Africa Defense Forum

ABUS DE POUVOIR

LA VIOLENCE SEXISTE ET SEXUELLE PEUT ENTRAVER LES MISSIONS ET TERNIR LA RÉPUTATION DES ARMÉES

PERSONNEL D’ADF

La violence sexiste et sexuelle (VSS) et l’exploitation et les abus sexuels (EAS) ont été des problèmes majeurs dans les missions de maintien de la paix pendant de nombreuses années. Les missions en Bosnie, en République Centrafricaine (RCA), en République démocratique du Congo et autres, ont fait état d’agressions sexuelles durant ces vingt dernières années. Ces accusations portent préjudice à la crédibilité et à l’efficacité de ces missions.

L’instabilité actuelle en RCA a fourni l’un des exemples les plus extrêmes d’abus de civils perpétrés par les Casques bleus. Selon l’International Business Times, un rapport interne des Nations Unies indique que des soldats de la paix ont abusé d’une dizaine de jeunes garçons âgés de 8 à 15 ans, en échangeant de la nourriture et de l’argent contre des actes sexuels dans un camp de personnes déplacées à Bangui, entre décembre 2013 et juin 2014.

La taille, la portée et la complexité des missions internationales de maintien de la paix peuvent compliquer les efforts de prévention de la VSS.

À titre d’exemple, au 31 mars 2016, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (MINUSCA) comptait 9.799 soldats, 1.896 policiers et plus de 1.000 autres membres du personnel. Quarante-huit pays ont fourni des troupes à la mission. Le nombre de pays contributeurs de troupes (PCT), le nombre disparate de membres du personnel ayant différents niveaux de formation, la prévalence de civils vulnérables, l’absence de paix et d’institutions gouvernementales dans le pays hôte, rendent la tâche de s’attaquer au problème de la VSS d’autant plus compliquée.

Le général de division ougandais, Fred Mugisha, rappelle les conditions qu’il a connues au cours de son service en tant que commandant des forces de la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), de 2011 à 2012.

Lorsque la mission de maintien de la paix a commencé, en 2007, les forces du gouvernement somalien se composaient de militants non disciplinés qui avaient servi divers chefs de guerre à travers le pays. Les forces de l’AMISOM de Fred Mugisha étaient originaires de divers pays, les soldats ayant différents niveaux de formation et de connaissances. Ces troupes devaient travailler avec les forces somaliennes.

« Les troupes de l’AMISOM étaient mieux entraînées, mieux équipées, mais je ne pense pas que les différents pays aient eu des normes unifiées en ce qui concerne la prévention de la violence sexiste », a déclaré Fred Mugisha à ADF.

La violence sexiste et sexuelle inclut une large gamme de délits tels que le viol, l’agression, le mariage forcé/précoce et même la traite des êtres humains. Les Nations Unies donnent la définition suivante de l’exploitation sexuelle : le fait d’abuser ou de tenter d’abuser d’un état de vulnérabilité, d’un rapport de force inégal ou de rapports de confiance à des fins sexuelles, y compris, mais non exclusivement en vue d’en tirer

un avantage pécuniaire, social ou politique. Dans les missions de maintien de la paix, la VSS/les EAS ont souvent inclus l’abus de femmes, d’hommes, de garçons et de filles. Parfois, de la nourriture ou d’autres ressources sont échangées contre des faveurs sexuelles. Il s’agit là d’un abus de la responsabilité du Casque bleu de protéger les civils.

Au moment où un incident est signalé, de nouveaux problèmes surgissent : les crimes sont commis dans un pays où la structure et les institutions gouvernementales sont inopérantes. La responsabilité des poursuites pénales est entre les mains du PCT qui a envoyé le soldat incriminé, lequel doit être renvoyé chez lui pour être poursuivi. Le rapatriement engendre des problèmes immédiats quant à la preuve et à l’accès aux victimes. Même si le PCT entame des poursuites, cela se fera loin de la victime et de la communauté au sein de laquelle le crime a eu lieu.

« Mais la victime – la personne dont les droits ont été violés – ne sera pas dans le PCT pour veiller à ce que la loi soit appliquée et que justice soit faite », a déploré Fred Mugisha. « Quel est le résultat ? Cela engendre la méfiance. On pense que vous avez simplement rapatrié le suspect et que la justice ne suivra pas son cours. Et cela, bien sûr, crée certains sentiments négatifs ».

ABORDER LE PROBLÈME

Pour progresser dans la lutte contre l’exploitation et les abus sexuels, il faudra une formation à différents niveaux et un engagement à obtenir justice lorsque des crimes ont été commis. Cela ne sera pas chose facile, mais il y a des signes prometteurs qui indiquent que le problème est de plus en plus connu en Afrique. Des cas très médiatisés ont attiré l’attention du public et cette attention s’affaiblira si l’on a l’impression que les faits restent impunis, comme c’est souvent le cas avec les violations.

Cynthia Petrigh de Beyond peace, coordonne des exercices en extérieur avec des gendarmes maliens. Elle a dirigé une formation des troupes maliennes sur la violence sexuelle et sexiste.
CYNTHIA PETRIGH

Thembile Segote, juriste principale de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, a passé 10 ans à poursuivre divers crimes, y compris le viol, dans son Lesotho natal. Elle a aussi engagé des poursuites dans deux cas de violences sexuelles entre 2006 et 2009, au Tribunal pénal international pour le Rwanda. Elle a traité cinq autres cas en appel entre 2010 et 2014 et a traité le problème de la VSS au niveau politique.

« En tant que procureur, j’estime que ces crimes doivent être punis de la même manière que d’autres crimes, c’est-à-dire d’une peine de prison, la plupart du temps », a déclaré Thembile Segote à ADF en ajoutant que les coupables doivent aussi être renvoyés de l’armée. Trop souvent, les actes sont considérés comme une simple mauvaise conduite, ce qui banalise le sérieux et la gravité du délit.

Selon Thembile Segote, pour poursuivre efficacement la violence sexuelle et sexiste dans les missions de maintien de la paix, plusieurs entités doivent être impliquées à différents niveaux :

Les pays contributeurs de troupes : les Nations Unies laissent aux pays contributeurs de troupes la responsabilité d’enquêter et de poursuivre ou de punir leurs propres soldats lorsqu’ils sont accusés de violences sexuelles. Ceci se produit généralement lorsque les soldats accusés sont rapatriés dans leur pays.

Le rapatriement complique les choses en ce sens que les accusés sont éloignés des accusateurs et les pays peuvent alors facilement fermer les yeux sur la responsabilité de l’auteur des faits. On peut contourner cette situation, en accordant aux pays hôtes « des obligations subsidiaires d’engager des poursuites pénales ». De cette manière, si un pays n’assume pas ses responsabilités, le pays hôte peut alors agir.

Cynthia Petrigh, fondatrice et directrice de Beyond peace, un cabinet-conseil en matière de soutien de la paix et des droits de l’homme, dont le siège est à Singapour, a suggéré que lorsque les PCT engagent des poursuites, ils devraient envoyer des juges et des juristes dans le pays hôte pour statuer, « afin que tout le monde sache qu’il y a une justice ». De cette manière, la présentation des preuves et des témoins serait simplifiée.

Le pays hôte de la mission de maintien de la paix : les pays hôtes devraient enquêter et rapporter au commanditaire de la mission – l’ONU, l’Union européenne ou l’Union africaine – et au PCT. De cette manière, l’attention est attirée sur le problème et le PCT est tenu pour responsable.

Les commandants des missions de maintien de la paix : le premier devoir du commandant d’une mission, lorsqu’il est informé de cas de VSS, est « de prendre toutes les mesures nécessaires pour y mettre fin », a déclaré Thembile Segote. Le commandant doit aussi rendre compte de la situation au PCT et aux commanditaires de la mission.

Les commanditaires de la mission : des organes tels que les Nations Unies devraient mener des enquêtes sur la base de rapports reçus d’autres parties prenantes, prendre en compte les recommandations du commandant de la mission et tenir le PCT responsable des poursuites pénales contre les auteurs.

LA VALEUR DE LA SENSIBILISATION ET DE LA FORMATION

La plupart des démarches pour lutter contre la violence sexuelle devraient être entreprises avant que le délit ne soit commis. Ceci demande une formation adéquate du personnel militaire et l’information des populations civiles sur leurs droits, avant le commencement d’une mission. Les conditions dans les pays hôtes rendent les civils particulièrement vulnérables aux abus et à l’exploitation.

« Il n’y a pas de paix ; les gens courent toujours pour sauver leur vie », a regretté Thembile Segote, en ajoutant que les pays hôtes manquent généralement de stabilité et que les institutions auprès desquelles les victimes peuvent signaler qu’elles ont été agressées sexuellement font défaut. Ce manque de sécurité et ce sentiment de désespoir rendent les civils vulnérables et ils sont facilement contraints à des relations abusant de leur besoin de protection ou d’aide humanitaire, comme la nourriture ou les médicaments.

« À ce moment-là, en raison de la situation vulnérable dans laquelle ils se trouvent, ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont victimes d’exploitation, alors ils ne le signaleront pas parce qu’ils ne sont pas conscients d’être des victimes… parce que dans ces conditions, ce qui importe c’est de savoir « où sera mon prochain repas ? » », a poursuivi Thembile Segote.

Cynthia Petrigh convient qu’il est essentiel que les civils connaissent leurs droits. Toutefois, il vaut mieux que cette tâche soit réalisée par des organisations non gouvernementales et les Nations Unies, et non les armées. « Lorsque les gens connaissent leurs droits, les violations diminuent », a-t-elle affirmé.

Les armées devraient aussi participer à des formations spécialisées sur la base de programmes approuvés par l’ONU sur le droit humanitaire et sur la manière de se comporter avec les civils. Commencer par là permet d’éviter des poursuites ultérieurement. Le Royaume-Uni a envoyé Cynthia Petrigh au Mali pour y participer à une formation de l’Union européenne. Elle a formé environ 2.700 soldats, ce qui correspondait à l’époque à environ la moitié de l’armée nationale. Pendant son séjour de 11 mois, elle a reçu environ 700 soldats à la fois, qui étaient divisés en 10 groupes. Pendant 10 semaines, elle a informé les groupes sur la violence sexiste et sexuelle et sur le droit humanitaire. Elle a évalué son efficacité de quatre manières :

Premièrement, la formation ne s’est pas limitée à des cours magistraux. La connaissance de la violence sexuelle et des relations entre les sexes a été testée dans des exercices tactiques. Par exemple des dilemmes fondés sur le sexe ont été introduits dans une simulation de filtrage aux points de contrôle pour sécuriser une fabrique d’engins explosifs improvisés (EEI). Au lieu d’une fabrique d’EEI, les soldats ont trouvé un local rempli de femmes.

Deuxièmement, beaucoup de soldats se sont rendus dans le nord du Mali pour combattre les rebelles islamiques, après leur formation, et des observateurs des droits de l’homme ont constaté que le comportement des troupes maliennes s’était amélioré.

Troisièmement, Cynthia Petrigh a débriefé un bataillon qui retournait d’un déploiement dans le Nord. Les soldats ont indiqué que leur formation et leurs connaissances avaient amélioré leurs relations avec les civils et facilité leurs opérations.

Enfin, elle a aussi demandé aux soldats de remplir un questionnaire au début et à la fin de leur formation. Elle leur a posé la même question à chaque fois. Les résultats étaient positifs et clairs.

« Je vais vous donner un exemple : le premier jour, l’un des soldats maliens… a dit que « le viol était la beauté de la guerre ». Et, au bout de la dixième semaine, j’ai demandé au même soldat « qu’avez-vous appris pendant cette formation ? ». Une question très ouverte. Et il a répondu « oh, nous avons appris comment traiter les prisonniers, les civils et les femmes ». Alors je lui ai demandé « et comment traiterez-vous les femmes ? » Il a répondu : « je traiterai les femmes comme ma sœur et comme ma mère » ».

La formation de Cynthia Petrigh au Mali n’a pas été le seul effort de lutte contre la VSS en Afrique. En août 2015, l’AMISOM a organisé une formation sur le genre et la VSS à l’École de paix et d’étude des conflits du Centre international de formation au soutien de la paix, à Karen, au Kenya. Le cours, destiné au personnel de l’AMISOM et financé par le gouvernement norvégien, a formé 20 participants venus de 10 pays africains, pour la plupart des policiers et des soldats de l’AMISOM.

L’Ouganda a aussi intensifié ses efforts de lutte contre la violence sexuelle. Le gouvernement a fourni 2 hectares au Centre régional de formation de la Conférence internationale de la région des Grands Lacs sur la prévention et la suppression de la violence sexuelle dans la région des Grands Lacs. Depuis février 2014, l’Ouganda a fourni des bureaux au Centre, au sein de son ministère de l’Égalité des sexes, du Travail et Développement social.

En ce qui concerne la VSS, la sensibilisation est essentielle, tant pour les soldats que pour les civils. Et lorsqu’il est convenablement formé, le personnel militaire réagit bien. Cynthia Petrigh a observé que les soldats veulent être fiers de leur pays et faire les bons choix. C’est ce qu’elle a constaté au sein de l’armée malienne. Elle a été impressionnée par la manière dont ils ont réagi et compris « que c’est important pour l’image de leur pays ».

« Ils ont dit « nous ne voulons pas violer ; nous ne voulons pas donner une mauvaise image des forces armées de notre pays » ».

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