POUR LES SOLDATS, LE SUCCÈS DOIT INCLURE L’ÉDUCATION EN PLUS DE LA FORMATION MILITAIRE DE BASE
Un soldat africain déployé avec la Mission des Nations Unies en République centrafricaine devra en savoir beaucoup plus que les frontières de sa zone de patrouille ou la méthode de nettoyage de son fusil.
S’il est originaire, par exemple, d’Afrique du Sud ou du Ghana, il devra faire face à une barrière linguistique immédiate. La plupart des habitants du pays s’expriment en français ou en sangho, une variété de créole africain. D’autres parlent divers dialectes tribaux disparates.
Le soldat de la paix va rencontrer plus de sept groupes ethniques importants, trois religions majeures et un grand nombre de systèmes de croyances autochtones, ainsi que des cultures locales et régionales trop nombreuses pour être mentionnées. Il ne va pas connaître les responsables locaux. Concernant la culture, il est peu probable qu’il sache quoi que ce soit.
Tout cela le pénalise, lui et les autres soldats de la paix. Il va arriver dans le pays avec des compétences spécialisées qui sont testées et fiables. Et pourtant, à certains égards, il est probable qu’il soit extrêmement mal préparé pour la tâche qui l’attend.
Pour les soldats de la paix, la formation de prédéploiement comporte généralement quatre à six semaines de tâches et compétences administratives ou relatives à une situation de combat, comme l’a expliqué Nana Odoi dans un article préparé pour le Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix au Ghana. Néanmoins, pour la plupart des pays africains, « la composante culturelle dans le cadre de cette formation de prédéploiement tend à être négligée, car l’essentiel des quatre semaines est consacré à des tâches d’administration générale et d’entraînement au combat, et donc à la formation aux compétences spécialisées », ajoute Nana Odoi. « Aussi semble-t-il y avoir un manque de compréhension, au sein de l’armée, du fait que les compétences culturelles, appelées « compétences non techniques » appuient effectivement la mise en œuvre fonctionnelle des « compétences spécialisées ».
QU’EST-CE QUE LE TERRAIN HUMAIN ?
Le terrain est une préoccupation quotidienne pour les soldats dans tout déploiement, dans le pays même ou à l’étranger, dans des zones de conflit ou en temps de paix. Les camions et les chars doivent se repérer sur les routes efficacement. Les soldats doivent savoir ce qu’ils peuvent attendre du climat et où il convient le mieux d’établir les bases et les campements. Tout ceci constitue la substance même de la formation et des opérations militaires de base.
Par contre, il y a un deuxième type de terrain que l’on ne peut pas voir sur une carte ou une image satellite. Le Dr Lindy Heinecken, professeur de sociologie à l’Université Stellenbosch en Afrique du Sud ainsi que d’autres spécialistes l’appellent le « terrain humain ». Ceci englobe les aspects légaux, politiques, sociaux et économiques, ainsi que les relations entre les hommes et les femmes. Lindy Heinecken a fait valoir, à l’occasion de la conférence Land Forces Africa en 2012, que la compréhension de ces questions aidait les soldats à considérer les choses à partir d’une perspective locale. C’est seulement de ce point de vue qu’ils sont en mesure de comprendre « la culture, les traditions, les pratiques [et] les structures de pouvoir du pays hôte auquel ils s’efforcent d’apporter leur assistance en essayant de ne pas être considérés comme une force d’intervention tenant d’imposer son agenda à la population ».
La guerre est « non conventionnelle, irrégulière et centrée sur la population », a ajouté Lindy Heinecken. « Ceci implique donc que le personnel doit opérer dans des contextes largement civils, tout d’abord, et ensuite qu’il y a un besoin accru de comprendre les structures de pouvoir locales et les considérations socio-économiques qui ont une incidence sur ces missions ».
La différence entre les deux terrains met en relief les différences entre la formation et l’éducation. « La formation est la manière de le faire », a expliqué Lindy Heinecken à ADF. « La formation militaire confère des compétences particulières et qui concernent directement la conduite des opérations militaires, telles que le maniement des armes, les stratégies de conduite de la guerre et ce qui est exigé ».
« L’éducation correspond réellement au pourquoi plutôt qu’au comment », a-t-elle ajouté. Elle cherche à susciter la réflexion critique et à inculquer les aptitudes à résoudre un problème. La difficulté survient lorsque l’on essaie de l’intégrer dans la formation.
LA TOPOGRAPHIE DU TERRAIN
Le terrain humain englobe plusieurs questions épineuses. Bien que celles-ci occupent une place importante dans les conflits et les missions de maintien de la paix à travers tout le continent, les efforts visant à montrer aux soldats comment les traiter ne sont pas toujours communément entrepris. Telles sont quelques-unes des catégories majeures de ces questions :
Les femmes : L’un des exemples utilisés par Lindy Heinecken tiré de l’Opération hybride Union africaine-Nations Unies au Darfour (MINUAD) est le contexte sexospécifique des opérations militaires, notamment la façon dont le conflit affecte différemment les hommes et les femmes.
« Dans mes conversations avec les soldats de la paix, tous m’ont dit qu’ils n’avaient reçu qu’une formation militaire pure », a constaté Lindy Heinecken. « On ne leur a pas donné la formation permettant de comprendre pour quelles raisons les femmes sont si gravement affectées par ces guerres. Ils ne comprennent même pas réellement comment le viol comme arme de guerre peut être utilisé si efficacement. … Ils ne comprennent pas comment fonctionne le patriarcat. … Ils ne comprennent pas non plus, par exemple, comment ces types de guerres, en visant les femmes pendant les opérations, peuvent défaire le tissu social d’une société et jusqu’à quel point cela est efficace pour détruire les communautés ».
Les Nations Unies ont déployé des efforts concertés pour accroître la représentation des femmes dans les opérations de maintien de la paix. Les femmes soldats constituent 3 pour cent du personnel, les policières 10 pour cent, et parmi les civils servant dans le cadre des missions, les femmes sont près de 30 pour cent, d’après les chiffres de 2012 publiés par l’Université des Nations Unies. En 2014, le général de division Kristin Lund, de l’armée norvégienne, est devenue la première femme à occuper un poste de commandant de force dans une opération de maintien de la paix des Nations Unies, lorsqu’elle a été affectée au commandement de la force de maintien de la paix à Chypre.
La race et la religion : Au sein de la MINUAD, un manque de compréhension des raisons pour lesquelles les habitants du Darfour combattaient a entraîné des bévues. De telles erreurs peuvent compromettre les opérations tactiques. Lindy Heinecken évoque une situation au cours de laquelle les soldats de la paix ont envoyé un musulman noir à une réunion avec des représentants des Janjaweed, une milice nomade arabe qui est en conflit avec les agriculteurs du Darfour. Bien que le conflit du Darfour soit souvent schématisé à l’excès comme un simple conflit entre Noirs et Arabes, il repose largement sur des affrontements entre les agriculteurs à la peau plus foncée et les éleveurs arabes à la peau plus claire. Elle a expliqué qu’il aurait été plus judicieux d’envoyer un musulman arabe, ou même un chrétien, parce que le conflit a essentiellement son origine dans des différences ethniques plutôt que religieuses. Au premier abord, toutefois, les commandants ont pensé, à tort, que le fait d’envoyer un musulman pour engager des discussions avec d’autres musulmans était la solution la plus appropriée.
Ces problèmes ne sont pas particuliers aux missions de maintien de la paix. Ils peuvent survenir à tout moment où des soldats sont déployés dans un endroit où ils doivent établir des contacts avec les populations civiles et d’autres groupes tels que les organisations non gouvernementales.
L’histoire et la culture : Pour les troupes déployées à l’extérieur de leur pays, la connaissance et la maîtrise de l’histoire régionale et de la culture locale sont des facteurs importants. La compréhension des racines d’un conflit est cruciale pour sa résolution. À titre d’exemple, les soldats de la paix des Nations Unies opérant au Mali ont tout intérêt à savoir que la population touareg du pays cherche depuis longtemps à obtenir son indépendance du gouvernement de Bamako. Au Soudan, un soldat de la paix doit savoir comment le pays a été fondé ainsi que l’histoire des relations tendues entre le gouvernement central de Khartoum et les régions périphériques.
Le manuel du bataillon d’infanterie des Nations Unies recommande que « l’ensemble du personnel du maintien de la paix ait une compréhension approfondie de l’histoire, des coutumes et de la culture dominantes dans la zone de mission, ainsi que la capacité d’évaluer les intérêts évolutifs et la motivation des parties. »
INTÉGRER L’ÉDUCATION ET LA FORMATION MILITAIRES
La liste des cours d’un programme de formation des recrues met en lumière l’élément central de l’essentiel de l’instruction militaire de base : cours avancé sur les exercices d’entraînement et les devoirs, éléments essentiels des exercices d’entraînement et des devoirs, cours avancé de maniement des armes, éléments essentiels du maniement des armes, et formation militaire générale des recrues.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de possibilités d’éducation pour les militaires de carrière africains qui abordent les questions du terrain humain. L’Académie militaire du Kenya offre « d’excellents cours », indique Lindy Heinecken, et l’International Peace Support Training Centre affirme viser à « assurer une formation et prodiguer des conseils en matière d’opérations de maintien de la paix à toutes les forces armées, à la police et aux établissements civils du Kenya ». L’Académie militaire sud-africaine est également en train de réaménager ses cours. Souvent, toutefois, ces services sont plus particulièrement disponibles à un corps de soldats d’élite. Il n’est pas facile de déterminer quel volume de connaissances parvient aux subalternes.
Le Dr Abel Esterhuyse, professeur agrégé de stratégie à l’Académie militaire sud-africaine, a indiqué à ADF que lorsqu’il s’agit d’éducation, il valait mieux faire le plus possible dès que possible. « Si vous ne favorisez pas l’ouverture d’esprit des militaires avant qu’ils entament leur carrière, il n’y a pas de base de départ sur laquelle on peut s’appuyer pour assurer cette éducation », a affirmé Abel Esterhuyse. « Et il est très difficile d’éduquer un esprit ayant déjà reçu une formation. … il vous faut favoriser l’ouverture d’esprit de quelqu’un avant de pouvoir le former. Si vous le formez, si vous formatez son esprit avant de l’avoir éduqué, il est alors vraiment très difficile d’assurer cette éducation contextuelle que vous évoquez ».
Ce dont manquent les pays africains, estime Abel Esterhuyse, est une « boucle de rétroaction » à travers laquelle les officiers ayant de l’ancienneté et expérimentés peuvent revenir de déploiements et partager leurs connaissances, leurs expériences et les enseignements qu’ils ont tirés avec des soldats plus jeunes, moins expérimentés.
« Ils sont éduqués, ils ont servi à des postes de haut commandement, et ils disparaissent », regrette-t-il. « Nous ne faisons pas revenir les officiers dans le système, alors qu’ils pourraient à nouveau faire profiter les autres de leur enseignement. Nous ne disposons donc pas d’un processus éducatif refermant le cercle ; c’est une voie unidimensionnelle. Nous les éduquons, et nous les retirons progressivement du service. Et je pense que c’est un problème crucial pour les armées africaines ».
Un tel processus comblerait les lacunes laissées par la formation militaire conventionnelle. Lindy Heinecken a estimé que les armées fonctionnent sur un mode hiérarchique : les ordres sont donnés, puis exécutés. La culture ne favorise pas la prise de décision latérale, la réflexion critique, la résolution des problèmes ou l’analyse. « Or il nous faut développer davantage tous ces éléments aux niveaux subalternes, de telle sorte que lorsqu’ils voient qu’ils se trouvent confrontés à un problème, ils puissent le comprendre, en voir la logique, s’inspirer des enseignements tirés, obtenir des renseignements et prendre des décisions intelligentes et éclairées ».