PERSONNEL D’ADF | PHOTOS PAR REUTERS
Les récentes confiscations de drogues illégales au Sahel indiquent que la région déchirée par les conflits devient une route très fréquentée du trafic de stupéfiants.
En 2022, les autorités ont saisi 1.466 kg de cocaïne au Burkina Faso, au Mali, au Niger et au Tchad, comparé à une moyenne de 13 kg entre 2013 et 2020, selon un rapport des Nations unies publié en avril 2024.
Le rapport déclare : « Bien que des estimations annuelles ne soient pas disponibles pour 2023, 2,3 tonnes de cocaïne ont déjà été saisies en Mauritanie en date de juin 2023. La position géographique de la région en fait une escale naturelle pour la quantité croissante de cocaïne produite en Amérique du Sud et destinée à l’Europe, où la hausse de la demande pour cette drogue est similaire. »
L’ONU note que le commerce des drogues fournit des ressources financières aux groupes armés du Sahel, où les bandes extrémistes se sont développées à mesure que les pays de la région étaient en proie aux coups d’état militaires.
Le rapport déclare : « Le trafic de stupéfiants est facilité par de nombreuses personnes, notamment les membres des élites politiques, les chefs des communautés et les chefs des groupes armés. » Il ajoute que ceci permet aux groupes armés de « continuer à participer aux conflits, notamment grâce à l’achat des armes », selon un reportage d’Al Jazeera.
La contrebande de drogue fait partie d’une vague de crimes organisés transnationaux (TOC) sur le continent. La liste croissante de ces crimes inclut les enlèvements contre rançon, les ventes d’armes illicites, le blanchiment d’argent, les flux financiers illégaux, la cybercriminalité, l’abattage illégal des arbres, la contrebande de l’or et la traite humaine. La contrebande de la faune sauvage menacée pour la passer en Chine et vers d’autres régions d’Asie est une entreprise majeure qui cible les animaux tels que les pangolins.
Au cours des dernières années, ces crimes se sont intensifiés dans toute l’Afrique, en provoquant des problèmes politiques, socio-économiques et technologiques. Parmi les facteurs aggravants, on compte la gouvernance faible et corrompue, la sécurité frontalière qui n’est pas appliquée, les pots-de-vin, le manque d’emploi, la pauvreté et la mise en application inadéquate des lois. Une technologie de plus en plus abordable a créé une autre voie pour commettre des crimes majeurs.
Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique déclare : « Les TOC se produisent grâce à des réseaux qui permettent aux syndicats du crime, aux acteurs locaux et à certains officiels corrompus d’exploiter les différences transfrontalières dans l’économie et la politique, alimenter les marchés illicites et s’adapter adroitement aux efforts des états africains pour les déceler et les punir. Les états africains sont limités dans leurs efforts anti-TOC par les principes de gouvernance tels que la souveraineté, l’état de droit et l’éthique professionnelle ; ils affrontent fréquemment le défi consistant à calibrer des actions stratégiques conjointes par les responsables de l’armée, de la police et des tribunaux, ainsi qu’à œuvrer avec les chefs locaux et les organismes supranationaux pour riposter efficacement. »
Dans toute l’Afrique, le crime organisé atteint le littoral. La chercheuse Carina Bruwer a déclaré en 2023 pour l’Institut d’études de sécurité (ISS) qu’un manque de responsabilisation de la part du gouvernement et de l’industrie a transformé les océans africains en « plus grande scène mondiale du crime transnational ».
Selon elle, « l’océan est au cœur du commerce illicite mondial. Les réseaux criminels pillent les ressources marines, écument les couloirs de navigation pour chercher des navires à détourner, et traversent les eaux des états côtiers et la haute mer pour transporter les produits vers des destinations distantes. »
Elle note que la situation de l’Afrique, entre la demande mondiale multiple et les marchés d’approvisionnement, en fait un site viable pour le crime organisé. « Les côtes Est et Ouest de l’Afrique sont des centres majeurs de transit des stupéfiants et des points sensibles mondiaux de piraterie. Le passage létal des migrants venus d’Afrique du Nord est omniprésent ; au Sud, les ressources marines telles que les ormeaux et les langoustes font face à un effondrement à cause de leur pêche illégale. »
En Afrique, les enlèvements contre rançon affectent les professionnels des affaires, les prêtres et ceux qui sont censés être riches. SBM Intelligence, société de consultation sur le risque socio-politique, signale qu’entre juillet 2022 et juin 2023 des ravisseurs ont enlevé 3.620 personnes dans 582 incidents au Nigeria. Les rançons payées s’élevaient à environ 5 milliards de nairas (près de 4 millions de dollars).
En 2023, Interpol et Afripol de l’Union africaine ont coordonné une opération dans 25 pays africains qui a permis aux enquêteurs d’arrêter 14 cybercriminels présumés et d’identifier 20.674 réseaux cyber suspects. Interpol déclare que les réseaux étaient liés à des pertes financières de plus de 40 millions de dollars.
Au Soudan, le groupe Wagner de mercenaires russes, rebaptisé l’Africa Corps, domine le marché de l’or non raffiné grâce au contrôle d’une raffinerie majeure non identifiée. Un rapport dans Atlas News estime qu’une quantité d’or de près de 2 milliards de dollars est passée en contrebande hors du pays chaque année. L’or finance la guerre de la Russie en Ukraine.
En avril 2023, les enquêteurs environnementaux ont découvert une entreprise illégale d’abattage de bois de rose à Damongo, capitale de la région ghanéenne des Savanes. Selon certaines estimations, plus de 6 millions d’arbres de bois de rose ont été abattus au Ghana depuis 2012, malgré les interdictions imposées depuis lors. Ce bois de grande valeur est utilisé pour fabriquer des meubles sur mesure pour le marché chinois.
Selon les estimations les plus conservatrices, CNN indique que 10.000 pangolins sont trafiqués illégalement chaque année en Afrique. Le groupe de défense Annamiticus dit que les chiffres réels sur deux ans se situent entre 117.000 et 234.000 pangolins car seulement un petit pourcentage du commerce réel est confisqué ou signalé dans les médias. Les pangolins sont surtout utilisés pour leurs écailles, ingrédient de la médecine chinoise traditionnelle, bien qu’elles n’aient aucune valeur médicale.
Les responsables nigérians ont signalé en 2023 que les pertes du pays dues au vol du pétrole et autres crimes liés au pétrole s’élevaient à 3 milliards de dollars entre 2017 et 2022. Le journal nigérian Punch signale que les responsables ont enregistré 7.143 cas de vandalisme d’oléoduc pendant cette même période, et une perte de 209 millions de barils de pétrole brut et autres produits.
Les forces américaines ont intercepté un boutre dans les eaux internationales entre l’Iran et le Yémen transportant plus de 2.000 fusils d’assaut AK-47 en janvier 2023. On signale que des milliers d’armes illicites pour le trafic entre l’Iran et le Yémen ont été transportées par voie maritime vers la Somalie pour être vendues aux groupes extrémistes violents, notamment les chebabs.
Dans un rapport de 2024 sur la traite humaine, Statista signale qu’en 2020 la majorité des victimes connues de la traite humaine en Afrique étaient des femmes et des jeunes filles. Ce groupe de recherche indique : « Les formes les plus courantes d’exploitation sont l’exploitation sexuelle et le travail forcé. En Afrique du Sud par exemple, 43 % des victimes sont sujettes au travail forcé alors que 48 % sont victimes de l’exploitation sexuelle. En outre, l’exploitation sexuelle est moins prédominante chez les victimes connues de la traite humaine en Afrique de l’Est (13 %) que chez les victimes du travail forcé (80 %).
DES LIENS AVEC LE TERRORISME
Certaines formes de crime transnational sont des entreprises strictement criminelles qui ne sont pas liées à l’idéologie, mais certains de ces crimes profitent aux groupes terroristes. L’ISS déclare dans une étude de 2023 : « La confluence entre le terrorisme et le crime organisé transnational remonte au début de l’histoire de chacun. Pour les terroristes, les gains financiers du crime organisé ne sont pas une fin en soi mais un moyen d’atteindre un but politique, religieux ou idéologique plus vaste. »
Ghada Fathi Waly du Bureau des Nations unies sur les drogues et le crime a déclaré devant le Conseil de sécurité de l’ONU en octobre 2022 que le terrorisme et le crime organisé étaient liés dans toute l’Afrique, en particulier au Sahel « qui est fortement affecté par les agissements des groupes terroristes actifs et meurtriers », selon un rapport de l’ONU. Elle a dit que des études conduites dans les zones frontalières du Cameroun, de la République démocratique du Congo et du Gabon, ainsi que dans celles de la République centrafricaine et du Tchad, se sont concentrées sur « le trafic illicite des minéraux comme source de financement des groupes terroristes ». Selon elle, l’extraction illégale de l’or et d’autres métaux précieux « alimente le marché légitime en fournissant d’énormes gains aux trafiquants ».
Bankole Adeoye de l’Union africaine a déclaré devant le Conseil de sécurité que les réseaux du crime organisé transnational étaient « cruciaux dans le trafic illicite des armes et des munitions qui soutient les opérations des terroristes et des groupes extrémistes violents, et qui soutient aussi les crimes liés aux ressources naturelles tels que l’exploitation minière illégale, en particulier celle de l’or, et le commerce illicite des trophées de faune sauvage tels que l’ivoire », selon un rapport de l’ONU.
Au cours des dernières années, trois pays voisins d’Afrique de l’Est ont été aux prises avec des types spécifiques de crime transnational : les ventes des armes légères et de petit calibre en Éthiopie, le trafic de drogue au Kenya et la contrebande en Somalie par les chebabs. Le Wilson Center, groupe de recherche sans but lucratif basé aux États-Unis, a conduit une étude en 2020 sur les problèmes affrontés par ces trois pays. Le centre a conclu que ces pays, comme d’autres sujets à des problèmes similaires, doivent reconnaître le crime organisé transnational comme un défi de gouvernance et de sécurité qui exige une solution stratégique.
L’étude a aussi fait des recommandations pour que les « parties prenantes clés », notamment les groupes non gouvernementaux, combattent mieux et empêchent les crimes transnationaux. Ces recommandations s’appliquent à tout pays affrontant le crime organisé transnational :
- Employer des stratégies anti-crime établies, notamment pour tracer, geler, saisir et confisquer les bénéfices des crimes. Développer des institutions d’état professionnelles, en particulier au sein de la police et de la sécurité nationale.
- Assurer la coopération transfrontalière et le partage de l’information, parce que le crime transnational ne connaît pas de frontière et de telles mesures sont nécessaires pour le combattre et l’empêcher.
- Encourager des partenariats et une collaboration entre le gouvernement, les médias, la société civile et le secteur privé : « Il est essentiel d’inciter les médias libres à mener des investigations dans ces réseaux criminels et les officiels corrompus qui les soutiennent. »
- Motiver les organismes de la société civile et les chefs des entreprises privées à prôner contre la corruption et les activités commerciales illicites. « Les partenariats entre les gouvernements et les journalistes, les responsables d’affaires et les activistes de la société civile peuvent apporter une contribution importante à l’éradication du fléau des TOC en Afrique de l’Est, qui sape les efforts de paix dans la région. »
L’INDICE DU CRIME 2023
L’indice du crime organisé – Afrique du programme ENACT suit les tendances du crime organisé trans-
national dans les régions d’Afrique, ainsi que les réponses des pays. ENACT est financé par l’Union européenne et mis en œuvre par l’ISS et l’Interpol. Les rapports sont conçus pour servir d’outil afin de définir les politiques et les priorités en réponse au crime organisé en Afrique.
Le rapport ENACT 2023 met l’accent sur le besoin pour les pays africains de développer une résilience afin de résister à de tels crimes et de s’en rétablir. Il classe les 54 pays du continent en fonction de leur niveau de criminalité sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le niveau de crime le plus élevé. Il classe aussi la résilience sur une échelle de 1 à 10, 10 étant le niveau le plus élevé de résistance et de rétablissement.
Le rapport de 2023 mentionne tout particulièrement le Kenya, qui doit affronter plusieurs types différents de crime transnational.
« Les scores du Kenya sont supérieurs à la moyenne pour tous les marchés criminels évalués : traite humaine (8,0 sur 10) ; passage de clandestins (7,5) ; extorsion et rackets de protection (7,0) ; trafic d’armes (7,5) ; commerce des produits de contrefaçon (7,0) ; trafic d’héroïne (7,5) ; trafic de cocaïne (6,0) ; trafic de cannabis (6,5) ; trafic des drogues synthétiques (5,5) ; crimes basés sur le cyber (8,0) ; crimes financiers (7,5) », selon le rapport. « Ces marchés illicites ont un effet négatif sur presque tous les secteurs de la société kényane. Non seulement ils sont hautement profitables, mais ils sont de plus en plus omniprésents. »
Selon la conclusion du rapport de 2023, les pays africains doivent en général étendre leurs efforts dans de nouvelles directions pour affronter le crime transnational.
« La plupart des réponses au crime organisé sur le continent ont tendance à se concentrer sur les cadres institutionnels tels que l’adoption des lois, la ratification des mécanismes internationaux et les campagnes contre le crime organisé dans le cadre de la rhétorique politique et des stratégies nationales. Une approche plus holistique est nécessaire, qui engloberait des mesures “plus douces” telles que la prévention, le soutien aux victimes et aux témoins, et les initiatives des acteurs non étatiques. »
« Les pays ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur la législation et la politique sans mise en œuvre. L’engagement avec une société civile robuste et active est aussi nécessaire pour renforcer la résilience [au] niveau communautaire. Bien que le défi de la criminalité soit en hausse, il peut être atténué par un effort délibéré qui englobe toutes les composantes de la résilience. Les pays du continent doivent diversifier, intensifier et renforcer leurs réponses collectives et leurs efforts pour bâtir des structures de résilience durables contre le crime organisé. »