La Force multinationale mixte montre les points forts et les limites de l’action collective de sécurité
PERSONNEL D’ADF
Boko Haram, démontrant sa capacité à franchir les frontières et à exploiter les points faibles des quatre pays limitrophes du lac Tchad, a bénéficié d’une région divisée pour se renforcer. Les pays affectés ont décidé qu’il n’existait qu’une seule façon d’affronter ce problème : unir leurs forces.
Résultat : la MNJTF (Multinational Joint Task Force, Force multinationale mixte), effort militaire régional de 10.500 personnes conçu pour éradiquer Boko Haram une fois pour toutes.
La MNJTF est créée par la CBLT (Commission du bassin du lac Tchad) en 1998 pour lutter contre le banditisme routier et d’autres crimes transfrontaliers. Elle est réactivée en 2014 et autorisée par l’Union africaine à mener des opérations de combat contre Boko Haram, à intercepter le trafic d’armes, à libérer les otages et à encourager les défections.
Elle devient opérationnelle en 2015 mais conduit sa première mission seulement en 2016. Quatre états membres de la CBLT, le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria, ainsi que le Bénin, y contribuent des soldats. Chacun des quatre pays riverains du lac a un quartier général régional, et le quartier général de la mission est situé à N’Djaména, au Tchad.
La MNJTF a eu des faux départs et a subi des revers, y compris le problème important du budget de 700 millions de dollars sans source fiable de financement. Mais les observateurs sont encouragés par ce qu’elle représente : une solution véritablement africaine à un problème de sécurité africain.
« Pour la première fois, nous constatons que cinq pays africains gèrent leurs problèmes réels de sécurité », déclare Hans de Marie Heungoup, expert camerounais de la sécurité auprès de l’International Crisis Group. « Boko Haram n’est pas seulement une petite chose : il s’agit d’un groupe qui avait [des milliers] de combattants, donc c’est une menace sérieuse. Les pays africains ont été capables de la gérer pratiquement sans aucun soutien des pays occidentaux. C’est une très importante leçon qui a été apprise. »
Succès précoce
La première preuve concrète de la stratégie de la MNJTF se manifeste en été 2016 avec l’Opération « Gama Aiki », ce qui veut dire Finissez le travail dans la langue haoussa du Nord du Nigeria. La coalition commence à frapper les places fortes de Boko Haram autour du bassin du lac Tchad.
En provenance du Nord et du Nord-Ouest du lac, les forces du Tchad et du Niger appuyées par des hélicoptères de combat attaquent les enclaves de Boko Haram. Leur objectif consiste à anéantir les bases du côté nigérien de la frontière et d’entrer au Nigeria pour libérer la zone voisine de la rivière Komadougou, qui est devenue un point de départ pour les attaques. En même temps, les forces du Nigeria se rendent au Nord le long de la frontière avec le Cameroun en poussant les militants de Boko Haram dans la forêt de Sambisa. À l’Est, 2.500 soldats du Cameroun partent de la ville de Makari, franchissent la frontière du Nigeria et attaquent une base de Boko Haram près de la ville de Saguir.
Dans l’ensemble, c’est un effort impressionnant coordonné depuis le quartier général de N’Djaména. Selon la MNJTF, au cours des cinq premiers mois de 2016, la force mixte libère 4.690 otages détenus par Boko Haram, « neutralise » 675 membres de Boko Haram, arrête 566 membres et démantèle 32 camps. En octobre 2016, 240 membres supposés de Boko Haram et leurs familles se rendent à la MNJTF à Baga-Sola, au Tchad, après un effort visant à bloquer les routes d’approvisionnement de Boko Haram et à isoler ses places fortes.
« Leur fin est venue. Boko Haram suit une trajectoire descendante », déclare en 2017 aux soldats le major-général Lucky Irabor, commandant de la MNJTF. « Ce fait à lui seul devrait vous motiver pour savoir que la guerre est en train d’être gagnée et pour que vous puissiez fournir votre ultime énergie et engagement pour qu’ils soient complètement vaincus. »
Une chaîne de commandement complexe
La structure de la MNJTF est nécessairement complexe. Elle exige la légitimité d’une organisation multinationale, mais elle doit aussi recevoir l’approbation de chaque chef d’état et chaque commandant militaire, lesquels ne souhaitent pas céder leur autorité pour la prise de décisions majeures. C’est un équilibre délicat. Si l’une quelconque de ces parties prenantes n’est pas incluse, le projet pourrait échouer.
Le chef civil de la MNJTF est le secrétaire exécutif de la CBLT. Il dirige les activités politiques, stratégiques et opérationnelles quotidiennes de la mission. La MNJTF compte aussi sur une « équipe de soutien de mission » de l’UA, qui offre une assistance technique et coordonne l’appui des partenaires. Les opérations militaires sont supervisées par le commandant de la force basé à N’Djaména qui, par accord unanime, est un Nigérian. Au final, les quatre commandants de secteur et les chefs civils et militaires de chaque pays ont une grande latitude en ce qui concerne les opérations qui seront ou ne seront pas autorisées.
M. Heungoup déclare que c’est « une force coordonnée, mais pas intégrée ou fusionnée ». En fin de compte, ce sont les armées nationales qui décident de ce qui se produira. « La MNJTF n’a pas d’argent pour payer les soldats ou pour les équiper, déclare-t-il. Cela signifie en pratique que le soldat n’est pas à 100 pour cent sous les ordres du commandant nigérian, même si c’est le cas en théorie. Le ministère de la Défense aura toujours son mot à dire sur ce qu’il fait. »
Selon l’ISS (Institute for Security Studies, Institut pour les études sur la sécurité), la MNJTF devrait être considérée comme un « cadre pour coordonner les actions afin d’obtenir un effet multiplicateur ». La MNJTF n’est pas conçue pour remplacer les efforts nationaux des quatre pays du lac Tchad ni même les efforts bilatéraux contre Boko Haram.
Coopération
Une méfiance historique entre les chefs militaires et politiques existe en Afrique occidentale, comme dans beaucoup d’autres régions du monde. Le Cameroun et le Nigeria, par exemple, se disputent depuis plusieurs décennies au sujet de leurs frontières.
Au début, cette hostilité entravait quelque peu la MNJTF. Le Nigeria déclarait d’une voix forte qu’il ne voulait pas que des armées étrangères empiètent sur son territoire à la poursuite de Boko Haram. Selon M. Heungoup, les demandes faites par le Cameroun et le Nigeria pour franchir la frontière à la poursuite de Boko Haram étaient régulièrement refusées en 2013 et 2014. L’élection du président nigérian Muhammadu Buhari en mai 2015 fut un événement majeur qui aida à changer cela. Il proclama son soutien vigoureux pour la MNJTF et entre juin et août 2015 il rendit visite aux chefs d’état des quatre autres pays de la force mixte pour réaffirmer son engagement.
« Le président Buhari a fourni un nouveau dynamisme aux efforts de réponse conjoints, comme l’illustrent son engagement à contribuer jusqu’à 100 millions de dollars pour créer la MNJTF et sa décision d’en assumer le leadership », écrivent William Assanvo et ses co-auteurs dans un rapport de l’ISS sur la force mixte.
Le modèle de coopération de la MNJTF a évolué. Bien qu’il n’inclue pas typiquement des unités mixtes ou des missions conjointes, il admet le droit de poursuite transfrontalière, en général jusqu’à une distance de 25 kilomètres, et le partage considérable des informations.
« En ce moment, le renseignement est partagé ; cela n’était pas le cas au début, déclare M. Heungoup. Le renseignement stratégique, et même le renseignement tactique, ce sont les plans opérationnels, les cibles, les projets. … Ce n’est pas quelque chose qui s’est réalisé du jour au lendemain parce qu’au début ils étaient très réticents. Cela s’est développé progressivement. »
Un exemple de cette coopération est l’Opération Flèche Cinq qui organisa le raid du village de Ngoshe au Nigeria par les forces armées du Cameroun en février 2016. Situé à 20 kilomètres de la frontière avec le Cameroun, Ngoshe était une place forte de Boko Haram et servait de centre de fabrication pour les engins explosifs improvisés et les mines terrestres. Avec l’aide des services de renseignement du Nigeria, les forces camerounaises ont libéré le village et tué 162 combattants de Boko Haram. Les forces nigérianes ont empêché les terroristes en fuite de se retirer.
Bien que la responsabilité partagée soit un point fort de la MNJTF, certains observateurs ont noté qu’elle permet une certaine diffusion de la responsabilité. Puisque les forces armées ne sont pas uniformément fortes ou bien équipées, Boko Haram recherche les points faibles. Selon l’IDA (Institute for Defense Analyses, Institut pour les analyses de défense), après l’attaque d’une base nigérienne par Boko Haram en 2016, au cours de laquelle 32 soldats sont morts, le Niger fut forcé de demander de l’aide au Tchad. Cette aide mit environ un mois pour arriver. Depuis 2015, il y a aussi des indications selon lesquelles le groupe a abandonné l’occupation du terrain et adopté des tactiques asymétriques.
L’IDA soutient que, pour que la MNJTF soit vraiment efficace, elle doit être agile et coordonnée. « Les efforts individuels des forces armées régionales ont conduit à des efforts inégaux contre le groupe », écrit Hillary Matfess, chercheuse à l’IDA. « L’échec de coordination d’un effort régional a conduit à des efforts militaires qui font bouger Boko Haram, plutôt que d’anéantir l’insurrection. »
Un modèle qu’il convient de reproduire ?
La MNJTF est considérée comme la réponse à un problème sérieux, qui ne s’appuie pas fortement sur l’assistance externe des pays occidentaux ou de l’Union africaine. L’UA fournit des appareils de communication, des véhicules et des génératrices et l’Union européenne avait promis de fournir 50 millions d’euros.
La MNJTF a été créée par une coalition de pays bien disposés et elle a élaboré sa stratégie à la volée. Les experts tels que Cedric de Coning en Afrique du Sud vantent ce type de solution ponctuelle qui est rapidement développé afin de contrecarrer une menace spécifique. Le modèle ponctuel remplacerait l’ancien modèle des forces en attente et des coalitions préétablies. M. de Coning déclare que cela est nécessaire en Afrique, où les coalitions doivent être basées sur l’intérêt national et les aptitudes.
M. Heungoup déclare que d’autres régions devraient être encouragées par le succès de la MNJTF, sans pourtant supposer qu’il puisse être reproduit ailleurs. Cela a marché dans le bassin du lac Tchad parce que plusieurs des pays concernés avaient des forces armées bien entraînées, éprouvées dans les combats. Ce n’est pas le cas pour chaque région du continent.
« Cela fonctionne parce que le Cameroun a une armée véritable : elle a ses points faibles mais elle est une vraie armée, capable d’infliger de lourdes pertes à Boko Haram, même si la MNJTF n’existait pas, déclare-t-il. Il en est de même pour le Tchad. Nous savons ce que le Tchad a fait au Mali et ailleurs. Cela marche parce que des pays possédant des armées efficaces se sont groupés. Cela pourrait-il être reproduit partout ailleurs ? Je n’en suis pas sûr. »
Cela a aussi marché parce que le caractère grave et immédiat de la crise exigeait une réponse rapide. Ce n’était pas un problème qui pouvait être reporté ou qui pouvait attendre dans l’espoir qu’il se résoudrait de lui-même.
« Il s’agissait de pays dont le territoire était sujet à une menace directe, et ils ne pouvaient donc pas attendre, déclare M. Heungoup. Ils ne pouvaient pas faire jouer la diplomatie. Ils ne pouvaient pas s’adresser à la MNJTF simplement pour recycler les troupes qu’ils ne pouvaient pas payer. C’était une menace existentielle. »