« J’ai toujours cru dans l’éducation du soldat »
Une conversation avec le major-général Richard Addo Gyane, commandant du centre international de formation de maintien de la paix Kofi Annan
Pendant plus de trente ans de carrière militaire, le major-général Gyane a assumé des postes clés dans les Forces armées du Ghana : commandant de l’atelier de la base des officiers, Camp Burma ; commandant du quartier général de l’Armée de terre ; directeur de logistique de l’Armée de terre ; directeur par intérim de l’administration de l’Armée de terre ; directeur général des plans, de la recherche et du développement au grand quartier général. Il a participé aux missions de maintien de la paix des Nations unies au Liban, en République démocratique du Congo et au Sahara occidental. Il a participé aux missions des Nations unies et de la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en Sierra Leone. En 2022, il a été nommé commandant du centre international de formation de maintien de la paix Kofi Annan (KAIPTC). Il a parlé à ADF par vidéo-conférence depuis son bureau à Accra. Cette interview a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.
ADF : Vous avez plusieurs diplômes et certificats dans des domaines allant du génie mécanique aux affaires internationales et à l’administration et la gestion d’entreprise. Pourquoi avez-vous décidé de poursuivre votre éducation pendant votre carrière militaire ?
Général Gyane : Le savoir est devenu tout à fait crucial dans le monde où nous vivons. Bien que les forces armées vous forment et vous donnent les connaissances et les outils nécessaires pour accomplir les tâches militaires, ce qu’elles font très bien, j’ai aussi pensé à la nécessité d’ajouter à cela. En étant plus éduqué avec des connaissances plus diversifiées, vous êtes une meilleure personne, vous êtes capable d’apprécier les gens, les autres cultures, et cela vous aide en tant que leader. Et de façon plus importante, cela aide votre esprit critique. Tout cela vous permet d’être une personne possédant de multiples talents, une capacité multitâche. Et tout entre en jeu au niveau de la gestion de haut rang.
Par exemple, je provenais d’un environnement purement militaire lorsque j’ai accédé au KAIPTC, dont l’environnement est quasi-militaire et inclut l’Institut des femmes, de la paix et de la sécurité ; nous avons un service de formation qui offre environ 35 cours par an et nous avons un service académique et de recherche. En provenant d’un milieu purement militaire, comment gérer le travail académique ou les professeurs ? Le fait qu’ils ont l’impression que vous avez aussi des connaissances veut dire que vous vous intégrez dans ce milieu.
ADF : De nombreux pays investissent dans l’éducation militaire professionnelle (EMP) afin de professionnaliser leurs forces armées. Le Ghana par exemple a récemment annoncé qu’il allait créer une université de la défense nationale. Selon vous, quelle est la valeur d’un investissement dans l’EMP pour le bénéfice des forces armées d’un pays ?
Général Gyane : J’ai toujours cru dans l’éducation du soldat. Bien qu’il soit censé obéir aux ordres, il devient un meilleur soldat s’il apprécie qu’il œuvre dans un environnement sécuritaire au sens large, et que la défense est seulement une partie de ce dernier. Il peut aussi apprécier avant toute chose pourquoi nous avons la sécurité : c’est pour le développement de notre peuple. Une fois que le soldat comprend cela, il n’abusera pas et n’exploitera pas la population civile, comme cela s’est produit dans tant de pays. L’éducation est cruciale.
ADF : Au cours de votre service, vous avez participé à des opérations de maintien de la paix au Liban, en République démocratique du Congo (RDC) et en Sierra Leone. Quelles sont les leçons que vous avez apprises dans ces missions sur la façon d’être un gardien de la paix efficace ?
Général Gyane : Alors que je participai à ces missions, j’ai constaté un triste environnement de destruction et de pauvreté, de découragement et de désillusion. Vous voyez les regrets dans le visage des gens. J’ai appris qu’il existait une ligne très mince entre la paix et la guerre. Nous ne devrions jamais entrer dans le domaine du conflit parce que cela fait reculer tout le monde. Cela fait reculer le développement, les gens perdent confiance en eux-mêmes en tant qu’êtres humains et la reprise nécessite une période très longue. J’ai appris que la démocratie, en particulier dans notre région du monde, n’a pas été très efficiente ou efficace. Nous avons un problème de mauvaise gouvernance. Il y a des abus de pouvoir, il y a la corruption, il y a le tribalisme, le népotisme et l’idée que le vainqueur rafle tout. Cela engendre la haine. Cela divise un pays. Mais les coups d’État sont-ils une réponse ? Non. J’ai aussi appris que la démocratie est la meilleure option et que nous n’avons pas d’alternative. Mais nous devons la faire réussir en encourageant les gens à ne pas prendre les armes et renverser les gouvernements.
ADF : Aujourd’hui, les missions de maintien de la paix font face à des menaces croissantes de la part des groupes extrémistes, ainsi qu’à une hostilité de la part des populations civiles dans les pays hôtes. Les missions de l’ONU au Mali et en RDC ont été forcées d’annoncer des dates de fin de mission parmi les manifestations et l’hostilité des gouvernements. Que doit-on faire pour réformer les missions afin qu’elles soient préparées à satisfaire aux demandes des populations locales et à affronter les menaces complexes du 21ème siècle ?
Général Gyane : En 2017, le lieutenant-général Carlos Alberto dos Santos Cruz [officier brésilien qui avait été commandant de la force dans deux mission onusiennes] a publié un rapport qui a lancé beaucoup de conversations sur la viabilité des mandats ainsi que l’évolution de l’instrument de maintien de la paix proprement dit. Il existe de nombreux défis, notamment l’incapacité des troupes étrangères à agir avec décision pour protéger la population lorsqu’elles sont attaquées. Les opérations de paix font aussi face à une crise politique et financière. Pour affronter cela, le général a recommandé que les acteurs de la paix changent leur état d’esprit. Les missions doivent avoir les aptitudes et les capacités requises : des ressources. Il a aussi recommandé d’adapter la puissance de la force des missions pour qu’elles aient un impact positif sur la communauté. Il a déclaré que nous devrions nous tenir responsables nous-mêmes pour empêcher les décès. Parfois, le mandat ne précise pas clairement s’il s’agit d’une mission de maintien de la paix ou une mission de mise en application de la paix. Lorsque quelqu’un est attaqué, il s’adresse au contingent et les gardiens de la paix disent : « Nous ne sommes pas ici pour mettre en application la paix ». Et les gens posent des questions, par exemple : « Pourquoi êtes-vous ici ? »
ADF : Que peut-on faire pour changer cela ?
Général Gyane : Vous devez concevoir la mission correctement. Pensez aux contingents que vous réunirez. Quel est leur engagement envers le peuple dans cet environnement ? Je suis certain que s’il y a un problème au Togo et vous y envoyez des troupes ghanéennes, elles voudraient se battre parce que tout ce qui se passe au Togo a un direct impact sur elles. Si vous avez un Asiatique dans les combats, cela est plus difficile : peut-être ne le fera-t-il pas. La conception doit donc être correcte. Vous devriez avoir des contingents qui sont vraiment engagés dans cette mission. Bien sûr, vous nécessitez la logistique appropriée pour les soutenir. Les gardiens de la paix eux-mêmes devraient être tout à fait transparents. Ils ne devraient pas prendre parti, et leur style de vie ne devrait pas être trop différent de celui de la population locale. Cela engendre le ressentiment. Vous devez mettre l’accent sur la coopération civilo-militaire (CIMIC) pour que la population locale puisse sentir qu’elle bénéficie de l’existence de la mission. Par exemple, dans le Sud du Liban, les gens sont principalement des bergers, aussi le contingent ghanéen de la mission onusienne a envoyé un certain nombre d’officiers vétérinaires pour qu’ils se rendent dans les maisons et prennent soin des animaux. Nous avons envoyé des femmes officiers pour leur enseigner et leur fournir des aptitudes. C’est ce qui est requis. La population sent qu’elle bénéficie de votre présence.
ADF : Que peut faire le KAIPTC pour mieux préparer les gardiens de la paix à relever ces défis ?
Général Gyane : Le KAIPTC a été créé pour soutenir l’architecture de paix et de sécurité de la CEDEAO, l’Union africaine et l’ONU. Nous concevons nos cours, notre développement des capacités et nos dialogues en fonction des idées de ces organisations. Lorsque des thèmes comme les missions conduites par les Africains sont abordés, ou [des débats sur] la mise en application de la paix plutôt que le maintien de la paix, nous nous adaptons pour nous intégrer dans cet espace. Nous étudions comment les éléments tels que le terrorisme, la cybercriminalité, le changement climatique, la migration et d’autres tendances émergentes affectent le maintien de la paix et nous nous positionnons et nous ajustons à mesure que ces facteurs évoluent. Nous aidons aussi les gardiens de la paix à prendre des décisions en temps réel et nous souhaitons bâtir une plateforme sur laquelle nous pourrons partager les connaissances provenant de nos recherches avec les établissements de maintien de la paix à l’avenir. Nous voulons approfondir la collaboration entre les organisations non gouvernementales et les législateurs. Tout ce que nous faisons sera guidé par les politiques de la CEDEAO, l’UA et l’ONU.
ADF : L’UA a assumé un rôle directeur pour intervenir dans un grand nombre de conflits sur le continent. Aujourd’hui, l’UA supervise 10 opérations de paix avec plus de 70.000 femmes et hommes dans 17 pays. Pensez-vous que les opérations dirigées par les Africains aient une unique capacité pour affronter certaines menaces sécuritaires ? Si oui, pourquoi ?
Général Gyane : Auparavant, nous pratiquions surtout le maintien de la paix. Par exemple, au Sahara occidental vous aviez un « mur des Sables », avec les Sahraouis d’un côté et les Marocains de l’autre. On a donc déployé des soldats pour s’assurer que personne ne le franchisse. Aujourd’hui, le maintien de la paix est devenu complexe avec le terrorisme et les autres menaces. Par conséquent, nous passons du maintien de la paix à l’application de la paix. En ce qui concerne l’application de la paix, comme je l’ai dit, la motivation des pays contributeurs de soldats est cruciale. Si quelque chose se produit au Nigeria, j’irai volontiers là-bas pour me battre parce que je sais que le Ghana pourrait être affecté facilement. Il y a quelque chose pour moi qui vaut la peine de lutter. Lorsque vous amenez un gardien de la paix d’Europe ou d’Asie, quel est son engagement ? Lorsque le génocide s’est déclenché au Rwanda et il est devenu difficile de rester dans cet environnement, presque tous les pays sont partis. Le seul pays qui soit resté est le Ghana, parce que nous avons compris que nous devions protéger les Rwandais. Même dans la mission ECOMOG (Brigade de surveillance de la CEDEAO), les pays de la sous-région ont lutté. Selon une perspective historique, nous constatons ce que peuvent faire les missions dirigées par les Africains. Nous savons que les Africains peuvent accomplir la tâche lorsqu’ils ont la formation et les ressources nécessaires. Mais c’est avec l’équipement et les ressources que je pense que la communauté internationale devrait venir nous soutenir. Je n’exigerai pas que la totalité de la mission soit africaine. Elle devrait être dirigée par les Africains mais la logistique, les finances, les systèmes juridiques et tout le reste devraient toujours être gérés par la communauté internationale. Lorsque vous faites cela, vous pouvez alors soutenir les intérêts de la communauté internationale dans les missions.
ADF : Au cours des deux dernières années, un nombre troublant de coups d’État militaires ont été enregistrés en Afrique de l’Ouest. Comment expliquez-vous cette tendance et que faut-il faire pour l’inverser ?
Général Gyane : J’ai toujours dit que les choses les plus importantes sont le leadership et la gouvernance. Au Ghana depuis 1992 [lorsque le pays a fait sa transition vers un régime civil], nous avons eu de très bons résultats avec l’économie, le développement humain, l’éducation, y compris l’enseignement secondaire gratuit. Aujourd’hui, si vous allez dans nos universités, 51 % des étudiants sont des femmes. La Juge en chef de la Cour suprême est une femme ; il en est de même pour le chef de la commission électorale. Ceci démontre le développement de la nation. Lorsque le système de gouvernance est robuste, la nation fonctionne plutôt bien. Mais si le système de gouvernance est faible, lorsque des élections se produisent, le parti sortant veut se maintenir au pouvoir. Et lorsque les choses ne fonctionnent pas bien, ils gèrent mal la diversité. Au lieu de détenir un atout fort dans la diversité, celle-ci devient une carte très faible et fragilise beaucoup nos pays. Je pense que nous avons eu beaucoup de coups d’État parce que nos systèmes de gouvernance ont été affaiblis. Le leadership est arrogant dans l’ensemble du continent. Et nos institutions, en particulier nos organismes régionaux, sont plus aptes à la résolution des conflits qu’à la prévention des conflits.
ADF : Les pays d’Afrique de l’ouest, y compris le Ghana, font face à des menaces croissantes de la part des groupes extrémistes basés au Sahel. Ces groupes ont exprimé leur intention de se propager vers la côte et de recruter dans les pays tels que le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Togo. Tous ces pays consacrent des ressources pour protéger leurs frontières du Nord. Que peuvent faire les pays d’Afrique de l’Ouest pour œuvrer ensemble afin d’enrayer la propagation de l’extrémisme ?
Général Gyane : Si vous considérez nos frontières, elles sont très poreuses. Si vous allez dans la région Nord du Ghana, vous ne savez pas où se termine le Burkina Faso et où commence le Ghana. Les gens bâtissent des maisons sur la frontière. Ils se lèvent le matin et font leur toilette dans un pays, puis ils franchissent la frontière pour aller faire des affaires dans un autre pays. Il est donc très important de travailler ensemble. L’Initiative d’Accra est une bonne chose, mais ce sont les ressources dont on a besoin. Si vous observez les zones près de nos frontières du Nord, elles sont aussi les zones les plus pauvres du pays. Nous avons là-bas une explosion démographique de jeunes ; les jeunes ne travaillent pas et ils deviennent vulnérables face à la radicalisation. Bien que le Ghana et ces autres pays aient commencé à déployer des soldats, des unités opérationnelles avancées sur les frontières, ce qui est aussi crucial, c’est la CIMIC et sa composante non cinétique. Le travail non cinétique consiste à s’assurer que la population ait de quoi manger, qu’elle ait des trous d’eau ; vous les aider avec leurs cultures et leurs routes et vous leur donnez l’alimentation électrique. Ceci les rendra moins vulnérables à la radicalisation. C’est l’initiative correcte. La CEDEAO et l’UA devraient soutenir le Ghana et les pays côtiers pour qu’ils se protègent eux-mêmes et empêchent ce mouvement djihadiste.
Cela est faisable. Il y a six ou sept ans, le golfe de Guinée était l’une des mers les plus dangereuses du globe. Depuis que nous avons commencé à œuvrer ensemble en employant le Protocole de Yaoundé, la sécurité maritime s’est considérablement améliorée. Nous travaillons ensemble pour protéger les ressources naturelles, en partageant les renseignements, en conduisant des opérations conjointes ; avec l’aide de Dieu, je crois que nous pourrons réussir.
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