DU GHANA
Le Daily Graphic a rapporté, en 2013, que le Ghana avait créé une Unité chargée de l’application des lois sur la pêche du Ghana (FEU) et l’a autorisée à combattre les activités de pêche illicite. La FEU comprend des personnels de la Marine ghanéenne, de l’Armée de l’Air ghanéenne, de la Commission des pêches, du bureau du procureur général, de la police maritime du service de la police ghanéenne et du Bureau des investigations nationales.
La FEU contrôle et suit toutes les opérations de pêche dans les eaux territoriales ghanéennes. En décembre 2014, la FEU a arrêté 26 pêcheurs soupçonnés d’avoir péché à la dynamite, ce qui est à la fois illicite et dangereux, comme l’a relaté le Daily Graphic. Pourtant, des responsables estiment qu’il reste encore beaucoup à faire pour protéger les stocks de poisson du Ghana pour les pêcheurs d’aujourd’hui et des générations à venir.
« Aujourd’hui, les captures exceptionnelles de poisson sont de l’histoire ancienne et cela peut être imputé aux violations constantes des lois et règlements sur la pêche, comme la pêche à deux chaluts, la pêche au lamparo et l’utilisation de filets et de mailles non autorisés, le transbordement et les déversements en mer. », déplore Nayon Bilijo ministre de la Pêche et du Développement de l’Aquaculture.
C’est un énorme problème pour une industrie qui apporte un milliard de dollars dans les caisses du gouvernement et qui fournit un revenu à pas moins de 10 pour cent de la population et 60 pour cent de la consommation de protéines animales du pays, selon The Africa Report. Kyei Kwadwo Yamoah, directeur de programme pour Friends of the Nation, une organisation non gouvernementale locale, a résumé la menace.
« Le secteur de la pêche est en déclin constant ; si le secteur décline et s’effondre, il y aura un problème de sécurité alimentaire et un problème de sécurité nationale », a-t-il signalé. « Le gouvernement doit agir pour protéger le secteur ».
DÉFINITION DE LA PÊCHE INN
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a approuvé, en 2001, le Plan d’action international visant à prévenir, à contrecarrer et à éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée.
LA PÊCHE ILLICITE EST :
- Effectuée par des navires dans les eaux territoriales d’un pays sans autorisation et en violation des lois.
- Effectuée par des navires d’un pays partie à une organisation régionale de gestion des pêches, mais ne respectant pas les mesures adoptées par cette organisation.
- Effectuée en violation d’obligations internationales telles que celles contractées avec une organisation régionale de gestion des pêches.
LA PÊCHE NON DÉCLARÉE EST :
- Non déclarée ou l’a été de façon fallacieuse à une autorité nationale compétente ou à une organisation régionale de gestion des pêches.
LA PÊCHE NON RÉGLEMENTÉE EST :
- Effectuée de façon non conforme aux mesures de conservation et de gestion d’une organisation de gestion des pêches par des navires sans nationalité ou battant pavillon d’un État non partie à cette organisation.
- Effectuée dans des zones ou dans des stocks halieutiques pour lesquels il n’existe pas de mesures de gestion et de façon non conforme aux responsabilités de l’État en matière de conservation, en vertu du droit international.
LE CHALUTAGE DE FOND
Détruit les sources de revenus et les écosystèmes
Lorsque de grands navires de pêche entrent dans le golfe de Guinée, ils ramassent souvent plus que juste des tonnes de poisson. Leurs méthodes peuvent détruire les sources de revenus, les économies locales, voire la sécurité alimentaire de toute une région.
Leur façon de faire inconsidérée peut aussi endommager ou détruire des écosystèmes. Dans un article sur le triste sort des pêcheurs sénégalais, la BBC a raconté qu’un navire russe, l’Oleg Naydenov, avait été pris transportant 1.000 tonnes de poisson. Le Sénégal a saisi le navire et l’a accusé de pêcher sans permis.
Selon Africa in Fact, de tels navires peuvent ramasser plusieurs tonnes de poisson en une seule expédition. Les chaluts lourds sont l’outil de travail de près de 90 pour cent des grands navires de pêche industrielle. Les chalutiers peuvent remonter beaucoup plus de tonnes de poisson que les quotas ne le permettent, en très peu de temps, violant ainsi couramment les réglementations de déclaration.
Les pêcheurs artisanaux locaux sont impuissants face à ces méthodes. Issa Fall, coordinateur du Comité des pêcheurs à la baie de Soumbedioune, à Dakar, a assuré à la BBC qu’à une époque les pêcheurs de tout le marché pouvaient compter sur une capture de 3.500 tonnes de poisson par an. En janvier 2014, cette capture avait chuté au-dessous de 3.000 tonnes par an.
Greenpeace affirme que certains chalutiers congélateurs de pêche pélagique peuvent congeler et stocker jusqu’à 6.000 tonnes de poisson, ce qui leur permet de pêcher pendant des semaines d’affilée. En comparaison, 50 petits bateaux de pêche traditionnels africains devraient pêcher une année entière pour arriver à la même quantité de poisson qu’un de ces chalutiers capture et transforme en un seul jour.
Les chalutiers lourds font plus qu’épuiser les stocks régionaux de poisson. Les énormes filets, qui font parfois 60 mètres de large une fois entièrement déployés, sont maintenus sur le fond de l’océan par deux portes pesant chacune jusqu’à cinq tonnes. Lorsque le navire tire le chalut sur le fond de l’océan, il racle tout sur son passage, végétation et corail, comme un bulldozer.
Le chalut soulève aussi d’énormes panaches de sédiments du fond de la mer, qui deviennent des polluants. Beaucoup de panaches sédimentaires sont tellement étendus qu’on peut les voir depuis l’espace.
Enfin, les filets tirés par les chalutiers ne font pas de distinction. Tout ce qui se trouve sur leur passage est entraîné dans le filet. Lorsqu’un navire de pêche à la crevette tire son chalut, il peut remonter des milliers de jeunes poissons ainsi que des tortues et des requins. Ces prises dites accessoires sont indésirables et incluent toutes créatures vivantes rejetées ou tuées par un matériel de pêche.