AFIN D’INTERVENIR DANS LES CRISES ET DE SOUTENIR LEURS MISSIONS, LES MILITAIRES AFRICAINS DOIVENT FAIRE UNE PRIORITÉ DE LA LOGISTIQUE
COL. UDUAK UDOAKA ARMÉE DE L’AIR DES ÉTATS-UNIS
L’un des faits marquants de la période après la guerre froide est la participation active des états africains dans les opérations de maintien de la paix. Des 105.078 personnes déployées pour soutenir neuf missions de maintien de la paix des Nations unies en Afrique, plus de la moitié sont des militaires africains. Sur les 38 nations africaines participantes, l’Éthiopie, le Nigeria, et l’Afrique du Sud ont les contingents les plus importants. Même les états autrefois détruits par la guerre, comme la Sierra Leone, déploient à présent des forces de maintien de la paix.
Malgré leurs contributions aux troupes des opérations menées par l’ONU et l’Afrique, la plupart des pays africains restent très largement dépendants de partenaires externes pour la mobilisation et la logistique. Les demandes bilatérales de soutien font partie du cycle annuel de planification et de programmation et également des promesses de contribution de chaque pays à la mission. Ces demandes concernent les transports aériens des troupes et des véhicules, les travaux de génie et les capacités médicales. Cette dépendance chronique perdure malgré plus de deux décennies d’assistance externe fournie par les partenaires internationaux. Et cette situation continue malgré les nombreuses indications selon lesquelles les leaders africains manifestent une réelle volonté de développer leurs capacités logistiques.
Certains facteurs ont empêché le développement de capacités logistiques sur le continent. L’un d’eux est la volonté politique. Depuis trop longtemps, les gouvernements n’ont pas fait une priorité de l’investissement en logistique militaire. C’est d’une part dû à la difficulté de créer un récit clair et convainquant afin de justifier les dépenses d’argent pour soutenir et maximiser l’utilisation des équipements existants. Il est plus facile de persuader les politiciens de dépenser de l’argent sur de nouveaux équipements. Un autre facteur est la corruption et le manque de professionnalisme militaire. Dans des cultures où le favoritisme et le népotisme sont largement acceptés, on retrouve communément des contrats à source unique accordés par le biais de connaissances personnelles. Cela conduit à des coûts excessifs pour un résultat souvent insatisfaisant. La corruption affecte la fourniture d’équipements et d’armes et la rémunération des unités de front. Elle draine les fonds destinés aux améliorations logistiques et réduit l’intérêt des bailleurs de fonds et des contribuables à financer les efforts militaires.
Un autre facteur limitatif important est le manque d’une infrastructure fiable dans une grande partie de l’Afrique. Les routes, les chemins de fer, les aéroports, les ports maritimes, les télécommunications, la fourniture d’électricité, d’eau, d’assainissement sont tous insuffisants. Le transport routier constitue le moyen préféré de distribution intracontinentale en Afrique : il représente environ 90 % des transports entre zones urbaines. Malheureusement, les conditions physiques des routes et les retards aux contrôles des frontières empêchent un soutien logistique rapide aux entités privées et publiques et aux forces de sécurité. Lorsque le soutien logistique demandé par les forces militaires dépend d’un soutien peu fiable sur le terrain, le matériel requis par les commandants des forces est mis en péril, tout comme le succès de la mission.
Afin de relever ces défis, parmi d’autres, j’ai formulé des recommandations qui peuvent être mises en place au court, au moyen et au long terme par les militaires africains.
Mettre la priorité sur le professionnalisme : Afin de soutenir les capacités logistiques et d’améliorer les aptitudes, les militaires doivent s’assurer d’avoir mis en place un cadre qui permet de recruter des logisticiens et de fournir régulièrement des opportunités pour parfaire les métiers de la logistique par l’éducation, la formation et les exercices. Les logisticiens doivent aussi être rémunérés pour leur formation et leur dur labeur. Quelle que soit la capacité déployée, le défi de la logistique en Afrique ne pourra être relevé que si les salaires des militaires sont payés régulièrement. Une qualification en logistique est remarquable mais un soldat formé qui n’est pas payé exprimera son vote en partant. Bien des militaires sont en difficulté de ce point de vue. Un mécanicien automobile qui n’est pas payé dans l’armée ne va pas mourir de faim s’il existe une demande de mécaniciens dans le secteur commercial.
Les militaires africains doivent aussi s’assurer que les logisticiens ont accès aux opportunités de développement professionnel afin de pouvoir obtenir des avancements vers les grades supérieurs. Cela implique qu’il faut ajuster le système de valeurs afin de définir le succès au-delà des fonctions d’infanterie ou d’artillerie. Les États-Unis, par exemple, possèdent des commandements quatre étoiles consacrés aux activités de logistique et de soutien. Cela montre l’importance de la logistique et offre aussi aux officiers une voie de développement et d’avancement professionnel. En ce qui concerne la formation offerte par les partenaires internationaux, beaucoup d’états africains n’ont pas les capacités institutionnelles nécessaires pour compléter et soutenir la formation une fois qu’elle a été dispensée. Il en résulte une érosion des connaissances acquises et une stagnation des capacités. Les états africains comme l’Égypte, le Ghana, le Kenya, le Nigeria et l’Afrique du Sud reconnaissent l’importance de retenir les talents et ont établi des centres permettant d’institutionnaliser les capacités de formation. Toutefois, la vaste majorité des pays ne le fait pas, ce qui contribue au manque de capacités logistiques au niveau local.
Partager les ressources en transport aérien : En 2014, lorsque les chefs de la logistique des forces armées d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord se sont réunis dans le cadre du Sommet des forces terrestres africaines, les participants ont reconnu le besoin de créer des accords collectifs afin de coordonner et de partager les ressources de transport aérien. Ce type d’arrangement a bien fonctionné dans d’autres contextes, par exemple le Centre de service régional d’Entebbe, en Ouganda, et le Centre européen de coordination des mouvements aux Pays Bas. Les capacités de partage permettent aux pays participants de disposer d’options de transport fiables (air, terre, mer) et d’optimiser les coûts tout en répondant aux besoins routiniers, opérationnels et d’exercices du commandement pour l’acheminement de troupes et d’équipements vers les zones d’opération.
L’Union africaine comprend bien la valeur de cette coordination et travaille actuellement sur un CMCC (Continental Movement Coordination Center, Centre de coordination continentale des mouvements) dans le cadre d’un projet plus large, la Force africaine en attente. Le CMCC permettrait au siège stratégique de l’UA de projeter ses forces de façon coordonnée tout en optimisant les structures de transport aérien continentales disponibles, tant militaires que commerciales. Le Service d’action externe de l’UE apporte déjà son soutien financier et en formation au CMCC. Certains se sont montrés sceptiques concernant la volonté des états africains de partager les ressources en transport aérien. Pourtant, un exercice comme celui d’Amani Africa II qui a eu lieu en novembre 2015 et pour lequel les armées de l’air d’Algérie et d’Angola ont envoyé des troupes en Afrique du Sud démontrent que la volonté politique existe bien.
Organiser des exercices logistiques multilatéraux : Les exercices et les programmes de formation constituent d’excellents moyens pour maintenir l’état de préparation et l’efficacité opérationnelle au niveau des unités. Au sein d’un service des forces armées, ils assurent au commandement supérieur que les unités sont en mesure d’assumer leurs capacités opérationnelles comme prévu et permettent d’identifier les lacunes et les manquements de façon à y remédier avant le déploiement. Les composantes de service de l’état-major unifié des États-Unis pour l’Afrique mènent nombre d’exercices avec des partenaires militaires pour « encourager le développement des capacités sécuritaires de notre partenaire et l’adhésion à une éthique professionnelle parmi les militaires africains ». Ces exercices revêtent diverses formes, orientations et fonctions, mais les militaires africains n’ont toujours pas mis en place un exercice axé sur la logistique. Un exercice logistique multinational dans un contexte africain serait particulièrement utile car il encouragerait la mise en place de normes et de tactiques interopérables, de techniques et de procédures entre nations participantes. Cela permettrait aussi de développer les qualités critiques en logistique aux niveaux tactiques et opérationnels, de rassembler les dirigeants afin d’évaluer les résultats et les leçons apprises et de développer des stratégies communes pour faire face aux enjeux communs. L’interopérabilité reste un défi. Le seul nombre de partenaires qui contribuent à développer la capacité logistique militaire à travers l’Afrique a fait que les pièces et équipements contribués sont très variables, et les approches enseignées le sont également. Un exercice logistique permettrait de répondre à la demande des leaders Africains pour l’établissement d’une norme de formation logistique de partenaires multiples. C’est sur ce point que les capacités et les aptitudes des militaires africains peuvent être améliorées.
Pré-positionnement des stocks pour un soutien logistique à flux tendus : La feuille de route de la Force africaine en attente (FAA) recommande la constitution de dépôts pour « faciliter le stockage du matériel, des équipements et des réserves pour les utilisateurs finaux afin d’en assurer la disponibilité sur demande sans avoir de contraintes liées aux délais d’approvisionnement ». La posture de déploiement rapide de la FAA, une force en mesure d’être déployée dans un délai de 14 jours n’importe où sur le continent en cas de crise, rend la logistique « à flux tendus » impérative. Le concept des dépôts marque un facteur de développement essentiel pour assurer la préparation de la force, car il permettrait de constituer une réserve en équipements et fournitures pour les capacités opérationnelles initiales en cas de déploiement des forces. D’autre part, la base logistique continentale (CLB) à Douala, au Cameroun, aurait les arrangements contractuels préétablis nécessaires pour permettre aux planificateurs de la force d’exploiter une filière d’approvisionnement. Le réapprovisionnement suite au déploiement de la force, une fois les premières exigences d’autonomie satisfaites, pourrait se faire par le biais des mêmes arrangements contractuels.
Les sceptiques de la CLB argumentent qu’il s’agit d’une perte d’argent. Cependant le concept, révisé au niveau des efficiences et avec un peu d’aide interne du gouvernement du Cameroun et de l’UA, pourrait devenir un centre d’excellence de la logistique, avec le maintien d’effectifs et d’équipements nécessaires pour soutenir les commandements. Il présente aussi le potentiel d’évoluer vers une institution logistique sur laquelle peuvent s’appuyer les nations africaines souhaitant développer leur propre concept de soutien.
Mesurer l’état de préparation des missions et récompenser les résultats : Les militaires africains qui ne s’engagent pas dans des opérations de paix doivent constamment se préparer aux missions qui leur sont confiées. Cela comprend le maintien des équipements à un niveau de préparation estimé suffisant par les militaires pour atteindre les objectifs établis. Un exemple de cela serait la norme UA pour une capacité de déploiement en 14 jours n’importe où sur le continent. Étant donné que les pays qui contribuent des troupes sont soutenus par les États-Unis, l’UA, l’ONU et d’autres partenaires étrangers, cette norme pourrait être utilisée afin de motiver les partenaires militaires à atteindre ce niveau de capacité logistique. Spécifiquement, si le partenaire atteint et maintient cet objectif, il reçoit une assistance supplémentaire afin de renforcer ses capacités vers un échelon supérieur du commandement. Par exemple, si une compagnie logistique de l’armée démontre qu’elle est capable de se déployer rapidement en 14 jours, elle pourrait bénéficier de plus d’investissements en capacité pour une force équivalente à une brigade. En outre, d’autres métriques pourraient être développées conjointement avec pour objectif d’atteindre et de maintenir un niveau préétabli de préparation pour obtenir ensuite un appui en équipement et en formation. Ce type de rapport devrait être exigé des pays qui se sont déjà engagés à contribuer des forces à la brigade régionale en attente.
Le moment est venu : Les idées présentées ici ne sont pas nouvelles. Cela fait bien des années que les leaders civils et militaires, les chercheurs et les fonctionnaires de l’UA ont tous appelé à la mise en place d’approches similaires afin d’améliorer la rapidité de réponse en cas de crise. Cependant, plus récemment un nouvel élan se fait sentir et donne lieu à des opportunités prometteuses. La mise en place par l’Union africaine de la capacité africaine de réponse immédiate aux crises ainsi que la coopération régulière croissante entre pays africains pour faire face aux défis sécuritaires sont des signes positifs. Le moment est finalement propice à l’accueil de ces recommandations qui méritent une attention et une étude renouvelées de la part de décideurs politiques qui les ont peut-être considérées par le passé comme irréalisables, trop coûteuses ou irréalistes. Même si ces recommandations peuvent générer une dynamique supplémentaire et permettre de faire des avancées dans le court terme, une véritable amélioration des capacités logistiques africaines ne sera possible qu’après des réformes en profondeur, qui doivent être menées et soutenues par les Africains eux-mêmes.
Au sujet de l’auteur : Le Col. Uduak Udoaka de l’Armée de l’air des États-Unis est un officier supérieur de la logistique qui a occupé plusieurs rôles de logistique au niveau du Wing, du Numbered Air Force, du commandement majeur, du QG de l’Armée de l’air et du commandement des combattants géographiques. Il a aussi été chargé de planifier les contingences lors de l’opération Iraqi Freedom. Au cours de sa carrière, il a assuré des missions de recherche et développement, de logistique des achats, de groupe d’action d’un commandant quatre étoiles, de déploiement en appui à l’opération Enduring Freedom, des opérations de maintien de la paix en Afrique occidentale, et des activités de coopération pour la sécurité politique et militaire. Cet article a été tiré d’une étude qu’il a rédigée en tant que chercheur principal de l’Armée de l’air auprès du George C. Marshal European Center for Security Studies, à Garmisch-Partenkirchen, en Allemagne.
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