Au Mali, l’extrémisme est passé à la région centrale où un groupe tire parti des tensions ethniques et culturelles
PERSONNEL D’ADF
Depuis le début 2012, lorsqu’une rébellion touareg et un coup d’état militaire projettent le pays dans un chaos prolongé, le Mali est un chaudron de violence. Les troubles sociaux qui commencèrent dans le Nord ont suscité l’intervention des forces françaises et tchadiennes, ainsi qu’une énorme opération de maintien de la paix des Nations unies qui continue aujourd’hui. Ces forces ont repoussé ou stoppé les avancées des rebelles dans les villes principales et vers la capitale de Bamako.
Toutefois, depuis 2015, la violence s’est intensifiée et son centre de gravité s’est déplacé vers le centre du Mali, principalement les régions de Mopti et Ségou. Un article de la chercheuse Pauline Le Roux pour le Centre africain pour les études stratégiques, intitulé « Confronter la menace extrémiste du Mali central », explique que le Mali central est maintenant la région la plus dangereuse du pays. Les statistiques sont stupéfiantes :
Plus de 500 civils ont été tués dans la région en 2018.
Plus de 60.000 ont été déplacés par la violence.
Plus de 972.000 personnes nécessitent une assistance humanitaire, seulement dans la région de Mopti.
Plusieurs groupes de militants restent actifs au Mali, même après plusieurs années d’efforts liés à la sécurité. Quelques nouveaux groupes se sont manifestés et d’autres se sont transformés ou se sont combinés. Par exemple, le Jamaat Nosrat al-Islam wal-Mouslimin (JNIM, Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans) est une coalition de cinq groupes, y compris Ansar Dine et Al-Mourabitoune. Mais un membre de cette coalition, acteur relativement nouveau au Mali, se distingue de tous les autres. Contrairement aux groupes associés à al-Qaïda, il a tiré parti des hostilités locales en exploitant les tensions ethniques.
Le Front de libération du Macina (FLM), appelé aussi katiba Macina, est aujourd’hui le groupe le plus meurtrier et le plus actif de la région. L’article de Mme Le Roux explique que le FLM est associé à près des deux tiers de tous les incidents violents au Mali central, et au tiers des événements violents dans tout le pays.
Le message du FLM est ancré dans une combinaison incluant l’histoire du Mali central, l’environnement contemporain violent de la région et ses tensions ethniques sous-jacentes.
LA MONTÉE DU FLM
Le FLM commence au début 2015 et proclame qu’il restaurera l’empire du Macina, théocratie rigide à majorité peule qui dominait la région entre Ségou au Sud et Tombouctou au Nord de 1818 à 1863. « Le FLM s’est appuyé sur les récits de cet empire historique pour gagner le soutien populaire, avec comme but principal de s’emparer du territoire du Mali central et de se substituer à l’état malien », écrit Mme Le Roux.
Comme son homonyme, le FLM recrute principalement, mais pas exclusivement, parmi la population pastorale peule de la région. Lorsque les efforts militaires commencèrent à repousser les militants du Nord en 2013, un grand nombre d’entre eux se relocalisèrent dans la partie centrale du pays. Alors que la violence y augmentait, l’état a battu en retraite, permettant ainsi leur croissance et leur expansion, selon un article d’avril 2019 par les chercheurs Natasja Rupesinghe et Morten Bøås pour le site Internet The Broker.
Lorsqu’il a été créé, le FLM était étroitement aligné sur le groupe touareg Ansar Dine et son chef Iyad Ag Ghali. Le chef du FLM était Amadou Koufa, prêcheur peul de Mopti qui avait commencé comme griot ou poète traditionnel, mais qui plus tard est devenu radicalisé. En 2012, il a rejoint Ansar Dine et en janvier 2013 il a conduit une attaque dans la ville de Konna. Cette attaque a réuni le groupe touareg, al-Qaïda au Maghreb islamique et le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), selon Mme Le Roux. (On estime qu’Amadou Koufa a été tué par les forces françaises en novembre 2018.)
Amadou Koufa a continué à travailler avec d’autres groupes de militants tels que le MUJAO et Al-Mourabitoune. Ce fut seulement en 2015 que le FLM reçut crédit pour ses premières attaques contre des cibles militaires dans les villages de Boulikessi, Nampala et Ténenkou. Selon l’article de Mme Le Roux, le FLM organisa ensuite une série d’attaques bien médiatisées :
En août 2015, le groupe attaque l’hôtel Byblos à Sévaré, en tuant 13 personnes. Parmi celles-ci, on compte quatre soldats maliens et cinq entrepreneurs travaillant pour la mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali.
En novembre 2015, le FLM revendique la responsabilité de l’attaque sanglante de l’hôtel Radisson Blu à Bamako, dans laquelle 22 personnes ont été tuées. Al-Mourabitoune déclare qu’il est également responsable pour cette attaque.
Le groupe d’insurgés attaque aussi en juin 2018 le quartier général de la Force conjointe du G5 Sahel à Sévaré, en combinant des voitures piégées, des engins explosifs improvisés et des attentats suicides. L’attaque incite les autorités à relocaliser le quartier général à Bamako, la capitale du Mali.
« Au total, il est probable que le FLM est directement responsable pour la mort de centaines de militaires maliens », écrit Mme Le Roux. Ses effectifs pourraient être entre plusieurs centaines et plusieurs milliers de membres, en particulier si on inclut les informateurs et ceux qui fournissent d’autres types de soutien. Le groupe contrôle plusieurs villages au centre du Mali.
« PARTIR OU MOURIR »
En utilisant la coercition et la peur, le groupe d’Amadou Koufa a construit une base de pouvoir dans les villages qu’il contrôle. Un rapport de novembre 2018 par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et l’Association malienne des droits humains explique que le FLM est différent de la plupart des groupes d’insurgés armés. Le rapport déclare qu’il est « avant tout une révolte sociale, en particulier celle des bergers nomades peuls, visant à renverser un ordre prédateur établi, catalysé par un prêcheur charismatique de la région ».
Dès 2015, le FLM exécute et enlève des responsables de l’état, notamment les autorités de la défense, les agents des eaux et forêts, les responsables municipaux, les juges, les enseignants et tous ceux qui sont considérés comme collaborant avec le gouvernement. Son intention est le retrait des responsables de l’état pour qu’il puisse s’emparer des fonctions sécuritaires, judiciaires, éducationnelles et économiques. À la fin de l’année scolaire 2018, 478 écoles sont fermées à Mopti et Ségou, y compris plus des deux tiers de toutes les écoles de Mopti.
Lorsque les autorités militaires et gouvernementales s’enfuient des villages du centre du Mali, le FLM reste sans opposition et promulgue la charia, règle les disputes concernant la terre, résout les litiges criminels et sociaux, gère les ressources et perçoit des impôts appelés zakât. Le groupe promulgue des codes religieux stricts et donne à ceux qui les oppose un choix simple, selon le rapport : « partir ou mourir ».
« Ils arrivent dans un village, ils réunissent tout le monde à la mosquée et ils déclarent ce qu’ils vont faire », dit un témoin aux investigateurs. « Ils donnent au village une semaine pour suivre leurs ordres. Ceux qui ne veulent pas peuvent partir. Mais ceux qui n’obéissent pas sont exécutés. Dans mon village, ils ont tué trois hommes qui collaboraient avec les autorités. Et ils ont fait la même chose dans beaucoup d’autres villages de la région. »
LES CONFLITS ETHNIQUES ALIMENTENT LES LUTTES
Le FLM étant principalement peul, cela conduit à des violences intercommunautaires au Mali central, et complique un environnement déjà dangereux. Le FLM et le JNIM ont tous les deux recrutés fortement auprès des bergers peuls. Aujourd’hui, une grande partie de la violence possède une dimension ethnique et culturelle qui dresse les Peuls contre les groupes ethniques bambaras et dogons, lesquels se dédient principalement à l’agriculture.
Depuis 2017, les milices bambaras et dogons, qui proclament des objectifs anti-djihadistes, ont tué des centaines de Peuls, y compris des femmes et des enfants, ce qui incite les Peuls à commettre des assassinats en représailles, selon un article du 3 juillet 2019 dans The Economist. L’armée malienne est considérée comme favorisant les Dogons et les Bambaras, ce qui intensifie le conflit.
La complexité des défis sécuritaires au centre du Mali peut être tracée sur plusieurs années ou plus. La rébellion du Nord en 2012 a forcé les autorités nationales à diriger leurs efforts là-bas, ce qui a augmenté la vulnérabilité du pays face aux tensions ethniques en effervescence. Certains Peuls avaient rejoint des groupes tels qu’Ansar Dine. Lorsqu’ils commencèrent à rentrer chez eux après l’intervention française de 2013, l’armée les suivit et les persécuta, selon un reportage d’Al Jazeera en juin 2019. C’est à ce moment que la création du FLM commença à intéresser les Peuls, qui protestaient contre ce qu’ils disaient être la persécution et la corruption de l’état. The Economist signale que les forces gouvernementales ont rejoint les milices dogons et bambaras en patrouille, et leur ont accordé un traitement spécial aux postes de contrôle, ce qui a enflammé encore plus les tensions avec les Peuls.
Ce mécontentement a alimenté les attaques du FLM contre les positions militaires et gouvernementales, ainsi que son récit de restauration d’un gouvernement islamique similaire à l’empire du Macina. Toutefois, les communautés dogons et bambaras ont considéré la mobilisation des Peuls comme une menace potentielle et ont commencé à prévoir leur propre protection, selon le reportage d’Al-Jazeera. En 2016, les Dogons ont créé Dan Na Ambassagou, une parmi plusieurs milices ethniques dogons, pour combattre la perception de menace des Peuls, lesquels ont répondu en formant leurs propres milices.
Mme Le Roux écrit qu’il existe des doutes sur le nombre de Peuls qui ont rejoint le FLM, parmi les 3 millions qui vivent au Mali. Mais il semble que l’attrait du groupe pour l’ethnie peule a enflammé les tensions de longue date entre les communautés peules et dogons.
Récemment, ces tensions se sont traduites en attaques spectaculaires qui ont détruit des villages et causé plusieurs centaines de morts. Le 9 juin 2019, des attaquants ont frappé Sobane Da, village dogon situé près de la ville de Sanga dans la région de Mopti, en massacrant environ 100 personnes, soit le tiers de la population du village, selon la BBC.
« Environ 50 hommes lourdement armés sont arrivés en moto et en pick-up », a déclaré Amadou Togo, un survivant, à Agence France-Presse. « Ils ont d’abord encerclé le village, puis ils ont attaqué. Tous ceux qui ont essayé de s’échapper ont été tués. Personne n’a été épargné : ni les femmes, ni les enfants, ni les personnes âgées. »
Aucun groupe n’a immédiatement revendiqué la responsabilité de l’attaque, mais elle s’est produite à la suite d’un incident en mars 2019 dans lequel des hommes armés portant des vêtements dogons traditionnels ont massacré plus de 130 villageois peuls dans la même région, selon le reportage de la BBC.
Depuis l’émergence du FLM en 2015, le groupe a été accusé de prendre les Dogons pour cible, en particulier pour venger les attaques contre les Peuls, selon Mme Le Roux. Il est probable que les Peuls ont subi le plus de décès lors de ces attaques.
En 2017, le Mali a lancé l’opération Dambe pour stopper le terrorisme, restaurer le contrôle de l’armée et du gouvernement, et aider à reconstruire la vie sociale et économique. Toutefois, la FIDH signale que, pendant Dambe, les forces armées ont exécuté 67 personnes lors de 6 opérations dans 6 villages en 2018. Le rapport l’a appelé une « caravane de la mort », qui s’est traduite par 6 charniers. Certains de ceux qui ont été détenus ont été torturés sans être tués.
Ces actes ont stigmatisé les Peuls comme terroristes et ont conduit à une perte de légitimité de l’état et à l’aliénation des habitants locaux. « En multipliant les abus, des éléments des FAMa [Forces armées du Mali] ont aussi incité un grand nombre de personnes à rejoindre les rangs des djihadistes ou des milices communautaires pour assurer leur défense et leur sécurité », selon le rapport.
LA MARCHE À SUIVRE
En plus des efforts gouvernementaux de lutte contre le terrorisme tels que l’opération Dambe et le travail de la MINUSMA (mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali) et de la Force conjointe du G5 Sahel, il faut faire davantage pour rétablir la paix au centre du Mali.
Fin 2018, le Mali lance un plan de désarmement, de démobilisation et de réintégration pour les groupes du Mali central, en ciblant les jeunes militants de là-bas. Mme Le Roux écrit que le Mali devra accroître sa supervision de la façon dont les forces armées interfacent avec les populations locales. Les allégations d’abus commis par les forces de sécurité devront être investiguées pleinement et adressées publiquement pour restaurer la confiance du public.
Il est insuffisant de fournir seulement la sécurité. La restauration des services publics et l’éducation des jeunes doivent aussi avoir priorité. Finalement, écrit Mme Le Roux, les responsables devront lutter contre les messages du FLM avec des filières personnelles, de radio et de réseaux sociaux.
Les chercheurs Natasja Rupesinghe et Morten Bøås en conviennent. Il est « crucial de restaurer la confiance entre les communautés locales et l’état dans le Mali central : cela veut dire fournir à tous les gens vulnérables des garanties de sécurité et une protection contre les attaques, et assurer une justice transparente et une prise de responsabilité pour les victimes. La stratégie devra aussi inclure des mesures à long terme telles que l’assurance de l’accès aux services de base, la justice équitable, le développement et l’éducation. La prévention des conflits doit prendre les devants. »