Un engagement à l’égard des principes volontaires sur la sécurité au Ghana contribue à protéger à la fois la richesse tirée du pétrole et un mode de vie.
PERSONNEL D’ADF
Lorsque le champ pétrolifère de Jubilee a été découvert au Ghana en 2007, il avait le potentiel de changer la donne pour la nation d’Afrique de l’Ouest. Avec les 3 milliards de barils de pétrole brut peu sulfuré d’un gisement situé à seulement 60 kilomètres au large de ses côtes, le Ghana a rejoint le club exclusif des pays producteurs de pétrole. On escomptait que les revenus du site allaient permettre de financer l’amélioration des services publics et de l’infrastructure et aussi d’aider de nombreux Ghanéens à échapper à la pauvreté.
Quelques années plus tard, le pétrole a commencé à couler, avec un débit d’environ 100.000 barils par jour, et l’attention de toutes les parties à présent concernées est directement focalisée sur la sécurité dans les installations pétrolières. Après tout, le golfe de Guinée a une réputation bien méritée pour la piraterie, le détournement de pétrole et d’autres actes criminels. Et pourtant, Tullow Oil, le géant britannique de l’énergie, qui a obtenu les droits d’extraction pour le plus important bloc du gisement pétrolifère, ne croit pas que la plus grande menace pesant sur son activité vienne d’une attaque. Tullow estime plutôt que la plus grande menace à long terme pour le secteur pétrolier est le ressentiment ou la perte de confiance de la part de la population côtière vivant à proximité et pour laquelle la pêche est le moyen de subsistance. « De ce que j’ai vu ces deux dernières années, les risques auxquels nous sommes exposés dans le bloc offshore de Tullow sont des risques pour la sécurité des communautés locales, ce ne sont pas des risques intrinsèques de sécurité », explique Fidelix Datson, le responsable de l’équipe de sécurité de Tullow Ghana Ltd.
Pour maîtriser ceci, Tullow a annoncé un arrangement public-privé innovant en matière de sécurité faisant intervenir des partenariats avec la Marine ghanéenne et d’autres organismes gouvernementaux ghanéens, ainsi qu’une intense action de proximité auprès des communautés de petits pêcheurs implantées le long du littoral. Cela pourrait être un modèle dont pourraient s’inspirer les gouvernements africains cherchant à trouver le juste équilibre entre le commerce privé et l’intérêt général de la population.
DES VOISINS INQUIETS
Il se peut que les tensions entre une société d’extraction pétrolière et les communautés locales avoisinantes soient inévitables. Les plateformes de forage massives sont équipées de phares qui attirent les bancs de poissons, et les pêcheurs ont tendance à les suivre. Le problème a été mis en évidence en 2009, lorsqu’un canot de pêche artisanale a été happé sous l’un des navires de Tullow. Tous les pêcheurs à bord ont survécu, mais cela a été un coup de semonce pour Tullow, indiquant la nécessité d’une meilleure prise en considération des dangers de la pêche à proximité des champs de pétrole.
Agissant de manière encore plus risquée, de nombreux pêcheurs amarrent leurs embarcations près des unités flottantes de production, de stockage et de déchargement (FPSO), où est stocké le pétrole brut avant d’être chargé dans les pétroliers. Les FPSO éliminent par combustion ou « brûlent à la torche » du gaz naturel, ce qui veut dire que si les pêcheurs cuisinent avec des marmites sur des braises, des explosions peuvent se produire.
À des fins de sécurité, l’industrie a imposé une « interdiction de pêcher » dans un rayon de 500 mètres autour des plateformes de forage, mais la restriction engendre du ressentiment. Celui-ci est particulièrement intense à Sekondi-Takoradi, une ville de 400.000 habitants où la pêche est un mode de vie. À Sekondi, le littoral est rempli de canots sur lesquels on a peint des prières souhaitant une prise abondante et un retour en sécurité pour les pêcheurs. L’imposante sculpture d’un thon repose sur un piédestal sur la place centrale de la ville, symbolisant l’importance de la mer pour les habitants. « La plupart des poissons, notamment le thon et le hareng, sont allés là où se trouvent les plateformes, en raison des phares », expliquait Edlove Quarshie de la Line Hook Canoe Fishermen’s Association dans un documentaire paru en 2011 réalisé par le Centre Pulitzer pour le reportage de crise. « Nous, les pêcheurs, quel est notre destin ? Il y a des gens qui obtiennent des emplois avec l’industrie pétrolière, mais maintenant c’est nous qui perdons nos emplois. Qui va intervenir en notre faveur ? »
En examinant la situation dans son ensemble, Tullow et le gouvernement ghanéen conviennent que si le gagne-pain des pêcheurs est menacé par la perte de l’habitat marin, les blessures ou les déversements de pétrole, les communautés locales vont très vite éprouver du ressentiment à l’égard de la présence de Tullow et vont chercher d’autres sources de revenus. Si le Ghana veut imaginer le pire des scénarios à titre d’avertissement salutaire, il n’a qu’à observer de l’autre côté du continent ce qui se passe en Somalie.
« Vous avez là-bas tout un tas de pêcheurs dépossédés de leurs droits car ils sont aux prises avec la pêche illégale et non réglementée et la pollution marine », explique Fidelix Datson. « Ils vont devoir trouver différentes manières de gagner de l’argent, et c’est à ce moment là qu’intervient la piraterie. Donc, en ce qui me concerne, en tant que responsable de la sécurité ici au Ghana, je suis cela de près et j’essaie de m’assurer que nous ne finirons pas par provoquer des difficultés avec les pêcheurs, au point où ils perdraient leur source traditionnelle de revenus et commenceraient à se tourner vers des revenus secondaires ou tertiaires. »
SÉCURITÉ DE L’ÉTAT ET GROS BRAS PRIVÉS
Les sociétés de sécurité privée sont une réalité incontournable dans la plus grande partie de l’Afrique. Rien qu’en Afrique du Sud, on compte environ 9.000 sociétés de sécurité privée enregistrées employant 400.000 agents de sécurité. Les effectifs des agents de sécurité privée y sont deux fois plus nombreux que ceux des policiers, et la plus importante société, G4S, est implantée dans 29 pays africains.
Toutefois, dans sa majeure partie, le bilan récent de la sécurité privée sur le continent est mitigé ou largement négatif.
La société sud-africaine Executive Outcomes, aujourd’hui disparue, a suscité la réprobation internationale pour avoir joué un rôle de mercenaire dans les guerres civiles de la Sierra Leone et de l’Angola. En Guinée équatoriale, une société de sécurité privée appartenant au frère du Président Teodoro Obiang a servi de paravent au paiement de pots-de-vin à un moment où les sociétés pétrolières étaient semble-t-il contraintes et forcées de signer des contrats très onéreux pour leur protection. Au Nigeria, les agents de sécurité embauchés par les sociétés pétrolières ont été accusés d’intimidation, de torture et même de meurtre.
Alex Vines, le responsable du programme Afrique de la Chatham House de Londres, affirme que la nécessité d’avoir recours à des sociétés de sécurité privée ne devrait probablement pas diminuer dans les années à venir. En réalité, l’écart entre la capacité de nombreux États à assurer la sécurité et les exigences en matière de sécurité sur le terrain est susceptible de s’accroître.
« De nombreux États africains ont admis le fait que la sécurité privée comblera les lacunes », observe Alex Vines. « La sécurité privée est donc un créneau très rentable, et des sociétés de l’extérieur étudient la possibilité de gagner des fortunes en Afrique. »
Alex Vines avance que les lacunes en matière de sécurité en Afrique existent en partie parce que le continent abrite six des dix économies à la croissance la plus rapide au monde, et que de nombreux pays sub-sahariens enregistrent une expansion démographique de 5 pour cent ou plus par an. Simultanément, les industries extractives (pétrole brut, gaz naturel et extraction minière), sont devenues un exutoire à la colère ressentie par les chômeurs et les laissés-pour-compte.
Lorsque les citoyens protestent ou menacent les activités d’extraction, cela place les forces gouvernementales dans la position inconfortable de devoir choisir entre la défense d’une grande entreprise et celle de leurs concitoyens. « Dans le cas où il y a des affrontements entre les groupes et les rebelles locaux et une société étrangère, le gouvernement se trouve face à un problème épineux », écrit Jodi Rosenstein, une ancienne chercheuse au Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix. « Il est financièrement lié à la [société pétrolière] et il a besoin qu’[elle] continue à exercer ses activités dans le pays hôte, en particulier s’il y a un contrat de coentreprise ; et pourtant, en tant que gouvernement souverain, il a l’obligation manifeste et le désir de protéger les droits et les intérêts de ses citoyens. »
Cette distinction est encore plus floue au Nigeria où les policiers « surnuméraires » sont payés et équipés par les compagnies pétrolières, mais recrutés et formés par les forces de police nigérianes. Jodi Rosenstein appelle cela un système de « double allégeance » dans lequel « la tension est palpable ».
De leur côté, de nombreuses sociétés pétrolières et minières sont tout aussi hésitantes à être trop complaisantes avec l’armée et la police de leurs pays hôtes. « Je ne veux pas que nous soyons considérés comme un instrument du gouvernement », indique Fidelix Datson. « La communauté locale nous demande de fournir des services qu’en réalité le gouvernement devrait fournir, aussi cela peut provoquer quelques tensions. »
Alex Vines affirme qu’il doit y avoir de la transparence et une claire distinction entre les responsabilités de la sécurité privée et celles de la police officielle ou de l’armée. « Cette distinction est rendue floue », dit-il à propos des partenariats publics-privés pour la sécurité. « C’est pourquoi toute cette situation doit être réellement clarifiée : qui les paie et pourquoi les paient-ils ? Je pense que le seul moyen de s’y retrouver, c’est avec la transparence et la communication intégrale des informations. »
Alex Vines estime que les gouvernements donnent toute leur mesure lorsqu’ils exercent leur fonction de réglementation des agents de sécurité privée, notamment en vérifiant les qualifications du personnel de sécurité, en surveillant la gestion des stocks de matériel et d’armes à feu, et en offrant une formation. La sécurité privée donne les meilleurs résultats lorsqu’elle adopte une stratégie défensive et se concentre sur la protection des installations et du personnel.
PARTENARIATS PUBLIC-PRIVÉ
Tullow Oil estime avoir trouvé une solution au dilemme de la répartition des tâches entre le secteur privé et le secteur public. En 2013, la société est devenue une participante aux Principes volontaires sur la sécurité et les droits de l’homme (PV). Les PV ont été élaborés en 2000 comme un ensemble de lignes directrices pour l’industrie extractive. Ils établissent dans les grandes lignes de quelles façons les signataires, parmi lesquels figurent des sociétés, des ONG et des gouvernements, peuvent exercer leurs activités de manière éthique, dans la sécurité et dans la transparence. En ce qui concerne les relations réciproques entre les sociétés pétrolières et les acteurs de la sécurité publique, les PV préconisent des consultations régulières avec les gouvernements hôtes et les communautés locales, une claire répartition des rôles et la promotion des droits de l’homme. Lorsque les sociétés de l’industrie extractive embauchent des agents de sécurité privée, les PV définissent des orientations relatives à la compétence technique, aux vérifications des antécédents professionnels des agents de sécurité, aux enquêtes sur les allégations de pratiques abusives et à une stratégie défensive.
Il semble qu’au Ghana les PV fonctionnent. Un détachement de 24 marins ghanéens effectue à présent des patrouilles, avec à bord de leurs bateaux le coordinateur de Tullow pour l’hygiène, la sécurité et l’environnement en milieu offshore. Dans la plupart des cas, les armes sont gardées sous clef. Dans les communautés côtières, par le biais d’une ONG, Tullow a lancé le projet « Jubilee Livelihood Enhancement and Enterprise Development » (amélioration des moyens d’existence et développement d’entreprise de Jubilee), à travers lequel les pêcheurs de 26 communautés locales sont formés à la gestion d’entreprise, à la construction de compartiments à glace, au fumage du poisson et à d’autres compétences. La société a également collaboré avec le ministère des Pêches et anime des émissions radiophoniques visant à informer les citoyens concernés et à recueillir leurs questions.
De son côté, la Marine ghanéenne a intensifié ses efforts de détection et de dissuasion visant les bateaux qui pratiquent la pêche illégale à grande échelle et les trafiquants. En 2013, la Marine a intercepté deux bateaux se livrant à la pêche illégale, un bateau se livrant au trafic de drogue et un autre, le MT Mustard, impliqué dans un détournement de pétrole au large des côtes du Gabon. La Marine a modernisé ses capacités en matière de connaissance du domaine maritime et en 2013, deux vedettes rapides de 57 mètres et quatre nouveaux patrouilleurs rapides de 46 mètres ont été rattachés à la base navale de Sekondi.
L’initiative public-privé a pour but de montrer aux pêcheurs que le Ghana attache autant d’importance à la protection de ses ressources pétrolières qu’à la protection des ressources aquatiques et du mode de vie des pêcheurs. En 2013, le Ghana a annoncé son intention de devenir le neuvième pays au monde –– et le premier en Afrique –– à souscrire aux PV à un niveau gouvernemental.
« Il est important que nous apportions notre soutien et notre contribution aux processus qui nous permettront d’obtenir un rendement maximal de nos ressources minérales tout en nous assurant qu’ils n’engendrent pas de violations des droits de l’homme ou la pauvreté », a déclaré Alhaji Fuseini, le ministre ghanéen des terres et des ressources naturelles.
Fidelix Datson estime que les PV sont particulièrement efficaces lorsque les citoyens constatent qu’ils sont appliqués.
« Il s’agit d’une approche englobant tous les aspects de la question », observe Fidelix Datson. « Nous devons veiller à ce que la manière de procéder avec les communautés soit claire, à ce que les choses soient clairement communiquées, et à ce qu’il n’y ait pas de décalage entre ce que nous disons et ce que nous faisons. … Nous avons découvert qu’en réalité, c’est une question de bon sens, et que cela relève d’une bonne logique commerciale. »
LES PRINCIPES VOLONTAIRES
Les Principes volontaires sur la sécurité et les droits de l’homme (PV) ont été établis en 2000. Ils ont pour objet de s’assurer que les sociétés de l’industrie extractive (pétrole brut, gaz naturel et extraction minière) agissent de manière éthique, respectent les droits de l’homme et que la transparence de leurs paiements puisse être vérifiée par le public.
Ces PV ont pour signataires des gouvernements, des sociétés et des ONG. En 2014, le Ghana a annoncé qu’il deviendrait le premier pays d’Afrique à adopter les PV.
Les PV aident les groupes concernés par l’industrie extractive dans les domaines suivants :
- Évaluer les risques. Les sociétés procèdent à une évaluation des risques afin de déterminer les risques que représentent pour la sécurité certains facteurs politiques, économiques, civils ou sociaux. L’évaluation s’intéresse également à la solidité de l’état de droit dans le pays, aux antécédents des forces de sécurité dans la région au regard des droits de l’homme, ainsi qu’aux schémas de violence.
- Collaborer efficacement avec les forces de sécurité publique. Ceci inclut le recueil de suggestions de la part des principaux groupes concernés, parmi lesquels des organismes gouvernementaux et des dirigeants de la société civile, en définissant clairement les rôles et responsabilités respectives et en s’efforçant résolument d’empêcher les violations des droits de l’homme et d’y réagir. Les PV définissent également des procédures pour le transfert d’équipements ou de matériels aux gouvernements hôtes.
- Employer des forces de sécurité privée responsables. Ceci inclut la présélection des candidats au regard des violations des droits de l’homme, et l’assurance que les forces de sécurité adoptent une stratégie défensive et connaissent les limites du champ d’application de leur mission. Les forces de sécurité privée sont formées à se concentrer sur la sécurisation d’une installation et de son personnel tout en laissant le reste du travail aux forces de sécurité publique.