LES PAYS DU GOLFE DE GUINÉE DEVRONT INTERVENIR SUR TERRE ET EN MER POUR LUTTER CONTRE LE vol DE PÉTROLE
Au Bénin, lorsque le réservoir de votre voiture est presque vide, vous avez deux options. Soit vous vous rendez à la station-service la plus proche pour faire le plein au prix normal, soit vous vous arrêtez le long de la route près d’un étal où se trouvent toutes sortes de bouteilles, de bocaux et de bidons.
Les diverses bouteilles ont peut-être auparavant contenu de l’eau, du rhum ou de la vodka. Même les bouteilles de Fanta vides sont recyclées dans ce commerce. Maintenant, elles contiennent toutes le même liquide : un élixir de couleur ambrée appelé « kpayo ».
Le terme kpayo, qui signifie approximativement « faux pétrole », peut être appliqué à de nombreux articles de contrebande, que ce soit de l’huile de moteur ou de l’essence de qualité douteuse ou médiocre. Parce qu’il est bon marché, le kpayo est très populaire au Bénin auprès des milliers de taxis-motos, communément appelés zémidjans. Il est aussi vital pour les familles qui luttent pour joindre les deux bouts.
Un Béninois, marié et père de quatre enfants, a confié qu’il vendait le carburant depuis quatre ans.
« J’ai une formation d’électricien, mais il n’y a pas de travail. C’est pour cela que je me suis lancé dans ce commerce. Mes amis m’avaient dit qu’ils gagnaient leur vie comme cela », explique-t-il.
Le carburant est acheminé à travers la frontière par les petites routes et les eaux intérieures. Des motocyclistes se harnachent régulièrement plusieurs gros bidons sur leur trajet. Les contrebandiers remplissent de barils les grandes barques communément appelées bateau de Cotonou. Parfois, ces trafiquants achètent de l’essence dans les stations-service nigérianes à des prix bas subventionnés et la rapportent au Bénin où elle se vendra au bord de la route, considérablement moins cher que dans les stations-service locales.
Cette pratique n’est qu’un aspect du large éventail d’activités criminelles liées au pétrole, qui empoisonnent tout le golfe de Guinée et atteignent même l’Angola pour s’étendre aussi loin qu’au Sénégal, au nord. Alors que les compagnies pétrolières continuent d’acquérir des concessions pour explorer et forer dans les zones économiques exclusives de nombreux pays, la région et le monde saisissent le potentiel – et les problèmes – qui accompagnent la découverte de pétrole.
La criminalité liée au pétrole est tellement étendue et a un tel effet dévastateur que la Conférence sur la surveillance maritime et côtière en Afrique (CAMSA) a consacré une journée entière de cet événement de trois jours, qui a eu lieu en mars 2015, à Accra, au Ghana, à la protection de l’infrastructure du secteur. Quelques jours plus tard, l’Exercice Obangame Express, un exercice naval international annuel de grande envergure, a inclus la criminalité liée au pétrole dans deux de ses quatre principaux scénarios de formation maritime. Les pays africains et leurs partenaires sont conscients de la menace et se forment à la meilleure manière de la contrecarrer.
LA COMPLEXITÉ DES VOLS DE PÉTROLE EN AFRIQUE DE L’OUEST
Alors que le pétrole peut être un atout économique si sa richesse est partagée et réinvestie, il peut aussi devenir un cauchemar si l’infrastructure terrestre et maritime n’est pas protégée. Et ces deux arènes ne sont pas aussi isolées l’une de l’autre. La corruption et l’appât du gain peuvent déclencher des troubles sociaux, sources d’activités criminelles, qui détruisent l’infrastructure et, de là, l’environnement.
Dans de nombreux endroits, l’exploitation pétrolière et la vie villageoise coexistent plutôt mal. Eric Kwame Tettey, conseiller en recherches et investigations pour la compagnie pétrolière Tullow Ghana Ltd, estime que l’activité humaine à proximité des infrastructures pétrolières et énergétiques constitue actuellement la plus grande menace au Ghana. Les plateformes de forage en mer en sont un bon exemple : il faut des millions pour les construire et des millions pour les exploiter quotidiennement.
« Admettons qu’un filet de pêcheur – un seul filet – s’emmêle là-dedans, nous ne travaillerons pas pendant un, deux ou trois jours pour remédier au problème. Vous pouvez vous imaginer la réaction en chaîne que cela cause pour l’exploitation », déplore Eric Tettey.
L’infrastructure terrestre est particulièrement vulnérable à l’agitation civile, alimentée par un mélange de pauvreté, de chômage et de colère à l’égard de la corruption, constate Eric Kwame Tettey.
Le Nigeria, où le pétrole a été découvert en 1956, est un cas d’école sur la manière dont l’agitation civile peut paralyser l’industrie. La production a été lancée dans les deux ans qui suivirent, dans le district d’Oloibiri, dans le delta du Niger. Cette région s’enorgueillit d’être le premier puits de pétrole commercial du Nigeria et de fournir les principales exportations de pétrole brut du pays. Mais, depuis des années, on dénonce le manque d’avantages financiers découlant des richesses pétrolières. Le mécontentement a dégénéré en agitation permanente dans le delta du Niger, où le fleuve se divise en plus de 300 défluents qui se jettent dans le golfe de Guinée.
Pendant des années, des militants et des voleurs ordinaires ont siphonné le pétrole, dans les pipelines des compagnies pétrolières, pour leur propre usage. Parfois, ils installent des raffineries de fortune qui ressemblent à des distilleries d’alcool clandestines. Les jerrycans pleins d’essence et de pétrole brut entrent au Bénin et ailleurs par les petites routes. À l’autre extrémité de cette chaîne d’activités criminelles, des pétroliers transportant plusieurs tonnes métriques de pétrole brut disparaissent soudainement de leur poste d’amarrage. Ils sont retrouvés des jours plus tard, à des kilomètres de là, en pleine mer, vidés de leur cargaison par des transbordements d’un navire à l’autre.
Où est passé le pétrole ? Par qui a-t-il été volé ? Comment ont-ils été payés ? Appartiennent-ils à un réseau criminel plus vaste qui implique le trafic de drogue et d’autres formes de contrebande ? Dans l’affirmative, comment ? Ces questions ne font qu’émerger à la surface de la complexité à laquelle font face les pays du golfe de Guinée. Tel est le défi de la criminalité pétrolière.
LA MER ET LA TERRE SONT LIÉES
Alors que les responsables des armées ouest-africaines, de la sécurité et des sociétés pétrolières étaient réunis à la CAMSA, un thème commun est apparu, qui a été repris dans l’Exercice Obangame Express : la criminalité maritime commence sur terre.
Le vice-amiral à la retraite Dele Joseph Ezeoba, ancien chef de l’état-major de la Marine de Nigéria, a martelé cet axiome apparemment simple à la CAMSA, avec la ferveur d’un évangéliste. « Il n’y a pas de criminalité en mer qui ne trouve pas son origine sur terre, vrai ou faux ? Vrai ou faux ? », a-t-il répété à son public. « Alors nos bras morts et eaux intérieures, que nous considérons comme une réserve exclusive, en termes de droits à protéger, doivent être pris comme le point de départ de la lutte contre la criminalité maritime. Parce que quand ils ont terminé leurs activités illicites en mer, où retournent-ils ? À terre ».
La région du delta du Niger, au Nigeria, est sillonnée de pipelines. Les voleurs posent des valves sur les pipelines et siphonnent le pétrole ou le détournent pour le revendre ou le traiter dans des raffineries clandestines. Cette pratique est la cause de multiples fuites qui ont transformé le delta, jadis immaculé, en une zone de désastre environnemental. Alors, à un certain niveau, vous avez une situation cyclique dans laquelle une population mécontente s’en prend aux pipelines et provoque des fuites. Ceci endommage tout l’écosystème et représente la plus grande menace maritime unique du Nigeria, a expliqué Joseph Ezeoba à ADF. Le résultat empêche « les gens d’accéder à leurs premières sources de revenus, qui sont la pêche et l’agriculture de subsistance. »
Alors ils considèrent les pipelines comme leurs seuls moyens de subsistance. Ils détournent le pétrole et le cycle se répète et empire. L’inégalité économique et d’autres conditions sociales engendrent un climat de criminalité sur terre. L’occasion est ce qui attire les criminels vers la mer, a affirmé Joseph Ezeoba.
« Ils sont en pleine mer, largement incontrôlés en raison de la vaste étendue. Ils ont le champ libre pour perpétrer leurs crimes. Et quand ils ont fini de commettre leurs atrocités en mer, ils retournent à terre pour partager leur butin et dépenser ce qu’ils ont à terre. Il devient alors urgent pour nous de mettre en place une structure qui les empêchera de quitter la terre et de partir en mer. C’est là que les eaux intérieures ou les bras morts deviennent très très importants », a-t-il insisté.
Au Nigeria, par exemple, les officiers des douanes, de l’immigration et de la police maritime sont responsables des lacs et des fleuves. S’il y a un manque de capacité à ces niveaux-là, les forces navales, qui utilisent les voies d’eau pour atteindre la mer, peuvent avoir à intervenir.
« Il devient très urgent de créer une plateforme qui soit chargée de l’interface et évite le chevauchement des activités en matière de collecte de renseignements. C’est ce qui est crucial », a affirmé Joseph Ezeoba.
Il ne sera pas facile de s’attaquer à la relation entre la criminalité terrestre et maritime. Le problème peut avoir de multiples facettes avec un type distinct d’activité illégale liée à une autre.
Serge Rinkel, directeur des programmes à Borderpol, une organisation internationale de sécurité des frontières, à but non lucratif, a déclaré à la CAMSA qu’une grande partie des activités illicites dans le golfe de Guinée ont commencé par des vols de pétrole et se sont étendues grâce à la porosité des frontières et aux routes de contrebande qui existaient depuis longtemps. La criminalité organisée prend l’Afrique pour cible à cause de ses ressources naturelles, a expliqué Serge Rinkel et, souvent, un large éventail de délits sont liés : trafic de drogue, d’armes et traite d’êtres humains ; vols de pétrole et blanchiment d’argent. Lorsque les malfaiteurs volent quelque chose, comme du pétrole, cela veut dire qu’ils ont un marché pour le vendre ou l’échanger.
« Lorsqu’il y a une activité illicite, elle est, à chaque fois, liée à une autre », a affirmé Serge Rinkel.
LES MENACES RISQUENT DE S’ÉTENDRE
Ce que l’on considérait autrefois comme un problème typiquement nigérian attire maintenant l’attention d’un bout à l’autre du littoral ouest-africain. À mesure que de plus en plus de pays se lancent dans l’exploitation du pétrole et du gaz, ils vont attirer le type de criminels que l’on identifie si souvent avec le Nigeria, a affirmé Joana Ama Osei-Tutu, chercheuse au Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix.
Le Ghana est en train de développer son industrie pétrolière et la Côte d’Ivoire, le Liberia et le Sénégal, entre autres, ont lancé la prospection pétrolière, a poursuivi Joana Ama Osei-Tutu. Le Nigeria ayant renforcé la sécurité le long de son littoral, les pirates et les voleurs « doivent trouver un moyen de passer de la côte sécurisée à des zones non protégées. Le problème s’est alors déplacé petit à petit et cela a continué ».
Dans certains cas, a expliqué Joana Ama Osei-Tutu, les voleurs détournent des pétroliers au Nigeria et naviguent jusqu’à la Côte d’Ivoire pour siphonner le pétrole. Si les forces navales sécurisent ces zones « alors ils essayeront le Liberia, puis la Guinée et la Sierra Leone, pour voir où ils peuvent décharger leur cargaison sans problème. »
Selon Joana Ama Osei-Tutu, tout pays qui relâchera sa sécurité deviendra un refuge. Il importe donc que les pays prennent, dès maintenant, des mesures exhaustives. Ils ne seront peut-être pas en mesure de patrouiller dans leur zone économique exclusive 24 heures sur 24, mais ils doivent montrer qu’ils sont là et qu’ils ont les yeux fixés sur la mer.
ÉTABLIR UNE PRÉSENCE MARITIME
La conférence CAMSA et l’Exercice Obangame Express ont mis l’accent sur l’importance de surmonter l’incapacité à surveiller la mer et d’établir une présence maritime forte. Le commandant Eddy Omokhodion, de la Marine nigériane, dirige un centre d’opérations maritimes dans son pays, par lequel la marine peut suivre des navires en mer grâce au programme informatique Sea Vision. Lorsque deux navires se retrouvent l’un près de l’autre, cela mérite que l’on y regarde de plus près, parce que l’on pourrait être en présence d’un transbordement de pétrole d’un navire à l’autre.
Les autorités maritimes peuvent aussi suivre les itinéraires des navires. Eddy Omokhodion a expliqué qu’en général les navires se déplacent en ligne droite. « Quand on n’est pas ivre, on marche droit », a-t-il affirmé. Mais lorsqu’un navire marchand commence à zigzaguer en s’arrêtant plusieurs fois, cela mérite une enquête, car il pourrait avoir rendez-vous avec un navire complice.
Gérer les équipements et les moyens navals renforcera la lutte contre la criminalité pétrolière – et d’autres menaces maritimes – mais la capacité d’acquérir et de déployer de meilleurs moyens varie grandement dans la région du golfe de Guinée. Même certaines forces les mieux équipées, comme au Ghana, ne disposent pas de toutes les ressources qu’elles souhaiteraient avoir. En fin de compte, les participants ont convenu que l’observation de la mer et la coopération transfrontière seront essentielles au succès.
« Je n’ai pas suffisamment de moyens maintenant, mais je sais aussi que je n’ai pas besoin d’en avoir suffisamment pour être efficace », a déclaré le vice-amiral Geoffrey Biekro, chef de l’état-major de la Marine ghanéenne. « C’est pourquoi nous collaborons dans la sous-région. Oui, le Nigeria a quelques [patrouilleurs] ; le Bénin a aussi quelques bâtiments de guerre rapides. Nous sommes convaincus que nous sommes plus efficaces lorsque nous mettons ces ressources en commun ».
L’OPÉRATION PULO SHIELD SÉVIT CONTRE LA PIRATERIE PÉTROLIÈRE
Depuis la découverte de pétrole brut, en 1956, le Nigeria lutte contre de nombreux problèmes, notamment le vol et le vandalisme des infrastructures pétrolières. Depuis 2012, la force spéciale mixte de l’armée (JTF) a pris des mesures pour s’attaquer à ces problèmes.
À cette époque, le gouvernement a autorisé la JTF à poursuivre les pilleurs de pétrole dans les anses et les voies d’eau des neuf États du delta du Niger, selon le journal Vanguard. L’intervention a été baptisée Opération Pulo Shield, pulo signifiant pétrole en ijaw.
En juin 2014, un rapport de Reuters a révélé que le Nigeria perdait environ 35 millions de dollars par jour du fait des vols de pétrole — soit un quart des revenus du pays. Les estimations font état d’une perte journalière se situant entre 100.000 et 600.000 barils. Selon la Compagnie nationale pétrolière nigériane, la capacité de production journalière maximale de pétrole brut du Nigeria est de 2,5 millions de barils.
Le vice-amiral Usman Jibrin, chef de l’état-major de la Marine nigériane, a rapporté, en mars 2015 que ses forces avaient abordé 84 navires, arrêté 155 suspects de vol de pétrole et détruit 120 raffineries clandestines, 29 barges, 93 bateaux et plus de 1.200 pièces d’équipement et d’outils utilisés par les voleurs en 2014, selon le journal The Punch.
En 2013, la JTF a rapporté qu’elle avait tué 82 pirates et voleurs et 23 kidnappeurs et effectué 1.025 patrouilles anti-détournement ayant débouché sur la destruction de 1.951 raffineries clandestines et l’arrestation de 1.857 voleurs, selon Maritime Security Review. Les membres de la force JTF ont aussi détruit plus de 1.117 bateaux de Cotonou, 82 camions pétroliers, 81 barges et 1.873 réservoirs de surface.
En dépit de ses succès, la JTF a essuyé certaines critiques. En octobre 2013, un rapport de Stakeholder Democracy Network a indiqué que certains hauts responsables de la JTF étaient liés à « des propriétaires de points de captage, des syndicats de voleurs de pétrole et des chefs de camp », selon le journal nigérian Premium Times.
« Pendant le captage, la JTF veille à ce que les voies d’eau environnantes soient libres, de sorte que les pilleurs puissent installer les siphons en toute quiétude », explique le rapport, qui révèle aussi que des agents subalternes partagent les « taxes de transport » des bateaux de distribution.
« En termes de discipline, il n’existe aucune organisation qui n’ait pas sa brebis galeuse », a déclaré le général nigérian Johnson Ochoga à Premium Times, en janvier 2013. « Mais nous avons maintenu notre tolérance zéro face à la criminalité ».
« La JTF ne peut pas être complice des vols de pétrole. S’il n’y a pas de pétrole, nos salaires ne seront pas payés, alors nous le défendons avec notre vie », a déclaré à Premium Times le colonel Onyema Nwachukwu, porte-parole de la JTF. « Notre mandat nous tient à cœur, non seulement parce que c’est notre devoir, mais aussi parce que nous devons sauver notre pays de l’incompétence de certains de nos compatriotes qui sont déterminés à plonger notre pays dans un abîme d’instabilité économique. Lorsque les moyens de survie d’un pays sont menacés, c’est un problème de sécurité nationale ».