LES PROGRAMMES VISANT À DÉRADICALISER LES EXTRÉMISTES SONT NÉCESSAIRES ET IMPARFAITS
La version idéalisée de la déradicalisation est que cela se produit en un instant. Un djihadiste dévoué à sa cause voit la lumière et choisit de partir. Dans cette version, il devient horrifié par la violence qu’il voit tout autour de lui et il décide d’abandonner la cause. Malheureusement, la réalité est beaucoup plus complexe.
De la même façon que des individus rejoignent des groupes extrémistes pour de nombreuses raisons, ils les quittent pour des raisons tout aussi complexes. Les incitations économiques, la persuasion théologique, la désillusion ou la mort d’un leader charismatique sont tout autant d’éléments pouvant inciter un individu à tourner le dos au terrorisme. Et une fois qu’il choisit de partir, le travail véritable commence.
Bien qu’il n’existe pas de plan détaillé pour la déradicalisation, les gouvernements se penchent sur ce qui a marché historiquement en vue de mettre en œuvre des stratégies visant à affronter tant les extrémistes dans leur pays d’origine que les combattants aguerris de retour de l’étranger. Les pays d’Afrique du Nord, en particulier, sont aux prises avec le phénomène des « rapatriés radicaux », des jeunes gens qui sont partis pour combattre en Irak et en Syrie et sont de retour, dans bien des cas, pour poursuivre le combat extrémiste au pays. Rien qu’en Tunisie, on estime qu’entre 1.500 et 3.000 individus ont quitté le pays pour rejoindre l’EI. La plupart retourneront un jour au pays.
Un point de départ pour comprendre la déradicalisation est de se rendre compte que cela ne signifie pas nécessairement la survenance d’une transformation totale. Le Dr Omar Ashour, un expert égyptien de la déradicalisation enseignant à l’Université d’Exeter au Royaume-Uni, affirme qu’au cœur de la déradicalisation il y a le renoncement de quelqu’un à la violence en tant que moyen pour accomplir ses objectifs.
« Il s’agit d’une transition du militantisme armé au militantisme non armé », a-t-il indiqué à ADF. « Cela signifie que l’utilisation de la violence en tant qu’outil du changement social et politique est un comportement abandonné. Ils la rejettent, et ils passent même à l’étape supérieure en la délégitimant ».
Cela ne signifie pas que l’extrémiste revenu de son engagement change complètement sa vision du monde. « Il ne s’agit pas d’un changement vers la modération ou de faire rentrer dans le rang n’importe qui », précise Omar Ashour.
Certains chercheurs établissent une nette distinction entre, d’une part, l’individu déradicalisé qui renonce à ses convictions extrêmes et accepte les valeurs démocratiques et pluralistes, et, d’autre part, l’individu qui s’est simplement « désengagé », qui quitte un groupe terroriste et abandonne la violence.
Rashad Ali est associé de recherches à l’Institute for Strategic Dialogue, et s’emploie à faire revenir de leur engagement les jeunes gens radicalisés au Royaume-Uni. Il affirme qu’il est dangereux d’arrêter le processus au désengagement. Un programme doit également prendre en compte l’idéologie. Sinon, ajoute-t-il, « vous ne faites que le contenir et le mettre en incubation. Vous devez obtenir un certain niveau d’engagement, même s’il est minimal, au regard de la compréhension des enjeux qui les ont motivés et qui les ont attirés [vers l’extrémisme] ».
LA PORTÉE DES PROGRAMMES
Il existe trois types de programmes de déradicalisation, d’après les recherches d’Omar Ashour :
Une formule englobant tous les aspects de la question dite totale. Elle comprend le changement d’idéologie des extrémistes au niveau individuel, le changement de leur comportement, et le démantèlement de la structure d’un groupe terroriste. Ces programmes sont les plus difficiles et les plus onéreux, mais ils enregistrent le taux de réussite à long terme le plus élevé.
Les programmes de fond s’emploient, avec les individus, à leur faire hanger d’idéologie et de comportement, même s’ils ne s’emploient pas nécessairement à faire ce travail avec le groupe dans son ensemble. Cette méthode peut porter atteinte à la dynamique et à l’énergie d’un groupe, mais elle ne va pas à la racine du problème.
Les programmes pragmatiques ne cherchent pas à changer l’idéologie d’un extrémiste, mais s’efforcent de changer seulement leur comportement. Cette méthode consiste à pousser l’extrémiste à faire un choix calculé d’améliorer sa vie en renonçant au comportement extrémiste pour en retirer certains avantages.
STRATÉGIES
Dans un monde idéal, tous les programmes de déradicalisation engloberaient l’ensemble des aspects de la question. En réalité, une approche pragmatique est souvent la meilleure option. Voici certaines stratégies qui ont bien fonctionné dans diverses régions du monde. Les experts indiquent qu’il est important d’employer autant de stratégies que possible, parce que chacune d’entre elles constitue pour un individu déradicalisé un obstacle rendant problématique son retour aux anciens engagements.
Intervention théologique : L’endoctrinement des extrémistes repose souvent sur des opinions religieuses qui sont tout simplement incorrectes. De fait, de nombreux jeunes gens recrutés dans des groupes extrémistes n’ont été que peu familiarisés avec la religion avant de rejoindre ces groupes, voire pas du tout. Ceci les rend vulnérables à l’acceptation d’enseignements déformés.
Les programmes de déradicalisation mettent ces jeunes gens directement en présence d’érudits et imams modérés, lesquels leur expliquent que ce qui leur a été enseigné est faux. Ceci se produit généralement en prison. Rashad Ali affirme que l’intervention théologique est efficace lorsqu’elle montre à un individu radicalisé que ce à quoi il adhère est véritablement en violation de la tradition islamique. Par exemple, un ouvrage extrémiste connu sous le nom de Management of Savagery (Gestion de la sauvagerie), qui promeut la nécessité de massacrer les infidèles — y compris des coreligionnaires musulmans — est utilisé par l’EI pour justifier les tueries, et est aisément réfutable par un érudit islamique.
« Vous leur montrez qu’ils ne suivent pas les enseignements religieux qu’ils affirment être tels », a indiqué Rashad Ali à ADF. « C’est notre processus d’engagement. C’est en quelque sorte un processus socratique, de questionnement, de démonstration, de déconstruction de l’imposture, plutôt qu’un processus visant à les persuader de penser quelque chose de différent. Lorsqu’ils passent par ce processus, ils finissent au bout d’un moment par conclure que soit c’est tout l’ensemble qui s’effondre, soit ils en ont assez, soit ils ont besoin de s’éloigner de tout cela ».
Certains gouvernements, y compris l’Arabie saoudite, qui affirme obtenir un taux de réussite de 90 pour cent ou plus, ont institutionnalisé les interventions théologiques. En 2013, le gouvernement saoudien a ouvert une installation somptueuse de 76.000 mètres carrés qui héberge des personnes soupçonnées d’extrémisme originaires de 41 pays. Le programme de réhabilitation englobe tous les aspects de la question et inclut un traitement psychologique, un enseignement religieux, et une aide à la réintégration sociale et à la réconciliation avec la famille. Cette méthode peut être efficace, mais elle est également onéreuse et peut présenter des difficultés pour des gouvernements ayant des moyens limités et qui sont confrontés à un important vivier d’extrémistes.
Pour maximiser leur impact, d’autres gouvernements adoptent une macro-approche. Certains pays ferment les mosquées radicales et jouent un rôle plus actif dans la formation d’imams modérés. Par exemple, au début de 2015, le Maroc a ouvert un centre d’une valeur de 20 millions de dollars en vue de former des érudits religieux et des imams originaires du monde entier.
Certains ont également cherché à donner plus de résonance aux voix positives et à prendre des mesures répressives contre ceux qui prêchent la haine. Après deux attaques terroristes en 2015, la Tunisie a fermé 80 mosquées radicales. Pour délégitimer la violence, plusieurs pays ont parrainé des initiatives visant à téléviser des déclarations faites par certains religieux qui affirment que les actes violents sont contraires aux enseignements de l’islam.
Idayat Hassan, directrice du Centre for Democracy and Development au Nigeria, fait valoir que parmi les premières personnes attaquées par Boko Haram dans le nord du Nigeria, se trouvaient des religieux et d’autres personnes qui mettaient en question les enseignements théologiques du groupe. Un programme gouvernemental pourrait jouer un rôle efficace en contribuant à diffuser le message de ceux qui exposent les impostures de la théologie radicale.
« Il existe de nombreux religieux qui ont prêché contre ces sectes, mais qui est au courant ? Il y a des cassettes, des vidéos, des ouvrages dans l’ensemble du Nigeria qui mettent réellement en question la plupart des enseignements de cette secte [Boko Haram] », précise-t-elle. « Le défi est de savoir comment organiser tout cela à une plus grande échelle ».
Intervention psychologique : Bien que la guerre religieuse soit le prisme à travers lequel les extrémistes canalisent leur rage, la religion ne la définit pas. Le journaliste syrien Hassan Hassan, qui a interviewé de nombreux membres de l’EI, dit avoir trouvé qu’il y avait six raisons pour lesquelles des individus se sont radicalisés. Seules deux de ces raisons avaient quelque chose à voir avec la religion. Les raisons les plus fréquemment citées pour lesquelles ils rejoignent ces groupes relèvent de deux grandes catégories : tout d’abord, ils veulent se sentir importants, et ensuite, ils veulent suivre un leader ayant une idéologie claire et qui leur procure le sentiment d’avoir un but.
À l’inverse, l’une des raisons habituelles pour lesquelles les extrémistes choisissent de quitter un groupe terroriste est la désillusion, d’après le Dr John Horgan, qui a interviewé plus de 150 anciens terroristes. Ce sentiment résulte d’une disparité entre la vie imaginée d’un djihadiste et la brutalité et la dépravation qui caractérise la vie au sein d’un groupe terroriste.
« Certains des anciens terroristes que j’ai interviewés m’ont dit qu’ils étaient profondément désillusionnés par leurs groupes longtemps avant de franchir les étapes les menant à leur départ », explique John Horgan. « S’ils étaient réticents à partir, c’était en grande partie parce qu’ils ne voyaient pas de moyen de sortir de l’impasse. Dans de nombreux pays, la déradicalisation est une véritable deuxième chance dans la vie — la seule alternative réelle à une vie passée en prison ou en fuite ».
Cela signifie généralement que ceux qui partent ou sont capturés sont prêts à laisser derrière eux leur vie passée. Un soutien psychologique peut concourir à ce processus. Cette thérapie individuelle inclut l’examen des motivations qui ont mené à la violence, l’exploration de l’empathie à l’égard des victimes et l’enseignement à la personne de nouvelles manières de canaliser un désir de travailler à changer le monde.
Incitations : Les programmes de déradicalisation ne peuvent pas seulement exercer un attrait sur les croyances philosophiques et religieuses d’une personne. Ils doivent également faire appel au calcul froid et aux intérêts personnels. Un large éventail d’incitations s’est avéré efficace pour persuader les extrémistes à renoncer à la violence. Celles-ci incluent des offres d’amnistie, de libération des prisonniers, des versements, la protection des familles et de l’aide pour trouver un emploi.
Bien que certains puissent trouver répugnant de récompenser des individus pour leur comportement violent, les experts affirment que c’est d’une importance cruciale. « Je n’ai pas connaissance de cas de [déradicalisation] réussie qui aient omis les incitations », précise Omar Ashour. « Dans tous les cas réussis de l’Indonésie ou du Maroc, il y a eu recours à des incitations. Cela s’échelonne depuis de meilleures conditions d’emprisonnement, au minimum, jusqu’à une formule de partage du pouvoir, au maximum ». Omar Ashour a ajouté que les incitations étaient mieux utilisées sélectivement dans le cadre d’un ensemble englobant tous les aspects de la déradicalisation.
L’une de ces incitations, à laquelle on ne prête pas souvent attention, mais qui est hautement efficace, est la protection pour les familles. En Algérie, au début des années 2000, certains membres de ces groupes extrémistes sont restés en leur sein de crainte que d’autres membres du groupe se vengent sur leurs familles s’ils le quittaient. De même, Boko Haram a contraint par le chantage des jeunes gens à rejoindre le groupe en menaçant les membres de leur famille. Si les gouvernements peuvent offrir des services de protection ou de réinstallation aux familles des transfuges, ces transfuges sont moins susceptibles de retourner vers le groupe ou de se « reradicaliser ».
Leadership : Lorsque la structure de pouvoir d’un groupe extrémiste est démantelée et que des leaders charismatiques sont cooptés ou éloignés du champ de bataille, cela devient beaucoup plus facile de déradicaliser les recrues de base. Les faits ont régulièrement confirmé ce processus. En 1997, en Algérie, le général d’armée Isma’il Lamari a risqué sa vie et sa crédibilité professionnelle lorsqu’il s’est rendu dans un bastion montagneux de l’Armée islamique du salut (AIS) afin de conduire des négociations de paix directes avec son dirigeant. La manœuvre a réussi et il a pu obtenir des dirigeants de l’AIS qu’ils renoncent à la violence, ce qui s’est avéré être la première étape pour obtenir que l’organisation entière dépose les armes. Dans les années 1990, en Égypte, les dirigeants emprisonnés de deux groupes, al-Gama’a al-Islamiyya et le Djihad islamique égyptien, ont fait l’objet d’interventions théologiques menées à bien par des érudits et des imams respectés, et ils ont décidé de renoncer à la violence. Ce message a été transmis à des combattants à travers le pays, lesquels ont suivi leur exemple.
Dans chaque cas, l’enseignement à tirer est qu’en matière de déradicalisation, le fait de persuader les dirigeants de déposer les armes change la donne. Une étude réalisée par Rand Corp. sur 268 groupes terroristes qui étaient actifs entre 1968 et 2006 a révélé que seuls 7 pour cent d’entre eux ont été défaits par les armes. Bien plus nombreux (43 pour cent) ont été ceux qui ont choisi de déposer les armes et de poursuivre leurs causes par le biais du système politique ou à travers des négociations directes avec le gouvernement.
« Vous vous chargez des commandants, un petit nombre bien choisi, et ce sont les commandants eux-mêmes qui convainquent les rangs intermédiaires et les recrues de base », explique Omar Ashour. « S’ils sont assez charismatiques et que la base croit suffisamment en eux, on obtient habituellement d’assez bons résultats ».
Comments are closed.