PERSONNEL D’ADF
Les dictateurs au pouvoir depuis longtemps utilisent de nombreuses astuces qui leur permettent de rester au pouvoir. L’une d’elles est un processus appelé « l’immunisation contre les coups d’état », selon lequel on façonne les forces armées de façon qu’elles ne se rebellent pas.
Le politologue Philip Roessler déclare que les leaders essaient d’immuniser leur régime contre les coups d’état de trois façons :
Ils purgent les rangs militaires de tout membre qui pourrait opposer le leader.
Ils accordent un traitement financier et politique préférentiel aux commandants militaires de premier rang.
Ils emploient une tactique appelée « entassement ethnique ».
Selon l’entassement ethnique, le leader d’un pays nomme au sommet de la hiérarchie militaire des officiers de sa propre ethnicité.
L’entassement ethnique peut aider un leader à rester au pouvoir, mais cela conduit presque inévitablement à la corruption et la mauvaise gouvernance. Cela laisse aussi le leader vulnérable. Comme l’écrit la politologue Nandita Balakrishnan dans le Washington Post, « les leaders militaires restent toujours les seuls qui sont suffisamment forts pour les renverser, même si les coups d’état sont plus difficiles à organiser et plus dangereux s’ils se produisent, parce que les auteurs des tentatives de coup d’état manquées et leur famille sont souvent condamnés à être exécutés ».
Cette leçon est aussi vieille que le monde : lorsque vous détenez le pouvoir et vous vous entourez de membres de votre ethnie à l’exclusion de toute autre, le pays souffre.
L’Afrique a subi un grand nombre de coups d’état. Depuis le début de la décolonisation dans les années 50, il y a eu plus de 220 tentatives de coup d’état sur le continent, dont près de la moitié ont réussi, en renversant les gouvernements civils, en sapant la démocratie et l’état de droit, et en conduisant à des années de dictature militaire.
Depuis 2010, le continent a enregistré 34 tentatives de coup d’état. Six d’entre elles ont réussi. Dans le reste du monde pendant cette période, il y a eu seulement sept tentatives.
Le politicologue américain Jonathan Powell déclare que le nombre de coups d’état n’est pas surprenant, étant donné l’instabilité des pays africains au cours des années suivant leur indépendance.
« Les pays africains ont les conditions qui favorisent les coups d’état, telles que la pauvreté et les mauvais résultats économiques, déclare-t-il à la BBC. Lorsqu’un pays est victime d’un coup d’état, c’est souvent un signe avant-coureur qu’il y en aura d’autres. »
DES UNITÉS D’ÉLITE
En général, les nouveaux leaders annoncent des plans d’inclusion, en promettant que tous les groupes ethniques, les religions et les tribus seront inclus dans son administration. Mais si le cercle intérieur du leader précédent était basé sur l’ethnicité, ce nouveau processus d’inclusion ne sera pas adopté, ce qui forcera le nouveau leader à conserver le personnel qui est déjà au pouvoir, ou risquer un coup d’état. Dans beaucoup de cas, les chefs d’état utiliseront leur ethnicité comme critère d’appartenance aux unités d’élite ou privilégiées, telles que les postes de leadership militaires de haut rang.
Les experts ont récemment prêté une attention considérable à l’entassement ethnique, en le liant à la répression autoritaire, aux coups d’état et à la violence politique.
Un exemple de succès de l’entassement ethnique fut constaté en République démocratique du Congo, lorsque ce pays était toujours appelé le Zaïre. Après être entré en fonction en 1965, le président Mobutu Sese Seko a rempli son corps d’officiers avec des hommes ngbandi provenant de sa région natale de l’Équateur. Le Dr Emizet Kisangani, professeur de science politique, déclare que, lorsque le régime Mobutu prit fin 30 ans plus tard, les membres de l’ethnie de Mobutu provenant de l’Équateur constituaient environ 80 % du corps des officiers.
L’entassement pratiqué par Mobutu Sese Seko lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant trois décennies, mais il serait difficile de décrire sa présidence comme un succès. Grâce au soutien de son armée monolithique, Mobutu Sese Seko amassa une vaste fortune, surtout par voie de corruption et d’exploitation économique. Son administration fut marquée par l’inflation incontrôlée et les catastrophes économiques.
Le Dr Kristen Harkness, maître de conférences à l’université de St Andrews en Écosse, a étudié exhaustivement l’entassement ethnique. Dans son livre de 2018, When Soldiers Rebel [Lorsque les soldats se rebellent], elle analyse les pratiques de recrutement ethniques dans les armées africaines et la façon dont ces pratiques ont déstabilisé les régimes.
« Depuis la décolonisation, un grand nombre de leaders, qui se préoccupaient des possibilités de coup d’état et d’insurrection ethnique, ont continué à s’appuyer sur le recrutement et la promotion des membres de leur ethnie pour contrôler les forces armées et assurer leur loyauté », écrit le Dr Harkness dans une étude de 2019. « De telles pratiques incluent la manipulation ethnique des plus hauts rangs de la hiérarchie de commandement, la création d’unités paramilitaires co-ethniques d’élite, et la distribution de tout service en fonction de l’ethnicité partagée. » Elle ajoute que « cette dépendance d’ethnicité comme raccourci pour la loyauté a probablement des conséquences profondes sur toute une gamme de résultats importants, depuis l’efficacité au combat jusqu’à la prédisposition aux coups d’état et la démocratisation ».
Les aspects négatifs d’une telle politique sont nombreux. Le processus visant à bâtir des armées ethniques, déclare le Dr Harkness, « inspire probablement une résistance de la part des officiers des groupes exclus, ce qui déstabilise les gouvernements, au moins à court terme ». D’autres chercheurs ont remarqué que, si des groupes ethniques sont exclus des institutions importantes de l’état, cela peut inspirer les insurrections et même le terrorisme.
La recherche du Dr Harkness montre que, lorsque les élections amènent au pouvoir un nouveau leader qui est ethniquement différent de la construction ethnique existante de l’armée, le risque de coup militaire augmente de moins de 20 % à près de 90 %.
CELA N’EST PAS NOUVEAU EN AFRIQUE
L’entassement ethnique existait bien avant l’indépendance des pays africains. Un exemple extrême était l’Afrique du Sud aux temps de l’apartheid, lorsque les Noirs ne pouvaient pas rejoindre les forces armées. Dans d’autres pays avant l’indépendance, les forces armées étaient souvent remplies par les chefs coloniaux avec des membres d’une tribu particulière, censés être de meilleurs soldats que les membres des autres tribus.
Aujourd’hui, la Force nationale de défense d’Afrique du Sud a des quotas raciaux pour assurer que les Sud-Africains blancs, noirs, mulâtres et d’origine indienne sont représentés proportionnellement.
Le Dr Harkness remarque que certains pays africains ont continué à utiliser l’entassement ethnique tout en tendant le bras aux autres groupes ethniques.
« Seuls les rangs les plus hauts de la hiérarchie de commandement sont contrôlés par loyauté ethnique, tout en prenant soin de cultiver souvent l’inclusion dans les rangs inférieurs », écrit-elle.
Depuis l’indépendance du Kenya en 1964, ses leaders ont rempli historiquement les rangs de leadership de leurs forces armées avec des membres de leur propre groupe ethnique. Jomo Kenyatta, le premier président du pays, avait hérité d’une armée pourvue massivement en officiers kamba. Il s’empressa de changer l’équilibre ethnique des forces armées en faveur des Kikuyus, son propre groupe ethnique. Mais il réussit seulement partiellement : à l’époque, les Kikuyus constituaient seulement 21 % de la population. Daniel arap Moi, successeur de Jomo Kenyatta, remplaça les leaders kikuyus par des membres de son propre groupe ethnique, les Kalendjins. Suite à l’échec d’une tentative de coup d’état, Daniel arap Moi écarta de leur poste d’autorité les quelques Kikuyus qui restaient.
Aujourd’hui, globalsecurity.org signale que les Forces armées kényanes suivent des quotas ethniques dans leurs rangs et maintiennent une diversité de soldats à tous les rangs.
L’entassement ethnique peut être un sujet complexe parce que les identités ethniques d’Afrique ne sont pas toujours claires. Dans beaucoup de régions d’Afrique, l’identité ethnique peut être définie en fonction de la région, du groupe d’ethnie mixte et du clan. Il existe des sous-groupes au sein des groupes ethniques qui sont associés à des régions.
« La région a façonné l’entassement ethnique dans beaucoup d’états sahéliens, où les divisions importantes entre le Nord et le Sud chevauchent les clivages ethniques, religieux, linguistiques et raciaux », écrit le Dr Harkness.
Le Dr Harkness et d’autres experts ont conclu que l’entassement ethnique fonctionne bien, mais seulement si l’objectif consiste à rester au pouvoir. Si le but est une démocratie véritable et des forces armées qui offrent réellement l’égalité des chances, l’entassement ethnique doit être éliminé. Dans une étude de 2017, Staffan Lindberg et John Clark ont conclu que les régimes vraiment démocratiques ont des « antécédents très différents » concernant le succès ou l’échec des interventions militaires. Leur recherche indique que les régimes démocratiques ont 7,5 fois moins de chances d’être sujets à des tentatives d’intervention militaire, comparé aux régimes autoritaires élus, et près de 18 fois moins de chances d’être victimes d’un effondrement véritable du régime.
« La légitimité renforcée par la libéralisation politique semble “inoculer” les états contre l’intervention militaire dans le domaine politique », écrivent-ils.
Dans une étude de 2009 sur l’entassement ethnique, les chercheurs Andreas Wimmer, Lars-Erik Cederman et Brian Min tirent trois conclusions :
Il est plus probable que des rébellions armées se produiront contre les états qui excluent de vastes portions de leur population à cause des antécédents ethniques.
Lorsqu’un grand nombre de personnes provenant de groupes d’élite concurrents se partagent le pouvoir dans un état segmenté, le risque de luttes intestines violentes augmente.
Les états sans cohésion avec de courts antécédents d’autonomie ont plus de chances d’être sujets à des conflits sécessionnistes.
Le Dr Harkness déclare que la vraie démocratie a un prix.
« Si la démocratie consiste à prospérer dans des sociétés multi-ethniques, les armées ethniques existantes doivent être démantelées et les institutions militaires nationales doivent être diversifiées », écrit le Dr Harkness. Elle ajoute que le démantèlement de ces institutions est à la fois difficile et dangereux. « Les armées ethniques ne restent pas passive en attendant de disparaître. »