Africa Defense Forum

Q & R

DÉFÉRENCE, RESPECT ET CREDIBILITÉ

LE BRIGADIER-GÉNÉRAL SALEH BALA

parle du besoin d’une culture de professionnalisme dans les forces armées africaines

Le brigadier-général (à la retraite) Saleh Bala a passé 29 ans dans l’armée du Nigeria. Il est ancien chef d’état-major militaire de la Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire et ancien chef d’état-major pour le Centre d’infanterie de l’armée nigériane. Il a de longs antécédents comme enseignant des principes fondamentaux du professionnalisme pour les soldats, depuis les élèves officiers jusqu’aux officiers de grade intermédiaire. Il a été formateur à l’École d’infanterie de l’armée nigériane, formateur à l’Académie de la défense nigériane et membre de l’équipe dirigeante du Collège de commandement et d’état-major des Forces armées du Nigeria et du Collège de la défense nationale. Après avoir pris sa retraite en 2013, il a fondé une entreprise de recherche, formation et consulting, White Ink Consult. Il parle à ADF dans son bureau d’Abuja. Cette interview a été modifiée pour l’adapter à ce format.

ADF: Pouvez-vous parler d’un événement pendant votre carrière qui souligne l’importance du professionnalisme militaire et du comportement éthique ? Quelles sont les leçons que vous avez retenues de cet événement ? 

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA : J’étais le troisième officier militaire au quartier général de l’ONU à Abidjan en Côte d’Ivoire, en 2011 et 2012. Je devais assurer la coordination avec mes homologues civils puisque le quartier général de l’ONU est dirigé par les civils. J’ai donc appris comment travailler et négocier avec les deux cultures. La culture civile est très bureaucratique et la culture militaire est axée sur le commandement. Cette période d’un an et demi fut très difficile et mit à l’épreuve ma compréhension et ma formation au niveau stratégique. Il faut établir la compréhension, la coordination, la coopération et les communications afin de réaliser une intégration dans ce quartier général de très haut niveau.

ADF: Vous deviez donc trouver un équilibre entre les forces armées qui voulaient des résultats rapides et le leadership civil qui suivait ses propres procédures. Y avait-il d’autres enjeux ?

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA : Nous étions aussi la deuxième mission après celle de la République démocratique du Congo, qui fut le banc d’essai pour la politique de l’ONU sur la protection des civils. Ceci nous amena aussi en contact régulier avec les organisations non gouvernementales (ONG) qui voulaient toujours préserver leur neutralité du point de vue professionnel. Elles ne voulaient pas être vues avec les militaires, sinon leur neutralité serait perdue aux yeux des autres parties du conflit. Mais la politique de protection des civils prévoyait aussi notre sécurisation des routes, des zones libérées et des zones sécurisées dans lesquelles ces ONG pouvaient travailler efficacement. Nous devions jouer ce rôle sans affecter ni influencer leur propre politique de neutralité. C’était une situation difficile mais à la fin nous avons été capables d’établir la compréhension. Nous avions une coordination efficace pour sécuriser les zones où les déplacés internes (IDP) et les réfugiés étaient placés. Nous avons pu sécuriser les routes utilisées pour fournir l’assistance humanitaire et coordonner avec le gouvernement [ivoirien] pour assurer que la sécurité et l’administration civiles soient rétablies dans les régions libérées.

Un soldat nigérian garde l’hélicoptère présidentiel lors d’un événement dans l’état de Cross River. REUTERS

ADF:  En tant que formateur et mentor, comment avez-vous intégré les questions de professionnalisme et d’éthique dans la formation ? 

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA :  J’ai eu l’opportunité d’être formateur depuis le niveau tactique jusqu’aux niveaux opérationnel et stratégique. Cette période de mon service était aussi la période pendant laquelle le Nigeria passait d’un régime militaire à un régime civil. Elle était aussi une période cruciale et intéressante pendant laquelle le monde bipolaire est devenu unipolaire. C’était une période sujette à un changement de paradigme, lorsque les guerres entre les nations sont devenues des guerres au sein des nations. Cela a mis l’accent sur les opérations militaires pour qu’elles se conforment aux lois humanitaires et aux lois des conflits armés. Pour moi, passer du niveau tactique au niveau stratégique  était un équilibre difficile : former des officiers pour qu’ils aient l’instinct d’analyser les choses le plus vite possible au niveau tactique afin d’assurer le succès des combats. Mais au niveau opérationnel, il est devenu important pour les commandants de comprendre les considérations politiques et même diplomatiques. Donc, à mesure que nous avons développé les carrières et la formation, nous avons aussi intégré l’éducation politique critique et même la compréhension diplomatique à la sphère des opérations militaires. Nous avons inclus des blocs de formation pour les opérations globales de l’ONU, y compris la façon d’écrire les règles d’engagement, la compréhension des lois de la guerre, le droit humanitaire avec l’accent mis sur le traitement des IDP et des réfugiés, les opérations d’assistance, etc. Cela est entré en conflit avec l’enseignement de l’officier militaire de niveau inférieur, pour lui donner l’instinct de confronter les menaces et de les détruire. C’est un équilibre délicat et je l’ai poursuivi jusqu’au présent parce que je suis mentor pour de nombreux jeunes élèves officiers de l’Académie de la défense nigériane qui vont accéder au corps des officiers.

ADF:  La corruption est souvent une critique lorsqu’on parle du professionnalisme des forces armées africaines. La corruption existe souvent dans le processus d’achat. Pouvez-vous expliquer comment cela peut être évité ?

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA :  En premier lieu, il ne faudrait pas faussement interpréter ma réponse et penser que je dis que ce sont les politiciens qui influencent la corruption qui s’est infiltrée dans les forces armées. La corruption qui affecte les forces armées est tout à fait contraire à l’éthique et à la morale professionnelle. C’est surtout une préoccupation pour la vie et le bien-être des soldats. Cela fait du mal de voir des équipements inférieurs, et nous savons qu’ils peuvent être défaillants, avec des conséquences désastreuses pour la vie des soldats et les opérations. Nous avons subi massivement cette expérience avec l’insurrection de Boko Haram où, à un certain moment, et de façon honteuse, nos soldats bien formés et motivés ont dû faire volte-face et s’enfuir devant les insurgés. Cette question est complexe et difficile à traiter : nous avons maintenant un nouveau régime et une nouvelle focalisation, et le Ministère de la Défense reconnaît de façon appropriée que la demande de l’utilisateur final, c’est-à-dire la demande militaire, dicte le type d’équipement qui est requis. Cela se produit à la suite d’un test judicieux, d’une évaluation, d’une activité de recherche et développement, le tout basé sur une menace et un processus d’estimation doctrinaire. L’équipement doit être économique, et accommoder aussi le besoin d’interopérabilité entre les divers services puisque la plupart des opérations sont maintenant interarmées. L’achat de l’équipement doit donc se conformer à l’interopérabilité pour que les forces terrestres soient capables de communiquer efficacement et de partager leurs équipements avec les forces aériennes et navales. Et inversement. Même pour les forces paramilitaires, c’est-à-dire la police et la sécurité des frontières. Nous avons un effort coordonné qui, s’il est suivi, et si le processus d’achat est contrôlé par le Ministère de la Défense, devrait réduire la corruption. Il existe aussi une nouvelle politique qui a été adoptée, un accord bilatéral entre deux pays, entre deux gouvernements, sur l’achat de l’équipement militaire. De cette façon, la tentation pour les officiers militaires individuels de conclure des accords avec les entrepreneurs est bien réduite.

ADF:  Pouvez-vous préciser certains facteurs qui encouragent la corruption dans les forces armées africaines ? Sera-t-il nécessaire de changer la culture des institutions ?

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA : L’aspect culturel est en général un grand dilemme éthique pour l’officier militaire. Une fois que vous êtes intégré aux forces militaires, vous devenez une personne d’élite aux yeux de votre communauté et vous devez gravir l’échelle sociale. On s’attend à ce que vous reveniez dans votre ville natale pour acheter une maison très confortable. Vous êtes supposé conduire une voiture de luxe. Vos enfants sont supposés aller dans les meilleures écoles. Vous êtes supposé payer pour les frais de scolarité, les factures médicales, les voyages, les mariages et l’alimentation de votre famille au sens large. Vous ne pouvez définitivement pas faire cela avec votre salaire de base. Cela exerce donc beaucoup de pression sur l’officier militaire africain moyen. Pour la retraite, nous n’avons pas de pension vraiment robuste. Vous prenez votre retraite avec le grade de brigadier-général avec 1 étoile, et votre pension mensuelle est 600 dollars. Comment survivre avec cela ? Lorsque vous étiez dans le service, votre salaire s’élevait à 1.300 dollars avec logement gratuit, électricité gratuite, voiture de service. Comment équilibrez-vous toute cette pression socio-culturelle avec les besoins de votre famille ? Donc, typiquement, lorsque les officiers sont proches de l’âge de la retraite, ils sont influencés par la corruption afin de trouver un dispositif de protection pour eux-mêmes.

ADF:  Comment cela peut-il être changé ?

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA : Plusieurs efforts existent maintenant au sein des forces armées pour assurer un atterrissage meilleur et plus raisonnable pour les officiers qui prennent leur retraite. Nous avons un programme de pension indépendant, qui ne change pas exactement le taux de la pension mais qui assure au moins que vous toucherez votre pension chaque mois, contrairement au passé lorsque vous deviez attendre un, deux, voire trois ans après la retraite avant de commencer à recevoir la pension. Nous avons aussi lancé un programme d’assurance auquel vous pouvez contribuer pour obtenir une assurance santé. Il existe aussi un plan de logement selon lequel vous versez des contributions pendant vos années de service et vous recevrez un logement d’un certain niveau là où vous avez l’intention de prendre votre retraite.

Mais la prépondérance de la corruption chez les élites non militaires est toujours un facteur d’incitation pour les officiers militaires. Vous pouvez trouver aujourd’hui quelqu’un, même beaucoup plus jeune, qui est devenu sénateur ou gouverneur d’un état, qui peut prendre l’avion et qui possède même des jets privés, des voitures chères, et qui peut assurer sa propre sécurité. Cela incite les officiers à abandonner leur éthique, à l’encontre de leur formation et leur tradition. Mais nous faisons des efforts pour former et mettre l’accent sur l’éthique, depuis l’école des élèves officiers jusqu’au collège d’état-major et au collège de la défense, ainsi que dans la formation régulière des officiers et des non gradés au cours des années.

ADF:  Malgré les défis, des enquêtes effectuées dans de nombreux pays d’Afrique montrent uniformément que l’armée est l’une des institutions les plus respectées. Pourquoi, selon vous ?

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA : Cela concerne surtout la culture institutionnelle et la confiance de la population dans les forces armées. Les forces armées sont réputées être respectueuses, professionnelles et avoir une éthique régimentaire stricte. Les ordres sont les ordres. Et en plus, les forces armées sont toujours dans leur caserne, isolées du grand public. Cette distance donne à l’armée une image de grandeur et d’invincibilité qui a été préservée en Afrique au cours des soixante dernières années, malgré les aberrations historiques de l’implication militaire dans la gouvernance. Dans les forces armées, des ordres et des projets spécifiques sont exécutés dans des délais courts. Cela est très différent du processus bureaucratique civil qui nécessite une consultation, une diligence raisonnable et une évaluation politique avant que le projet n’aboutisse.

ADF:  Comment l’armée maintient-elle cette position aux yeux des civils ? 

BRIGADIER-GÉNÉRAL BALA :  L’armée doit maintenir ce professionnalisme afin de maintenir et conserver son image de déférence et de respect, sa crédibilité générale aux yeux de ses dirigeants civils. Ainsi, elle doit se retirer et ne jamais être tentée de prendre ou d’affecter les décisions politiques. Elle doit aussi maintenir sa culture basée sur le mérite afin de sélectionner seulement les meilleurs comme leaders. Elle doit aussi se soumettre à la supervision par les civils. Dans plusieurs forces armées, sans mentionner les noms des pays, on constate que, simplement pour être le fils du président, on est nommé chef des services de renseignement ou même chef d’état-major de la défense. Ceci affecte les forces armées d’un certain nombre de pays et conduit à un manque d’efficacité pour ces forces armées dans les opérations sur le continent. Mais on comprend très bien que l’armée doive conserver sa subordination au régime civil et, dans ces limites, elle devrait développer la mobilité vers le haut de ses officiers et ses non gradés, selon leur mérite.

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