LES PROFESSIONNELS DE LA SÉCURITÉ PÈSENT LE POUR ET LE CONTRE D’UNE COLLABORATION AVEC DES ACTEURS NON-ÉTATIQUES DE LA SÉCURITÉ
PERSONNEL D’ADF
En mai 2013, un groupe de jeunes hommes dans l’État de Borno, au nord du Nigeria a décidé de riposter aux attaques de Boko Haram. Sommairement armés de bâtons, de machettes et d’outils de jardinage, ils ont dressé des barrages et sont partis patrouiller à pied. Ils ont contrôlé les voitures à la recherche d’armes ou de bombes et ont recueilli des informations auprès de la communauté pour procéder à des « arrestations par un simple citoyen » d’individus soupçonnés d’extrémisme.
Leur formation a coïncidé grosso modo avec la déclaration d’état d’urgence dans trois États du nord, alors ils ont décidé de s’appeler la Force opérationnelle commune-Soutien civil (Civilian Joint Task Force, CJTF) dans l’espoir de pouvoir aligner leur action sur celle de la Force opérationnelle interarmées qui combattait le terrorisme dans la région.
Au fil du temps, les civils ont fait impression. En bref, on reconnaît que ce sont eux qui ont chassé Boko Haram de Maiduguri, le lieu de naissance du groupe et la plus grande ville du nord-est du Niger. Ils ont affronté des militants aguerris de Boko Haram, alors qu’ils leur étaient inférieurs en nombre et en armes. Ils ont gagné tant de respect que le gouvernement de l’État de Borno a raclé les fonds de tiroirs pour verser à ses membres 100 dollars par mois et leur a même donné des camionnettes pour patrouiller.
« Tout le monde fait confiance aux civils JTF, plus qu’aux militaires », a déclaré Agafi Kunduli, un habitant de Maiduguri, dans une interview accordée au Daily Beast, publiée en mai 2014.
Le groupe s’est aussi attiré des critiques. Certains membres de la CJTF, mécontents des lenteurs de la justice ont procédé à des exécutions sommaires et ont même brûlé vif des militants.
« Ils font justice eux-mêmes », a déclaré Valkamiya Ahmadu-Haruna, chargée du programme de la Fondation CLEEN au Nigeria, pour la promotion de la réforme du secteur de la justice. « Ils disent [à la police], nous vous avons remis le suspect, nous n’avons pas été informés officiellement de ce qu’il se passe…. Nous ferions mieux d’appliquer une justice expéditive. »
Ils ont aussi perdu de leur crédibilité, en juillet 2014, lorsque des fonctionnaires nigérians ont arrêté le chef de Boko Haram, Babuji Ya’ri, qui avait infiltré la CJTF. Certains habitants de Maiduguri ont été d’avis qu’un groupe d’autodéfense composé de civils fournissait à Boko Haram l’occasion d’attaquer des cibles civiles telles que des écoles et des hôpitaux.
« La Force opérationnelle commune civile a ajouté une dimension inquiétante à la violence », a écrit Human Rights Watch, dans un rapport de novembre 2013. « Les membres de la CJTF informent les forces de sécurité sur les activités locales présumées de Boko Haram ; le groupe islamiste s’en prend alors à la fois au groupe d’autodéfense du quartier et à la communauté au sens large. »
Pas de badge, pas d’uniforme, pas de problèmes ?
Il existe, à travers le continent, de nombreux exemples de conséquences positives et négatives lorsque des acteurs non-étatiques de la sécurité (ANES), comme la CJTF, se désignent eux-mêmes comme protecteurs du peuple.
Dans les zones les plus isolées du Soudan du Sud, un groupe se nommant les « Arrow Boys » a pris les armes pour protéger les villages des attaques de l’Armée de Résistance du Seigneur. Leurs membres ont été acclamés comme des sauveurs et présentés comme la solution « maison ».
À l’inverse, un autre groupe, qui est apparu au Soudan du Sud, montre les ANES sous un jour tout à fait différent. Dans les années 90, de jeunes gardiens de troupeaux, appelés Armée blanche Nuer, en raison de la cendre blanche dont ils se couvrent le visage pour éloigner les insectes, se sont armés pour protéger leurs troupeaux et les communautés. Au fil des années, ils ont amassé de plus en plus d’armes, sont devenus plus agressifs et ont menés des raids contre des tribus rivales. Aujourd’hui, ils sont considérés comme le moteur du conflit ethnique qui déstabilise le Jonglei, au Soudan du Sud, et plonge le pays dans la guerre civile.
Ce qui commence comme un groupe d’autodéfense peut facilement dégénérer en une organisation dangereuse. « Ils doivent faire attention à ne pas créer un monstre qu’ils ne pourront plus contrôler », a déclaré Mathurin Houngnikpo, spécialiste des relations civilo-militaires. « Nous, en tant qu’universitaires, lorsque nous voyons ces jeunes, ces milices, nous devons nous demander : « Qui les contrôle ? quelles sont les politiques en présence ? ». Afin d’évaluer le mode d’opération des ANES et comment ils sont perçus, la fondation CLEEN a lancé un projet de recherche innovant, recensant les groupes dans huit États nigérians.
Selon Ahmadu-Haruna, l’étude a conclu que les ANES tombaient dans trois catégories générales :
Les groupes religieux ou de revendication identitaire : comme par exemple l’Hisbah, un groupe du nord, créé pour appliquer la Sharia, et le Congrès du peuple O’odua, créé dans le sud-ouest pour promouvoir le nationalisme yoruba et protéger les négociants yoruba.
Les groupes de surveillance de quartier/financés par l’État : ceux-ci incluent la CJTF et d’autres, payés par l’État pour assurer la sécurité.
Les groupes de villageois ou communautaires : ces groupes, plus petits, sont habituellement formés de villageois qui se portent volontaires pour offrir une protection et qui sont éventuellement rémunérés par des donations de la communauté.
La fondation CLEEN a aussi constaté que 64 pour cent des Nigérians estiment que les ANES ont un rôle à jouer dans le domaine de la protection. Ahmadu-Haruna a déclaré que leur présence est très appréciée dans les zones rurales où il n’y a pas de secteur de sécurité officiel ou dans les quartiers urbains pauvres où les habitants estiment que les forces de sécurité ne répondent pas à leurs besoins.
« Le public considère que les institutions officielles ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités », a-t-elle dit.
Le secteur de la justice, explique Ahmadu-Haruna, est comme un trépied dont les trois pieds sont : le secteur de la police/de la sécurité, le système pénitentiaire et le système judiciaire. Si l’un de ces pieds est cassé, tout le système s’effondre et les groupes d’autodéfense surgissent pour infliger leur propre forme de justice.
Les ANES sont parfois considérés comme plus réactifs et plus en phase avec ce qui se passe dans les communautés. « Ils vivent dans ces communautés, ils ont une meilleure compréhension du terrain, car il se peut qu’un policier ait été muté d’une autre région et qu’il ne connaisse ni la langue ni quoi que ce soit de cette région », a-t-elle indiqué.
Mais tout n’est pas positif. CLEEN entend aussi des récits effrayants d’habitants terrorisés par la justice des miliciens. Un groupe opérant dans le sud du Nigeria, appelé les Bakassi Boys, a la réputation d’attraper des voleurs présumés et de leur demander s’ils veulent porter « des manches courtes ou des manches longues », c’est-à-dire s’ils veulent avoir une partie ou tout leur bras amputé.
Partenariat militaire
Le général de brigade Anthony Folorunsho, de l’Armée nigériane, a déclaré que l’armée se montre prudente dans sa collaboration avec les ANES. Toutefois, il a indiqué que la situation désastreuse dans le nord-est du Nigeria nécessitait une collaboration unique, d’autant plus que les membres de la communauté étaient les seuls à pouvoir fournir des renseignements précis sur les mouvements des extrémistes dans la région.
« Nous n’encourageons pas les acteurs non-étatiques de la sécurité », a insisté Folorunsho. « Dans toutes les zones de conflit violent du pays, nous ne les encourageons pas ; nous essayons de les dissuader. Mais nous avions une situation particulière dans le nord-est et il nous fallait des informations. C’est par nécessité sécuritaire que nous utilisons aujourd’hui leurs services. »
Une meilleure méthode de collaboration avec le secteur civil, a-t-il dit, est ce que fait généralement l’Armée nigériane dans les communautés où elle opère. Elle tient des réunions sur la sécurité de la communauté avec des dirigeants locaux, des entrepreneurs, des membres des forces armées, de la police et du gouvernement. « Ils sont tous entièrement impliqués », a-t-il dit. « Les sujets de préoccupation sont évoqués à ces réunions. Grâce à cette collaboration, nous résolvons beaucoup de problèmes de sécurité humaine, qui, autrement, engendreraient des conflits. »
Folorunsho a aussi vanté les mérites de l’organisation civilo-militaire à chacun des états-majors de formation de l’armée, ce qui vise à améliorer les relations avec les civils et identifie les problèmes les plus urgents de la communauté, auxquels il faut trouver une solution.
- Pour sa part, CLEEN a dressé une liste de recommandations en vue d’améliorer les méthodes de travail des ANES et de séparer les bons acteurs des mauvais. Elle recommande de :
- Tenir des ateliers de renforcement des capacités qui insistent sur un comportement éthique.
- Encourager la collaboration et les échanges entre les ANES, la police et l’armée.
- Trouver une source de financement de sorte que les ANES ne soient jamais financés par des politiciens corrompus ou des forces sectaires.
- Fournir un matériel de base tels que des talkies- walkies, mais pas d’armes à feu.
« Il n’y a qu’une seule police dans ce pays ; vous ne pouvez pas remplacer les fonctions de la police, mais vous pouvez l’aider dans son travail », a déclaré Ahmadu Haruna. « Il peut en résulter une relation symbiotique qui peut profiter aux deux parties. »