DES EFFORTS SONT EN COURS EN SOMALIE ET AILLEURS POUR PROTÉGER LES CIVILS LORS DES MISSIONS DE MAINTIEN DE LA PAIX
mesure que les forces de l’Union africaine tentaient de reprendre Mogadiscio, en Somalie, aux insurgés d’Al-Shebab, elles ont été confrontées à un dilemme mortel.
Al-Shebab s’était retranché dans le marché Bakara de la capitale, au sommet d’une colline dans le quartier des affaires de la ville. À partir de cette zone densément peuplée, les extrémistes recrutaient des membres, extorquaient de l’argent aux négociants et creusaient des fossés profonds autour du marché pour en interdire l’accès aux chars et aux véhicules militaires, a relaté la Voix de l’Amérique en 2011.
« Le problème est que Bakara est un lieu très difficile », a indiqué à VOA Rashid Abdi, analyste de la Somalie auprès de l’International Crisis Group de Bruxelles. « C’est un dédale d’échoppes ou de kiosques densément agglutinés. Il regorge d’habitants, de commerçants, d’acheteurs. C’est un endroit très difficile à contrôler, et Al-Shebab a utilisé le marché Bakara pour lancer des attaques au mortier sur les positions [gouvernementales].»
Lorsque Al-Shebab tirait des obus de mortier sur les forces de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) depuis l’intérieur du marché, les forces de l’AMISOM ripostaient, ont déclaré les responsables des États-Unis et de l’UA au Wall Street Journal en 2010. « La riposte aux attaques nous pose un problème », a admis un responsable de l’UA. « C’est devenu un enjeu réel et grave. »
La stratégie visant à s’engager dans la tâche à la complexité croissante d’une mission de consolidation de la paix tout en protégeant les civils, ou tout au moins sans leur porter atteinte, continue d’être un sujet de controverse pour les soldats, les responsables politiques et les travailleurs humanitaires. Le Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon a résumé ces enjeux lors d’une allocution au Conseil de sécurité en juin 2014 :
« Les opérations de maintien de la paix des Nations Unies ont de plus en plus la mission d’intervenir là où il n’y a pas de paix à maintenir », a-t-il déclaré. « Nous constatons des niveaux de violence considérables au Darfour, au Soudan du Sud, au Mali, en République centrafricaine et dans l’est de la République démocratique du Congo, où plus des deux-tiers de l’ensemble de notre personnel militaire, policier et civil est déployé. »
Il a ajouté que les « opérations de maintien de la paix étaient de plus en plus effectuées dans des environnements plus complexes comportant des menaces asymétriques et non conventionnelles ».
Mettre l’accent sur la protection des civils
En 1999 les Nations Unies ont ajouté une disposition portant sur la protection des civils (POC) contre la violence physique au mandat de la Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL), et c’était la première fois qu’un tel mandat avait été donné à une mission de maintien de la paix.
La résolution 1270 du Conseil de sécurité réaffirme que « la MINUSIL peut prendre les dispositions voulues pour assurer la sécurité et la liberté de circulation de son personnel et, dans la limite de ses capacités et à l’intérieur des zones dans lesquelles elle est déployée, offrir une protection aux civils menacés d’actes imminents de violence physique. »
Dix ans après, le Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires et le Département des opérations de maintien de la paix se sont penchés plus étroitement sur les politiques de protection des civils des Nations Unies. Ils ont constaté que « le Secrétariat des Nations Unies, les pays fournissant des contingents de soldats et de policiers, les États hôtes, les acteurs humanitaires, les professionnels de droits de l’homme et les missions elles-mêmes continuent d’avoir des difficultés à déterminer ce que signifie pour une opération de maintien de la paix la protection des civils, par définition et dans la pratique. »
Le rapport a constaté les lacunes suivantes dans les politiques de protection des civils sur le terrain :
• Absence de stratégie à l’échelle de la mission : bien que diverses missions développent leurs propres stratégies et outils, ceux-ci tendent à être « conçus et élaborés au cas par cas. »
• Questions de leadership : la compréhension et le classement par ordre de priorités en matière de protection des civils ne sont pas homogènes.
• Structures et ressources: les mandats et les missions ne peuvent pas réussir si l’opération n’est pas mise en place de manière à atteindre ses objectifs, ou n’en a pas les ressources suffisantes.
• La collecte de renseignements est cruciale : la plupart des missions n’ont pas la capacité de collecter et d’analyser les renseignements pour répondre à des menaces ou prévoir des escalades potentielles de la violence.
Le renseignement est la clé, et c’est sur la découverte d’une méthode permettant de recueillir et d’analyser des données concernant les préjudices causés aux civils et d’y réagir qu’un groupe a travaillé en Somalie conjointement à la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). Cette initiative a pour nom Civilian Casualty Tracking Analysis and Response (cellule d’analyse et de réponse pour le suivi des victimes civiles).
Effectuer le suivi des préjudices causés aux civils en Somalie
À Marla Keenan, directrice générale du Center for Civilians in Conflict (centre pour les civils en situation de conflit), indique que son groupe a commencé à travailler en Afrique en 2010. À l’époque, l’AMISOM essayait de reprendre Mogadiscio et le reste du pays aux extrémistes d’Al-Shebab. Les combats dans les zones peuplées ont souvent impliqué des dommages causés aux civils, depuis les blessures et la mort jusqu’au déplacement et aux dommages aux biens.
Marla Keenan précise que ses collègues ont commencé à interroger les civils regroupés dans les camps de réfugiés de Dadaab au Kenya sur la manière dont l’opération les avait affectés. Ils ont également parlé aux travailleurs humanitaires et ont collecté des données destinées à un rapport qui a été diffusé aux contacts de l’UA, de l’AMISOM et des organisations non gouvernementales. Peu après, un général britannique collaborant avec l’AMISOM pour élaborer une politique en matière de tirs indirects a contacté le centre.
La plupart des civils ayant subi des dommages causés par les forces de l’AMISOM ont été des victimes de tirs indirects, par exemple à la suite de combats centrés sur le marché Bakara de Mogadiscio.
L’absence de suivi rend impossible l’évaluation du nombre de civils tués ou blessés à la suite d’actions de l’AMISOM ou d’Al-Shebab. Toutefois, Walter Lotze et Yvonne Kasumba ont indiqué dans un article paru en 2012 et intitulé « L’AMISOM et la protection des civils en Somalie » qu’un rapport établissait qu’au moins 1.400 civils avaient trouvé la mort rien qu’au cours du premier semestre 2011. Cet article indiquait également qu’un autre rapport établissait qu’au moins 4.000 civils avaient été blessés pendant à peu près la même période.
Les auteurs précisent que les deux camps ont utilisé des tirs d’artillerie mettant en danger les vies des civils et pouvant porter atteinte aux biens. « Al-Shebaab a exploité cette tactique mettant en jeu des frappes de mortier sur les positions de l’AMISOM à partir de zones densément peuplées », expliquent-ils. « Ensuite, ils ont utilisé les civils comme boucliers humains lorsque l’AMISOM ouvrait le feu en ripostant. »
L’AMISOM a un caractère unique, explique Marla Keenan à ADF, parce qu’elle dispose d’un mandat offensif à la poursuite d’Al-Shebab. À bien des égards, cela ressemble davantage à une opération de contre-insurrection. Ce contexte rend d’autant plus important la cellule d’analyse et de réponse pour le suivi des victimes civiles.
Même si son nom paraît technique, la cellule de suivi est principalement un système basé sur les personnes, précise Marla Keenan. Les opérateurs de la cellule sont appelés à comprendre l’impact des opérations et à transmettre les renseignements en provenance de diverses zones. Les renseignements peuvent alors être analysés pour permettre des ajustements sur le terrain en vue d’éviter de causer des dommages aux civils ou de devoir traiter des dommages déjà en train d’être causés. Les renseignements recueillis peuvent être transmis au commandant de la force.
Il était prévu que la cellule de suivi devienne opérationnelle avant la fin 2014. Marla Keenan considérait avec optimisme les capacités de la cellule à réduire les dommages causés aux civils, en raison des succès liés à la politique ayant trait aux tirs indirects, entrée en vigueur en 2011. Cette politique établit des zones d’interdiction de tir dans les zones densément peuplées. « Lorsque des directives tactiques ont été émises sur les éléments causant des dommages aux civils, le nombre de ces incidents a baissé », ajoute-t-elle. « Par conséquent, ces politiques et ces pratiques sont en réalité d’une importance considérable, et il est avéré qu’elles réduisent les dommages causés aux civils. »
Travail effectué en République démocratique du Congo
En RDC, le centre a persuadé les Nations Unies d’inclure une formulation sur l’atténuation des risques courus par les civils dans le mandat de la brigade d’intervention de la force. C’est la première fois qu’un mandat de maintien de la paix reconnaît les risques encourus par les civils du fait de ses propres actions.
Le mandat stipule que la brigade d’intervention devra « assurer, dans ses zones d’opérations, une protection efficace des civils se trouvant sous la menace imminente de violences physiques, notamment au moyen de patrouilles actives, en prêtant un attention particulière aux civils regroupés dans les camps de déplacés et de réfugiés, au personnel humanitaire et aux défenseurs des droits de l’homme, en cas de violences commises par l’une des parties au conflit, et atténuer les risques auxquels sont exposés les civils avant, pendant et après toute opération militaire ».
L’est de la RDC est depuis des années en proie à de nombreux conflits provoqués par diverses factions, dont les rebelles du M23, l’Armée de résistance du Seigneur et les Forces démocratiques de libération du Rwanda.
Le Conseil de sécurité a créé la Brigade d’intervention en mars 2013 avec trois bataillons d’infanterie, une unité d’artillerie, une division de forces spéciales et une compagnie de reconnaissance, dont le siège est à Goma, pour servir sous le commandement des Nations Unies. La brigade conduit des opérations offensives « d’une manière énergique, hautement mobile et adaptable » en vue de désorganiser les factions violentes selon la description des Nations Unies. La Mission de stabilisation de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo et le mandat de la brigade ont été prolongés jusqu’au 31 mars 2015.
Parfois, cependant, ce n’est pas à cause des armes et des pièces d’artillerie que les civils subissent des dommages causés par celles-ci. Des missions de maintien de la paix à grande échelle telles que la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) peuvent faire venir des milliers de soldats et des centaines de membres du personnel de la mission dans une ville, perturbant l’équilibre culturel et économique.
L’approche au Mali
Le cas d’un pays tel que le Mali présente quelques-unes des difficultés de ce type que doivent surmonter les civils. La mission dispose d’un effectif autorisé de 12.640 membres du personnel en uniforme, dont environ 9.300 ont été déployés au 31 août 2014. Une mission de cette taille peut infléchir la dynamique économique d’une ville ou d’une région.
Les prix alimentaires peuvent augmenter, il peut y avoir des pénuries d’eau, une augmentation des coûts de logement — et les volumes de la circulation peuvent même être modifiés. Ces facteurs, conjugués à des dommages potentiels aux biens et à des dommages physiques, peuvent affecter les civils.
Le Center for Civilians in Conflict a contribué à convaincre les Nations Unies, sous l’égide du Département des opérations de maintien de la paix, d’instituer un poste de « conseiller pour l’atténuation des risques encourus par les civils » au sein de la MINUSMA. Marla Keenan décrit ce poste comme une cellule d’une personne, consacrée au suivi des dommages causés. Cette personne travaillerait avec le Joint Mission Analysis Center (centre commun d’analyse des missions), le Joint Operations Center (centre d’opérations communes), et les divisions des droits de l’homme et de la protection des civils, en vue de collecter des informations sur les dommages causés aux civils.
Étant donné que la MINUSMA ne comporte pas autant d’opérations offensives, le poste pourrait être centré sur un éventail élargi de dommages. Le poste est le premier de ce type pour une mission de maintien de la paix. Toutefois, en octobre 2014, il n’avait pas encore été pourvu.
Plus que simplement de la prévention
L’AMISOM a pris des mesures visant à réduire les dommages causés aux civils en Somalie, et cet engagement a été renforcé aux plus hauts niveaux de la mission et de l’UA. En 2012, l’ambassadeur Boubacar Gaoussou Diarra, ancien représentant de la Commission de l’Union africaine pour la Somalie, a déclaré que les autorités enquêteraient sur tout rapport crédible portant sur des dommages qui frapperaient aveuglément les populations civiles, et rectifieraient la situation.
« L’AMISOM prend très au sérieux ses responsabilités pour la sécurité du peuple somalien et comprend pleinement ses obligations de conduire les opérations sans causer de dommages inconsidérés à la population locale », a affirmé l’ambassadeur Diarra. « Nous appelons toutes les autres forces militaires actives en Somalie du Sud à faire dûment preuve de retenue dans les zones où réside une population civile substantielle. »
La protection de civils ne se limite pas à éviter les dommages physiques ou la perte de biens. Des mesures efficaces doivent trouver le moyen de faire amende honorable, fait valoir Marla Keenan. Les réparations peuvent se présenter sous la forme « d’excuses, de gestes visant à redonner de la dignité, de paiements monétaires, d’offres en nature aux familles qui ont subi des dommages, pour en quelque sorte leur dire « Ce n’était pas notre intention, et nous reconnaissons que nous avons causé des préjudices » », explique-t-elle.
Ces types de gestes s’inscrivent dans le droit fil de ce que les tribus et les groupes de Somalie feraient en cas de préjudice causé à une autre tribu ou à un autre groupe. Faire amende honorable est également une manière efficace de maintenir la légitimité d’une mission aux yeux des civils.
« Porter atteinte à la population civile portera atteinte à la mission », affirme Marla Keenan. « Dans quelle mesure pouvez-vous rallier à votre cause une opinion publique négativement disposée à votre égard ? Il est difficile de le savoir. » Lorsque les soldats essaient d’éviter de causer des dommages et réparent les dommages qui ont été causés, il y a de bonnes chances que cela contribue à ce que les forces de maintien de la paix accomplissent leur « mission ultime. »