Les Kényans l’appelaient le « train qui ne mène nulle part » bien avant que l’expression ne prenne une signification littérale. Aujourd’hui, le terminus de cette ligne à voie normale (SGR) tant célébrée, construite par la Chine, se trouve inutilisé dans un champ de maïs de la vallée du Grand Rift, à environ 468 km de la frontière ougandaise qui était son objectif.
La SGR était censée représenter une aubaine économique pour l’Afrique de l’Est. Elle devait relier Mombasa et Nairobi jusqu’à l’Ouganda, et on prévoyait qu’elle desservirait le Burundi, la République démocratique du Congo, le Rwanda et le Soudan du Sud.
« La réalité de ce qui reste le plus grand projet d’infrastructure jamais lancé par le Kenya est prodigieusement éloignée de ses ambitions grandioses », écrit Ben Marlow, rédacteur associé du Telegraph à Nairobi, pour un article du 3 septembre.
« Bien loin de symboliser l’émergence du Kenya en tant que puissance régionale, la SGR est devenue le monument embarrassant d’une crise d’endettement qui menace d’engloutir un continent aujourd’hui à la merci des prêts de Pékin. »
Entre 2000 et 2023, la dette totale du Kenya envers la Chine était de 9,6 milliards de dollars, selon la base de données des prêts chinois en Afrique. C’est la quatrième de tous les pays africains, seulement surpassée par l’Angola, l’Éthiopie et l’Égypte.
Le Kenya dépense près de 8 millions par mois pour l’opération de la SGR, selon les données du ministère des Routes et des Transports. Ce chiffre n’inclut pas la montagne de dettes toujours croissante à l’égard des banques chinoises qui financèrent 90 % de la construction de la voie ferrée.
En moyenne, le Kenya dépense plus d’un milliard par an pour rembourser son endettement chinois dû à la SGR. Le plus grand créancier externe du Kenya est la Banque d’exportation et d’importation de Chine : le pays lui doit 741 millions de dollars de capital, 222 millions d’intérêts et 41 millions sous forme de pénalités pour l’année fiscale 2025-2026.
Nancy Gathungu, auditrice générale du Kenya, a révélé ces chiffres dans un rapport de juillet qui a été accueilli avec choc et outrage.
« Ces pénalités exposent le public à des dépenses qui, sinon, auraient pu être évitées, écrit-elle. Cette dépense n’est pas appropriée pour les fonds publics. »
Les paiements versés à la Chine et liés à la SGR en juillet représentent plus de 81 % du service total de la dette étrangère kényane. Le journaliste Juma Majanga basé à Nairobi estime que le coût de service de la dette s’élève cette année à environ 67,1 % des rentrées de fonds du pays, ce qui est bien supérieur au seuil de 30 % recommandé par le Fonds monétaire international (FMI).
« Les emprunts continuels pour les grands projets d’infrastructure peuvent projeter l’image d’une économie en croissance rapide mais, à la longue, ils pourraient exposer les générations futures à la saturation de l’endettement », écrit-il dans un éditorial du 12 août pour Capital FM Business.
« Techniquement, c’est le point où le Kenya pourrait atteindre la limite maximale de sa capacité d’emprunt, à cause du niveau élevé des dettes existantes par rapport aux revenus nationaux, aux avoirs ou à la capacité de remboursement, ce qui rendrait tout emprunt supplémentaire impossible à obtenir ou prohibitif. »
En 2014 et 2015, le Kenya a obtenu deux prêts d’une valeur approximative de 5 milliards de dollars pour construire la ligne ferroviaire de 480 km connectant le port affairé de Mombasa à la capitale de Nairobi, ainsi qu’une extension de 120 km jusqu’à Naivasha, dans la vallée centrale du Grand Rift.
Elle s’inscrivait dans le cadre de la nouvelle route chinoise de la soie (BRI), plan d’investissement d’infrastructure mondial soutenu par l’État. Après un sursis de cinq ans, le Kenya a repris ses versements liés à la SGR en 2019.
La phase suivante du projet, reportée depuis longtemps, entre Naivasha et Malaba à la frontière ougandaise est censée coûter 5 milliards de dollars de plus. Le gouvernement a annoncé en juillet qu’il transférerait l’opération de l’extension à des investisseurs privés.
John Mbadi, secrétaire au Trésor du Kenya, a récemment dit au Parlement : « Les derniers 40 % de la ligne SGR seront construits par un consortium de sociétés chinoises. Elles feront payer pour l’utilisation de la ligne ferroviaire. »
La BRI a transformé la Chine en plus grand recouvreur mondial de créances. Les analystes déclarent que Pékin favorise aujourd’hui une « stratégie d’extension et de prétention » pour affronter l’endettement des pays en développement.
Les banques chinoises ont l’habitude d’ajourner ou de reporter les défauts de paiement, de prolonger l’échéance des prêts et de masquer les problèmes systémiques en les qualifiant de questions de liquidité temporaires. Toutefois, les experts déclarent que les stratégies chinoises de service de dette risquent de créer un système de dettes dissimulées et des difficultés financières à long terme qui conduisent en général à des restructurations plus importantes.
En mars dernier, le FMI a déclaré que le Kenya courait un risque élevé de surendettement, en suspendant l’examen final de son programme dans le pays. Ceci a empêché le gouvernement d’accéder à un déboursement de prêt final d’environ 850 millions de dollars.
David Omojomolo, spécialiste de l’Afrique au cabinet d’études Capital Economics, déclare que d’autres emprunteurs fortement exposés à la Chine, par exemple l’Angola, observent de près le Kenya.
Omojomolo déclare au journal South China Morning Post : « Sans le soutien du FMI ou une consolidation fiscale sérieuse, la trajectoire d’endettement du pays reste insoutenable. Le Kenya pourrait “patauger” à court terme, mais la capacité de servir ses obligations restera tendue, ce qui le laissera exposé à des risques élevés de défaut souverain. »
Jimi Wanjigi, homme d’affaires kényan éminent et critique du gouvernement, prévoit de se présenter aux élections présidentielles en 2027. Il pense que son pays finira par payer le double du coût initial de la SGR.
« [La SGR] était l’une des plus grandes arnaques qu’on ait jamais vues, le commencement d’une longue fraude contre les Kényans, dit-il au Telegraph. Elle a jeté les bases de ce que j’appelle le “coup monté de la dette” ».