LE NIGERIA CHERCHE À JUGULER LE TRAFIC D’ARMES VERS BOKO HARAM
Dans une vidéo passablement floue tournée quelque part dans le nord-est du Nigeria, un homme portant un bonnet noir et lisant à partir d’une liasse de papiers se dresse à côté d’une cache d’armes.
« Nous montrons à présent au monde entier toutes les armes et les munitions dont nous nous sommes emparés dans les casernes de l’armée nigériane », a déclaré Abubakar Shekau, le leader de Boko Haram, s’exprimant d’abord en arabe, puis en haoussa. « Ce que nous détenons à présent dans notre armurerie, ajouté à ce que nous détenions auparavant, est suffisant pour mener une guerre victorieuse contre le Nigeria tout entier ».
Abubakar Shekau a poursuivi en proférant des menaces d’attaques telles que celle de janvier 2015 au cours de laquelle la ville de Baga a été détruite et qui a fait au moins 2.000 victimes. Il a indiqué que ce n’était « que la pointe de l’iceberg », d’après une traduction donnée par le quotidien nigérian Premium Times. Plus loin dans la vidéo, un autre individu vêtu d’un caftan faisait fièrement visiter l’arsenal de Boko Haram. D’un geste, il indiquait des piles de balles de guerre, de AK-47 entreposés comme du bois d’allumage, et des caisses de munitions et de grenades empilées à hauteur d’épaule.
« Comme vous pouvez le voir, nous avons des milliers de fusils AK-47. Nous en avons tellement que nous en acheminons encore dans notre camp ici », a expliqué le combattant non identifié, vantant la présence d’armes antiaériennes, d’engins lanceurs de grenades (RPG) et d’un char.
Parmi les nombreux problèmes auxquels sont confrontées les forces de sécurité nigérianes, il y a le sentiment d’être moins bien armées que les combattants de Boko Haram, qui disposent d’un matériel digne d’une armée professionnelle. En septembre 2014, par exemple, les soldats gouvernementaux ont été stupéfaits de voir que les insurgés utilisaient un char T-55 et un véhicule blindé de transport de troupes.
La question reste posée : comment les insurgés se procurent-ils cet armement et ce matériel perfectionnés ?
Le Dr Freedom Onuoha, conférencier à l’École de défense nationale du Nigeria et expert dans le domaine de Boko Haram, explique que le groupe a acquis des armes et du matériel militaire de trois manières : le trafic de part et d’autre des frontières internationales, le vol d’armes et de véhicules dans des installations de défense, ainsi que l’acquisition d’armes faisant l’objet d’un trafic illicite à l’intérieur du pays.
LE TRAFIC INTERNATIONAL
Les frontières du Nigeria traversent des territoires au relief divers et accidenté dans lesquels il est difficile de patrouiller. De plus de 4.000 kilomètres de long, elles traversent un désert au nord du pays, le repaire tristement célèbre de la forêt de Sambisa au nord-est, ainsi que les marécages et les îles du lac Tchad. La plus grande partie de la frontière orientale avec le Cameroun est montagneuse et inhospitalière. Les trafiquants tirent parti de cet environnement difficile.
Il existe plus de 1.500 voies d’entrée illégales dans le pays, contre environ 84 voies d’entrée officielles, selon le ministère de l’Intérieur nigérian. La plupart des observateurs estiment que le nombre réel des voies d’entrée illégales est beaucoup plus élevé.
Le Dr Onuoha, qui s’entretient régulièrement avec des membres du personnel des douanes et des unités militaires stationnés près des frontières, affirme que la mission de sécurisation des frontières leur paraît insurmontable.
« Les organismes de sécurité sont confrontés à la difficulté croissante de surveiller les flux d’armes », précise le Dr Onuoha à ADF. « Essentiellement, les frontières maritimes sont très poreuses, et les frontières terrestres le sont tout autant. Il faut ajouter que dans cet environnement, vous avez affaire à une corruption massive ainsi qu’à des taux de chômage et de pauvreté élevés. Une fois que quelqu’un a fait main basse sur ces armes, il peut aisément trouver à qui les vendre. »
Les trafiquants ont découvert des manières créatives d’introduire furtivement des armes le long de la frontière du nord-est. L’une des méthodes est d’attacher des sacs recouverts de paille sur des chameaux ou des animaux d’élevage introduits par des éleveurs nomades. Dans la région du lac Tchad, les trafiquants utilisent des pirogues de petits pêcheurs pour y cacher des armes. Pour les cargaisons plus importantes, les trafiquants ont parfois recours à des caches sur des camions transportant légitimement des marchandises sur de longues distances.
John Pokoo, expert en armes légères et de petit calibre (ALPC) et instructeur au Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix, au Ghana, explique que fréquemment, les camions de transporteurs routiers bien connus franchissent les postes frontaliers en ne faisant l’objet que d’une inspection minimale. « Si j’arrive avec ma réputation d’entreprise ayant pignon sur rue et que tout le monde me connaît, en règle générale, en Afrique, je ne ferai pas l’objet des mêmes fouilles qu’une personne ordinaire », indique-t-il à ADF. « Déjà, il y a des camions qui sont vidés de leur cargaison, et dans la plate-forme desquels des ouvriers découpent un orifice, dissimulent de l’argent ou des armes dans l’espace ainsi dégagé, et scellent le tout hermétiquement. Ensuite, ils recouvrent cet espace de marchandises normales. Aussi, à moins d’utiliser un scanner performant, un tel chargement est difficile à détecter. »
Le Dr Onuoha précise que des rapports isolés suggèrent que les tentatives des trafiquants d’introduire illicitement des armes par les postes de contrôle officiels se sont ralenties vers la fin 2014 et au début 2015. Ceci pourrait résulter de deux facteurs : d’une part, le flux des armes qui ont été pillées en Libye après la chute du dictateur Mouammar Kadhafi commence à se tarir. D’autre part, Boko Haram a réussi à prendre le contrôle de certaines étendues de territoire frontalier, supprimant de la sorte la nécessité de franchir les frontières aux postes de contrôle officiels.
« L’accaparement de territoire par Boko Haram et sa capacité à en conserver le contrôle permettent aux insurgés de mettre en place des itinéraires de trafic plus longs et plus durables, un facteur qui aggrave encore une situation déjà difficile à maîtriser pour le gouvernement », conclut le Dr Onuoha.
En février 2015, l’armée nigériane a libéré Baga avec l’assistance de forces régionales.
Une étroite coopération entre les systèmes policiers et judiciaires de tous les pays limitrophes sera un élément essentiel. Le Premium Times a rapporté qu’un accord portant sur l’échange de renseignements entre le Bénin, le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria s’avère déjà fructueux. En avril 2014, les forces camerounaises ont arrêté des trafiquants près de la frontière tchadienne. Ils ont été trouvés en possession de 288 fusils, 35 RPG et 35 engins explosifs improvisés. Les trafiquants détenaient également 50 passeports camerounais.
Boko Haram a toutefois démontré ses capacités à diversifier les voies d’accès par lesquelles le groupe se procure des armes et à en trouver d’autres en cas de repérage par les forces gouvernementales. Les armes finissant par aboutir au Nigeria proviennent de diverses origines, depuis les pays limitrophes tels que la Côte d’Ivoire et le Liberia jusqu’à la Turquie et les pays de l’Europe de l’Est, notamment la Bulgarie, le Kosovo et l’Ukraine. En 2011, les autorités ont découvert une cargaison d’armes et de munitions dans un port nigérian et ont arrêté un trafiquant d’armes iranien.
John Pokoo observe que les services de sécurité ne représentent qu’un aspect de l’action visant à porter un coup d’arrêt au trafic international. Pour réduire véritablement les flux d’armes à travers les frontières, le gouvernement central devra s’assurer de l’allégeance des populations vivant dans les communautés locales frontalières et gagner leur confiance. « L’État doit travailler avec les habitants de ces zones et observer ce qu’il s’y passe quotidiennement », précise-t-il. « Tout comportement excessivement autoritaire de l’armée ne facilite pas la coopération des communautés locales vivant le long des frontières. »
John Pokoo est particulièrement préoccupé par les liens de plus en plus étroits noués entre les extrémistes des communautés frontalières et d’autres groupes ethniques de l’Afrique du Nord. Cette sorte d’alliance pourrait permettre à Boko Haram d’avoir accès à des communautés locales s’étendant du sud du Nigeria en remontant jusqu’au Sahara et qui auraient une attitude bienveillante envers le groupe. L’International Crisis Group (ICG) a indiqué que Boko Haram avait développé des liens importants avec les groupes extrémistes Ansar al-Dine, al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Il a également établi des bases arrière d’entraînement au Niger.
« Les trois groupes islamistes ont renforcé Boko Haram. En particulier, l’AQMI a mis à la disposition du groupe ses ressources financières, ses arsenaux militaires et ses installations d’entraînement », a indiqué l’ICG dans un rapport paru en 2014.
En 2015, Boko Haram a fait allégeance à l’État islamique.
LES ARMES A L’INTERIEUR DU PAYS
L’Afrique de l’Ouest est devenue un point chaud pour les ALPC, dont environ 8 millions seraient en circulation dans la région, selon la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Du total de ces armes, 70 pour cent se trouvent au Nigeria.
Les méthodes utilisées pour dissimuler les armes transportées à l’intérieur du pays sont similaires à celles utilisées pour traverser les frontières internationales. Les trafiquants se livrant à la contrebande d’armes et liés à Boko Haram dissimulent les ALPC dans des sacs de grain et les enveloppent même dans des sacs en plastique empilés à l’intérieur de camions-citernes vides, précise le Dr Onuoha.
L’un des aspects uniques du trafic intérieur est l’utilisation de tunnels pour y transporter les armes en évitant leur détection. En juillet 2013, près de la ville de Maiduguri, au Nigeria, les autorités ont découvert un réseau de tunnels et de bunkers utilisés par les combattants de Boko Haram pour y transporter des armes entre les habitations en évitant leur détection. Certains des bunkers étaient assez grands pour y faire entrer 100 combattants.
La CEDEAO a lancé un programme comprenant l’impression de son logo, des numéros de série, des détails du fabricant ainsi que d’autres détails sur les armes dans les pays membres. Les armes officielles seront marquées avec des détails supplémentaires. Pour contrôler le trafic interne, le Nigeria a entrepris un plan d’action quadriennal supervisé par le Comité présidentiel sur les armes légères. Parmi ses tâches, il y aura l’identification des fabricants d’armes non enregistrés et l’institution d’un programme à l’échelle nationale pour le marquage et l’enregistrement des armes.
La plupart des observateurs conviennent toutefois que la prolifération des ALPC au Nigeria a peu de chances de diminuer tant que les populations n’ont pas le sentiment d’être davantage en sécurité. La régularité des conflits et la capacité insuffisante de la police et de l’armée à assurer la sécurité au nord du Nigeria font que les citoyens ont une nécessité impérative de conserver leurs armes.
« C’est un pays qui est sous tension depuis plus de 40 ans », observe John Pokoo.
« Comment pouvez-vous dire à des gens soumis à de telles conditions d’existence de remettre tout simplement leurs armes ? C’est quasiment impossible. »
DEPOTS D’ARMES
À environ 5 heures du matin, le 3 janvier 2015, les combattants de Boko Haram ont pris d’assaut la base militaire de Baga, quartier général de la Force opérationnelle multinationale créée pour restaurer la paix dans cette région en proie aux troubles. Les extrémistes y ont pénétré en moto et ont lancé des engins explosifs artisanaux. Bien que les soldats nigérians leur aient opposé une résistance pendant plusieurs heures, ils ont finalement été contraints de fuir.
La victoire pour Boko Haram lui a permis d’accéder à l’énorme cache d’armes montrée dans la vidéo dans laquelle apparaissait Abubakar Shekau. Le vol des armes prises dans les installations de l’armée et de la police est depuis la création du groupe un élément fondamental de la stratégie de Boko Haram pour se procurer de l’armement. Le groupe a également mené des raids stratégiques sur des emplacements dans lesquels il pouvait obtenir des composants pour les explosifs.
Le Dr Onuoha fait remarquer qu’une meilleure protection des installations militaires ne signifie pas nécessairement procurer davantage d’armes aux soldats. Au lieu de cela, il pense que l’appui aérien est indispensable pour repousser les assauts de Boko Haram et pour s’assurer que ses combattants ne sont pas en mesure de se regrouper et de poursuivre leurs attaques.
« À mon avis, le problème le plus important ayant permis à Boko Haram de s’emparer de tant de territoires ne réside pas dans l’insuffisance de la puissance de feu, mais plutôt dans l’incapacité, en termes de force d’intervention aérienne, de l’armée de l’air nigériane », fait valoir le Dr Onuoha. « Certains des aéronefs qui peuvent être utilisés pour la surveillance, mais avant tout pour le combat, ne font pas partie des matériels disponibles. L’armée de l’air a vraiment besoin de cette sorte de force d’intervention aérienne sous la forme d’hélicoptères d’attaque ou d’autres éléments pouvant être utilisés pour une réaction immédiate… lesquels pourraient réellement changer la donne. »
Il y a également la nécessité d’une meilleure sécurité dans les dépôts d’armement militaires et d’un meilleur enregistrement de l’armement militaire. La supervision et la formation des soldats affectés à la garde des dépôts sont essentielles. John Pokoo indique qu’au Ghana, grâce à un programme de formation des officiers à l’enregistrement et au marquage de leurs armes, on a réussi à diminuer le détournement des armes officielles. Dans certaines des informations les plus inquiétantes parvenant du Nigeria, il a été signalé que des soldats corrompus avaient, dans certains cas rares, intentionnellement laissé des dépôts d’armes déverrouillés, de telle sorte que les combattants de Boko Haram ont pu y mener des attaques-surprises.
« Nous savons que Boko Haram se procure certains de ses approvisionnements dans les armureries officielles », ajoute John Pokoo. « Les camionnettes, les véhicules blindés, les pièces d’artillerie lourde, ce genre de matériel. Certains proviennent des armureries officielles. Ils ont pu faire cela parce qu’ils ont réussi à infiltrer la hiérarchie de l’armée. »
MESURES VISANT À METTRE UN TERME AU TRAFIC D’ARMES
- REPRENDRE le territoire frontalier contrôlé par Boko Haram.
- FAIRE INTERVENIR un appui aérien pour frapper les camps de Boko Haram et la surveillance aérienne pour repérer les activités de trafic.
- FAIRE APPLIQUER une surveillance stricte des agents de contrôle frontalier pour empêcher la corruption ou la collusion.
- CONTROLER EN INTERNE les armes en circulation, au moyen de leur marquage et de leur enregistrement.
- INSTAURER la coopération au sein des patrouilles frontalières et l’échange de renseignements entre les pays concernés.
- FORMER les agents frontaliers pour chercher à identifier les méthodes communes de dissimulation.
- FAIRE EN SORTE QUE LES POUVOIRS PUBLICS nouent des contacts avec les communautés locales transfrontalières.